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21/01/2019

Lettre de Bagdad – une fenêtre d’opportunité pour l’Europe en Irak ?

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Lettre de Bagdad – une fenêtre d’opportunité pour l’Europe en Irak ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Dans un Moyen-Orient en proie à tant de convulsions, ce sont plutôt de bonnes nouvelles qui viennent pour l’instant d’Irak : la grande ville de Mossoul a été reconquise sur l’Etat islamique, ce qui redonne un sentiment de fierté nationale aux Irakiens ; les dissensions apparues entre les Kurdes et le reste du pays au lendemain du référendum d’indépendance de septembre de 2017 se sont apaisées ; les élections parlementaires dont dépendait la reconstruction politique du pays se sont déroulées presque sans encombre.
 
Ces élections ont mené à une redistribution des pouvoirs à l’échelle nationale, et à la nomination d’un Premier ministre, M. Adel Abdel-Mahdi, estimé pour son expérience, sa modération et sa capacité d’équilibre entre les différentes factions confessionnelles et politiques. La personnalité du nouveau Président, M. Barham Saleh, constitue aussi un gage de réconciliation.
 
Un nouveau climat existe à Bagdad, où s’affirme une volonté d’indépendance vis-à-vis des influences encore omniprésentes dans le pays, notamment de la part de l’Iran et des Etats-Unis. Les éléments semblent ainsi réunis pour que l’Etat irakien retrouve progressivement sa pleine souveraineté, voire exerce une influence régionale positive.

Un nouveau climat existe à Bagdad, où s’affirme une volonté d’indépendance vis-à-vis des influences encore omniprésentes dans le pays.

Signe de cette dynamique, une conférence inhabituelle vient de se tenir dans la capitale irakienne sous la bannière du Bagdad Policy Club, avec le parrainage du Premier ministre, pour réfléchir à ce que pourrait être le futur rôle de l’Irak dans la région. Elle réunissait des experts irakiens, du Golfe, d’Iran, de Syrie, de Jordanie, d’Egypte, de Russie et d’Europe. L’Institut Montaigne y était représenté.

La première impression qui ressort de ces échanges est un optimisme prudent. Optimisme, car la démocratie semble pour la première fois s’imposer en Irak. Le fait ethnico-confessionnel, donnée incontournable du partage des pouvoirs depuis l’Irak mandataire de la Grande-Bretagne jusqu’au gouvernement pro-chiite de Nouri al-Maliki au lendemain de l’intervention américaine, en passant par le Baath sunnite de Saddam Hussein, paraît aujourd'hui s’effacer derrière un sentiment national irakien. Les évènements de Bassorah en octobre dernier, au cours desquels les consulats d’Iran et des Etats-Unis avaient été mis à sac par la foule, manifestaient une aspiration populaire qui trouve un fort écho au sein de la sphère politique dans la capitale.
 
Sur le plan économique, les fondamentaux ont été assaini par le précédent gouvernement. M. Adel Abdul-Mahdi paraît être l’homme de la situation pour engager les gigantesques chantiers de reconstruction nécessaires après le passage de l'État Islamique et le développement des infrastructures négligées depuis des décennies. Il faut noter, au passage, que le nouveau Premier ministre est de formation française, et qu’il compte sur un appui particulier de la France.
 
Cet optimisme n’en doit pas moins être prudent, car l'État de droit irakien demeure fragile, et des blocages politiques perdurent. La corruption entraîne une délégitimation du pouvoir, qui s’étend à l’ensemble de la classe politique. L’équilibre institutionnel demeure également précaire : quatre mois après la nomination du Premier ministre, deux ministères régaliens (l’Intérieur et la Défense) n’ont toujours pas trouvé leur ministre.

En aparté, un conseiller du Premier ministre confiait que ce dernier ne souhaitait peut-être pas se hâter dans l’attribution de ces portefeuilles stratégiques, afin de ne pas mécontenter les factions qui seront frustrées par ses choix. Il ajoutait, dans le même ordre d’idée, que la lutte contre la corruption est un travail de longue haleine, qui ne saurait être efficacement mené de manière trop frontale. La Constitution de 2005, qui prévoit une organisation fédérale de l'État, n’est par ailleurs toujours pas appliquée pleinement : en pratique, la Chambre des États confédérés ne se réunit pas, et seul le Kurdistan dispose d’une autonomie administrative et financière réelle.

Vu de Bagdad, seuls les Européens peuvent faire contrepoids à l’influence omniprésente de l’Iran, et la présence fluctuante des Etats-Unis.

Plus fondamentalement, la Mobilisation populaire – la grande milice mise en place contre l'État Islamique à la suite d’une fatwa de l’Ayatollah Sistani – entend bien s’inscrire dans la durée au sein dupaysage politique. Comme d’autres groupes armés, elle est parvenue à faire élire des représentants au Parlement à la faveur des dernières élections, dans un processus que certains observateurs appellent, faute d’un meilleur terme, une "hezbollahisation" des milices irakiennes. Tout l’enjeu, pour le gouvernement irakien, consiste à intégrer ces forces dans un cadre institutionnel, condition sine qua non du rétablissement d’une armée irakienne réellement garante de la souveraineté nationale, et à éviter que ces milices ne polarisent la vie politique selon des lignes confessionnelles en train justement de s’atténuer.
 
La lutte sourde des influences régionales sur Bagdad se poursuit, en s’appuyant sur les clientélismes ethnico-confessionnels au sein de la population irakienne. C’est ainsi que M. Barzani et sa famille ont retrouvé les faveurs de Téhéran et de Bagdad, après avoir pourtant été à l’origine du référendum d’autodétermination kurde férocement combattu par l’Iran et le gouvernement central. Téhéran demeure l’acteur le plus influent à Bagdad, en raison de liens culturels et confessionnels profonds qui dépassent la simple présence de milices d’allégeance iranienne en Irak. Bagdad n’en parvient pas moins à jouer sa carte arabiste pour inviter avec succès les pays du Golfe (notamment l’Arabie saoudite et le Koweït) à se réinvestir dans le pays.
 
L’Irak, enfin, demeure sous la tutelle des Etats-Unis, mais fait partie, plus par nécessité que par choix, de la coalition irano-russe apportant son soutien au régime de Bachar al-Assad en Syrie.

Adel Abdel-Mahdi souhaite offrir un nouveau modèle à la région : laïc, pluriconfessionnel, démocratique, fédéral, face au modèle iranien semi-théocratique d’une part, et au modèle turc, perçu comme de plus en plus autoritaire et religieux d’autre part.

Bagdad a-t-elle les moyens, dans cet environnement complexe, d’une ambition politique régionale ? L’Irak ne pourra sans doute jouer aucun rôle stabilisateur aussi longtemps que la compétition entre l’Iran d’une part et l’Arabie saoudite et les Etats-Unis d’autre part ne s’atténuera pas. Bagdad doit aussi se prémunir des conséquences de nouvelles turbulences syriennes, qui ont déjà poussé des milliers de réfugiés à fuir en Irak, principalement dans des camps kurdes au nord du pays. Les blocages qui paralysent la politique intérieure sont aussi un obstacle à l’élaboration d’une politique étrangère irakienne cohérente. L’un des conseillers du Premier ministre n’en considère pas moins que les Irakiens pourraient avoir comme ambition, afin de transcender leurs divisions, d’offrir un nouveau modèle à la région : laïc, pluriconfessionnel, démocratique, fédéral, face au modèle iranien semi-théocratique d’une part, et au modèle turc, perçu comme de plus en plus autoritaire et religieux d’autre part.

Une deuxième impression ressort des témoignages locaux : l’Irak attend l’Europe. Vu de Bagdad, seuls les Européens peuvent faire contrepoids à l’influence omniprésente de l’Iran, et la présence fluctuante des Etats-Unis, dont personne ne sait vraiment quel rôle ils veulent, peuvent jouer à moyen-terme dans la région. L’influence russe à Bagdad n’est pas non plus perçue comme stabilisatrice : les intérêts de Moscou en Irak, du propre aveu des experts russes, se cantonnent à la lutte contre le terrorisme et l’énergie (exploitation et acheminement du pétrole dont regorge le sous-sol du Sud irakien).
 
Là où le rapport de force saoudo-iranien prend la forme d’un jeu à somme nulle, l’influence européenne, perçue comme politiquement neutre depuis Bagdad, est donc accueillie favorablement, dans la lignée de coopérations déjà engagées dans les domaines de l’eau, des énergies, des infrastructures, de l’éducation, de la gouvernance ou encore du dialogue de réconciliation. Les Européens se distinguent aussi des autres puissances extérieures – y compris la Chine, évidemment omniprésente sur le plan économique – par son attachement à l’Etat de droit et à la démocratie, et son intérêt pour la société civile. Fait suffisamment rare pour être souligné s’agissant du Moyen-Orient, les Etats-membres ne sont pas divisés par des intérêts divergents. Ils pourraient faire davantage pression pour un engagement plus actif des institutions européennes (ni Mme Mogherini, ni aucun Commissaire n’a visité Bagdad après la conférence de Koweït, en février, qui a mobilisé des contributions internationales pour la reconstruction post-Etat islamique).
 
S’ils acceptent d’investir des moyens en Irak, les Européens disposent donc aujourd’hui d’une fenêtre d’opportunité dans ce pays pour développer un plan cohérent, là où les Etats-Unis et la Russie, certes pourvus de moyens, manquent vraisemblablement de vision à long terme. Dans l’absolu, on pourrait même imaginer que leur rôle dans la défense de l’accord nucléaire avec l’Iran leur vaille suffisamment de crédit à Téhéran pour inciter l’Iran à ne pas surjouer sa main en Irak.

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