AccueilExpressions par MontaigneL'Europe est-elle une force géopolitique ? Le test Israël-HamasL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.18/10/2023L'Europe est-elle une force géopolitique ? Le test Israël-Hamas Moyen-Orient et Afrique EuropeImprimerPARTAGERAuteur François Godement Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis Les récentes dissensions au sein des institutions européennes et de leurs représentants au sujet de la crise provoquée par le Hamas et ses suites, à commencer par les polémiques qui ont suivi la visite d'Ursula von der Leyen à Tel-Aviv le 13 octobre, nuisent à la crédibilité de l'UE et de ses États membres. En revenant sur les épisodes de cette communication heurtée, François Godement analyse, plus profondément, les lacunes d'une Union européenne qui rate l'occasion de se tailler une étoffe géopolitique à sa mesure, et sur les conséquences qui en découlent. Pendant une semaine, la confusion et les dissensions internes à l'Union européenne – et, pire, entre les représentants de ses institutions, y compris les États membres – montrent le chemin qui reste encore à parcourir pour assurer l'existence d'une Europe géopolitique. Et ceci qu'il s'agisse de la "Commission géopolitique" qu’a annoncée Ursula von der Leyen au début de son mandat, de la reconnaissance de l'Union européenne comme une "force géopolitique" que le Haut Représentant Josep Borrell est venue demander à Pékin, ou même de "l'autonomie stratégique" prônée en particulier par la France. Les mots comptent. Mais il faut aussi en faire l'exégèsePassons sur le premier couac – l’annonce le 9 octobre, apparemment sans consultation, par Olivér Vàrhelyi, le Commissaire européen hongrois pour l'élargissement et la politique européenne de voisinage, de la "suspension" de l’aide humanitaire aux Palestiniens. Le gouvernement de Viktor Orbán ayant été particulièrement favorable à toutes les décisions prises par Benjamin Netanyahu dans le passé, la mesure a provoqué un tollé – même si la question de la destination et des détournements de cette aide humanitaire, en particulier à Gaza, se pose depuis longtemps. Quelques heures plus tard, la Commission renversait cette décision, tout en maintenant un examen des usages faits de l'aide. Mais c'est le voyage en Israël de la présidente de la Commission, et sa déclaration aux côtés de Benjamin Netanyahu le 13 octobre à Tel Aviv, qui a soulevé une polémique au sein de l'UE. Et pourtant, il est utile de comparer les termes du discours d’Ursula von der Leyen avec ceux de la première déclaration de Joe Biden, deux jours plus tôt. Des deux, celui de Joe Biden est bien plus émotionnel encore, sans aucune restriction, et avec l'annonce – suivie d’effet – d’un déploiement militaire de grande envergure. À tout prendre, les paroles de la présidente européenne incluent une mention des souffrances que le Hamas va entraîner pour les "Palestiniens innocents". Elle mentionne aussi ses consultations avec le roi Abdallah de Jordanie et le président égyptien al-Sissi, et déclare que "l’Europe continuera à œuvrer pour un Moyen-Orient pacifique et intégré". On pourrait aussi bien citer le communiqué commun de la France, l'Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni et les États-Unis du 9 octobre. Celui-ci, soutenait Israël sans aucune réserve et sans mention de l’Union européenne, tout en reconnaissant les "aspirations légitimes du peuple palestinien". Indiscutablement, Ursula von der Leyen, une Allemande d'après-guerre, ancienne ministre de la Défense, a une approche marquée par la solidarité avec Israël. Elle l’avait montré lors du 75ème anniversaire de l'État hébreu, où l'Autorité palestinienne l’avait accusée de "biais raciste" avant de retirer ce jugement. Est-elle indéfendable ? D'autres, et notamment le Haut Représentant Josep Borrell, ont équilibré la mention d'une condamnation du terrorisme du Hamas par des propos beaucoup plus longs et détaillés sur le droit humanitaire et les dangers d'une évacuation du nord de Gaza "en une journée" – un délai d'ailleurs largement étendu par les Israéliens. Le Haut Représentant n'a pas fait l'objet de critiques ouvertes de pays membres.L'ironie, c'est qu'aucun des propos de l'un ou de l'autre ne sont récusables dans le fond. C'est leur équilibre respectif qui pose problème.L'ironie, c'est qu'aucun des propos de l'un ou de l'autre ne sont récusables dans le fond. C'est leur équilibre respectif qui pose problème, à cause du message implicite qu'ils envoient : solidarité prioritaire avec Israël pour la présidente avec une mention isolée (et peu ou pas relevée) de préoccupation pour les civils palestiniens, aucune expression chaleureuse de solidarité avec Israël de la part de Josep Borrell et une expression bien plus émotionnelle sur le sort – encore à venir à cette date – des habitants non combattants de Gaza. À son crédit, Josep Borrell avait demandé la libération des otages israéliens dès le 7 octobre. Après une série de remarques plus ou moins acides émanant de Charles Michel, président du Conseil européen et engagé depuis des années dans une lutte d’ego avec Ursula von der Leyen, et de plusieurs États membres – Espagne, Irlande et aussi France –, le Conseil européen a adopté le 15 octobre une résolution sur le sujet. Celle-ci est ferme dans le soutien à Israël mais équilibrée quant au droit humanitaire et la protection des civils. Il reste à agir, sachant que la polémique ne grandit pas l'influence européenne. Même avec d’importants débats internes, les positions prises par les Européens après l’invasion de l'Ukraine par la Russie avaient laissé une meilleure impression. D'où vient le goût amer de cet épisode ? Plusieurs raisons convergent pour l'expliquer Aux États-Unis aussi, la première déclaration de Joe Biden a été commentée rapidement par un propos de son conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan parlant d’émotion "personnelle" à la Maison-Blanche, puis complétée par le secrétaire d’État Antony Blinken avec des remarques sur le droit humanitaire, le sort des habitants de Gaza – et les mêmes mentions que Ursula von der Leyen quelques jours plus tôt de consultations en Jordanie et Égypte – auxquels il ajoute l’Arabie saoudite et des États du Golfe. Si la Russie, la Chine et l’Iran n’ont pas manqué de saisir l’occasion pour dénoncer les États-Unis, il n’y a pas eu de polémique sur ces infléchissements, qui sont naturels au fur et à mesure que la situation évolue. Plus que le problème des différences de positions entre États-Unis et Europe, c'est celui des institutions et de leurs moyens respectifs qui se pose. Une union d’États ne crée pas un État fédéral. Les critiques d’Ursula von der Leyen ont le droit de leur côté lorsqu’ils rappellent le titre V du Traité sur l'Union européenne. Les États membres réunis en conseil, et le plus souvent par consensus, fixent la politique étrangère et de défense. Le Haut Représentant est chargé de l'appliquer avec son service – bien que son titre simultané de vice-président de la Commission européenne le place aussi sous l'autorité de la présidente von der Leyen. À dire le vrai, Ursula von der Leyen devrait demander l’avis des 27 avant quelque déclaration que ce soit, avis qui doit le plus souvent être unanime quand il est soumis au vote. On voit bien que cette définition juridique est totalement inapte à permettre un rôle pour l'Union, autre que celui de l'aide au développement, des secours humanitaires ou de la reconstruction post-conflit. À lire strictement le Traité, aucun État membre ne doit prendre de position qui diverge des choix faits dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune. Les chefs de gouvernement devraient donc emporter les saintes écritures dans leurs déplacements et les citer sans commentaire…À lire strictement le Traité, aucun État membre ne doit prendre de position qui diverge des choix faits dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune. Ceci alors que tout le monde reconnaît que la géopolitique a envahi l'ensemble des relations internationales, du domaine des échanges économiques à celui de biens communs tels que le climat. Alors que le système international se fragmente sous les coups donnés par plusieurs régimes autoritaires ou révisionnistes, y compris dans l’espace européen. Alors que pour exister dans l’espace géopolitique et être entendu, compte tenu de l’importance immense de la chambre d'écho médiatique et digitale, il faut parler vite, clair et fort.C'est ce qu’a fait Ursula von der Leyen à plusieurs reprises, et notamment à propos des relations avec la Chine. Cela lui vaut l’inimitié de Pékin, qui fait des efforts pour contourner la Commission européenne. Et cela a valu aussi à la Présidente les critiques d'États membres jaloux de leurs prérogatives et de leur rôle. La discussion, plus ou moins à bureaux fermés, avec les États-Unis dans le cadre du Conseil du commerce et des technologies UE-États-Unis (CCT), de la sécurité économique et de la protection des technologies critiques est parfois apparue comme un abus de compétence de la Commission. L'équilibre entre efficacité et concertation pose problème, mais il est dommageable que les dissensions à ce sujet apparaissent à ciel ouvert en pleine crise internationale.Mais quel État important accepterait de partager les informations sensibles dans ces domaines avec 27 administrations nationales différentes ? Et demain peut-être à 35 ? L'équilibre entre efficacité et concertation pose problème, mais il est dommageable que les dissensions à ce sujet apparaissent à ciel ouvert en pleine crise internationale. Un second problème est l'absence d'un bras armé européen – un vieux problème, aggravé par le vieillissement de certains arsenaux et par la multiplication des fronts. Si l’administration Biden fait, notamment en privé, des observations à Israël, c'est sur la base d'un soutien militaire incontestable et public. Le Royaume-Uni déploie des forces en Méditerranée orientale en soutien éventuel à Israël. L'UE, à son niveau, n'est certainement pas en mesure de s'engager d'une telle manière – les moyens militaires mis en commun, comme l'Eurocorps, sont infimes, rarement déployés et seulement de façon symbolique. C'est plus étonnant pour certains États membres engagés par ailleurs en Méditerranée. La modestie des moyens, et sans doute des volontés, rend notre voix moins influente en Israël – et certainement moins dissuasive, pour des partenaires ou adversaires régionaux, que celle des États-Unis. La modestie des moyens, et sans doute des volontés, rend notre voix moins influente en Israël – et certainement moins dissuasive.La tentation est de compenser cette absence par de l'équilibrisme ou de l'équivalence morale. Aussi bavarde ou agile qu'elle puisse être, la rhétorique ne crée pas la force géopolitique, et une Europe déclarative ou réparatrice n'est pas audible à l'orée d'un conflit dont on ne connaît pas encore les limites. Au contraire, Ursula von der Leyen, en l’absence d’une nouvelle reprise du Traité européen qui répondrait aux urgences actuelles et à nos ambitions nouvelles – y compris celle d’une autonomie stratégique – tente d'aller de l'avant. Ceux qui ont encouragé la poursuite de l’entreprise de construction européenne devraient la soutenir. Copyright Image : FREDERICK FLORIN / AFP ImprimerPARTAGERcontenus associés 12/10/2023 La République de Tel-Aviv et le Royaume de Jérusalem réunis face à l'horreu... Dominique Moïsi 11/10/2023 Conflit en Israël : quelles cordes de rappel internationales ? Michel Duclos