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19/11/2018

Iran, novembre 2018 - Une fenêtre d'opportunité pour les Européens ?

Iran, novembre 2018 - Une fenêtre d'opportunité pour les Européens ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

C’est le 5 novembre dernier qu’a eu lieu, à l’issue d’une période de transition, la mise en œuvre complète de la réimposition des sanctions américaines sur l’Iran ; celle-ci fait suite, comme on le sait, à la décision de M. Trump prise en mai 2018 de retirer les Etats-Unis de l’accord nucléaire avec l’Iran (JCPOA).

Les annonces faites à Washington à cette occasion ont comporté deux éléments de surprise :

  • Sur le plan de la communication, le conseiller à la Sécurité nationale, M. Bolton, a donné l’impression de ne pas être totalement sur la même ligne que le Secrétaire d’Etat Pompéo et le Secrétaire au Trésor Mnuchin. Il n’y a pas eu par ailleurs de propos tonitruants venant du Président Trump.
     
  • Sur le fond, les autorités américaines ont rendu publique une série d’exemptions aux sanctions - exemptions présentées comme mineures et provisoires, mais en réalité importantes. Elles concernent, s’agissant du principal paramètre, celui des achats de pétrole à l’Iran, huit pays (Chine, Taïwan, Inde, Corée du Sud, Japon, Turquie, Italie et Grèce), certains d’entre eux (Japon et Corée du Sud) s’étant déjà engagés à baisser leurs importations de brut iranien à moyen terme. Ces mesures devraient permettre au prix du baril de ne croître que progressivement, préservant ainsi l’économie américaine d’un choc exogène d’offre qui pourrait nuire à la croissance actuelle. 

Derrière ces exemptions, un fait majeur : l’administration Trump a en réalité renoncé à l’objectif "zéro exportations de pétrole iranien". Selon les indications dont on dispose, les exportations iraniennes auraient déjà été ramenées à 1,1 million de barils par jour, contre 2,6 millions en mai 2017. L’objectif affiché par Washington est désormais de 1 million de barils par jour en 2019.

Les exportations iraniennes auraient déjà été ramenées à 1,1 million de barils par jour, contre 2,6 millions en mai 2017.

L’UE en tant que telle ne bénéficie pas de telles exemptions. Elle peut cependant se targuer d’avoir obtenu la poursuite des actions de non-prolifération sur les sites d’Arak et de Fordow, à la suite de débats intenses au sein de l’administration américaine. Le fait que l’administration Trump ait cédé, sur ce point, à l’insistance de ses alliés montre que certains, en son sein, reconnaissent l’utilité de l’acquis que représente sur le plan de la non-prolifération la mise en œuvre du JCPOA.

On revient de loin, si l’on pense qu’initialement, l’un des buts recherchés en sortant de l’accord était de pousser les Iraniens à s’en retirer également. Les exemptions à caractère humanitaire (médicaments, produits alimentaires) revêtent une portée ambiguë. Elles visent essentiellement à adresser le message que l’administration américaine entend exercer une "pression maximale" sur le gouvernement iranien, en épargnant le plus possible la population iranienne.  

Deux questions se posent désormais s’agissant de l’avenir de la stratégie américaine. Dans l’immédiat, les décisions annoncées à Washington début novembre seront-elles suivies d’un accroissement des pressions ? Cela paraît évident, avec notamment la volonté probable de Washington de réduire le champ d’application des exemptions, et donc d’accroître la portée des sanctions avec le temps. Les officiels américains ne cachent pas qu’ils sont engagés dans une politique de "strangulation". D’ores et déjà, l’administration Trump est incontestablement parvenue à porter des coups douloureux à l’économie iranienne, en contraignant les grandes entreprises et les banques à se plier aux sanctions. Cependant, à ce stade, l’administration américaine n’a pas réussi à réunir autour d’elle une coalition partageant ses positions. Comme on l’a vu de manière spectaculaire en septembre, lors de la réunion du Conseil de Sécurité des Nations Unies présidée par M. Trump, ce sont les Etats-Unis qui se retrouvent politiquement isolés et non l’Iran. Cela pourrait constituer un frein à la politique de "pression maximale".

A plus long terme, l’administration vise-t-elle un changement de régime, ou espère-t-elle en réalité que les Iraniens vont craquer et accepter une reprise de négociations sur des bases évidemment conformes aux exigences américaines ? Des indications dans l’un et l’autre sens nous parviennent de nos sources américaines, et sans doute sur ce sujet comme sur d’autres n’y a-t-il pas de position unifiée à Washington. Des officiels font savoir que les exigences très élevées posées par M. Pompeo lors de son discours du 21 mai 2018 à la Heritage Foundation ne constituent qu’une position de départ en vue d’une négociation. Des messages ont été adressés par divers canaux aux autorités iraniennes marquant la disponibilité des Etats-Unis à reprendre des discussions. Une interprétation possible est que les responsables de la diplomatie américaine doivent anticiper l’hypothèse d’une initiative du Président Trump recherchant un tête-à-tête spectaculaire avec M. Rohani, selon le modèle nord-coréen (même si cela ne constitue pas un précédent très séduisant pour la fierté iranienne). 

Du côté iranien, le fait majeur jusqu’ici a été que, en dépit de quelques signes en sens inverse au cours de l’été, Téhéran confirme son intention de ne pas sortir de l’accord nucléaire. Vu d’Europe, on peut donc en déduire que les principaux protagonistes se rejoignent dans un "moment pragmatique", les Américains renonçant pour l’instant à une imposition totale des sanctions, et les Iraniens s’abstenant à ce stade de mettre en cause l’accord nucléaire. Il n’est pas interdit d’y voir, au moins en partie, un résultat de l’action diplomatique des Européens et sans doute d’autres (Russes, Chinois en particulier).

Le discours officiel iranien ne se départit pas pour autant d’une très grande fermeté. L’Institut Montaigne, en marge du Forum de la Paris pour la Paix, a reçu l’ancien ministre des Affaires étrangères iranien M. Kamal Kharazi, directeur d’un centre d’études stratégiques rattaché aux services du Guide Suprême.Il ressort de la discussion avec lui que les Iraniens n’ont aucune intention à ce stade de renégocier avec les Américains les termes de l’accord sur le nucléaire, ni de s’engager avec eux dans des discussions sur les questions régionales ou le programme balistique iranien.

Comme on l’a vu de manière spectaculaire en septembre, lors de la réunion du Conseil de Sécurité des Nations Unies présidée par M. Trump, ce sont les Etats-Unis qui se retrouvent politiquement isolés et non l’Iran.

Même refus de rouvrir le dossier nucléaire avec les Européens et faible ouverture à l’égard de ceux-ci sur les autres questions, sous réserve d’ailleurs qu’aucun lien ne soit établi entre celles-ci et l’accord nucléaire. Marquant sa frustration devant la faiblesse des solutions proposées par l’Europe pour contourner les sanctions américaines, Téhéran maintient la menace d’un retrait de l’accord, et suggère aussi le risque d’un enchaînement d’actions et de réactions et, in fine, celui d’une déstabilisation de la région entraînant des conséquences en termes de migration et de sécurité préjudiciables pour l’Europe.

Ce discours s’inscrit dans le prolongement des positions iraniennes depuis plusieurs mois ; il n’en laisse pas moins ouverte la question de la stratégie de fond de l’Iran. Il est clair que le Guide a pour l’instant donné la consigne d’un refus de toute nouvelle négociation – comme cela avait été le cas pendant de longues périodes entre 2003 et 2015 sur le dossier nucléaire.

Les Iraniens sont bien conscients que leur pays est en train de s’enfoncer dans une impasse économique.

A cette époque, les diplomates européens, ensuite rejoints par les Américains et les Russes, se retrouvaient avec leurs homologues iraniens pour des discussions sans fin qui ne débouchaient sur rien. Néanmoins, les Iraniens sont bien conscients que leur pays est en train de s’enfoncer dans une impasse économique. Certains de nos interlocuteurs iraniens n’hésitent pas à faire part de leur inquiétude : le pragmatisme prévaut peut-être de chaque côté pour l’instant, mais l’Iran ne dispose pas plus que les Etats-Unis d’une stratégie pour aller au-delà de la situation de "pat" actuelle. 

En attendant, le taux de change du rial face à l’euro a par exemple plus que triplé entre l’été 2017 (1€/40.000 rials) et l’été 2018 (1€ / 150.000 rials), provoquant une inflation proportionnelle des biens importés. Les réserves de change du pays ne sont pas illimitées. Le discours officiel iranien insiste sur les efforts importants réalisés pour améliorer l’autosuffisance de l’économie nationale, en faisant notamment valoir la part de moins en moins importante (bien que toujours structurellement majeure) des revenus du pétrole dans les revenus globaux du pays. Toutefois, les revenus pétroliers constituent un financement indispensable du système de sécurité sociale iranien, confronté au défi majeur de la dynamique démographique du pays. L’Iran peut certes réactiver des réseaux alternatifs pour tenter d’écouler une partie de son pétrole, et certains pétroliers asiatiques ont repris leur vieille pratique de débranche des routeurs afin de s’approvisionner discrètement dans les ports iraniens. Tout cela, auquel s’ajoute l’éventualité d’un prix du baril relativement élevé, peut constituer un ballon d’oxygène ; ce n’est guère une plateforme pour faire aller de l’avant un pays dont la population manifeste en permanence son insatisfaction.

Nos interlocuteurs iraniens font valoir que les positions qu’ils ont acquises sur le plan régional, de l’Afghanistan à la Méditerranée, constituent pour eux une carte, soit en termes offensifs (créer des situations contraires aux intérêts occidentaux) soit en termes de négociation (cas du Yémen). Cela est sans doute vrai, mais dans une certaine mesure seulement. Après une phase d’expansion considérable, l’Iran fait face à son tour à des difficultés dans la région. Ainsi en Irak, le réinvestissement saoudien constitue un défi pour l’influence traditionnelle de Téhéran sur Bagdad. La menace kurde sur l’unité politique de l’Irak s’est amoindrie, ce qui rend Bagdad moins dépendant de Téhéran sur ce dossier. Les soutiens locaux de l’Iran (milices et partis pro-chiites) se sont révélés, lors des évènements de Bassorah, moins fidèles qu’on aurait pu le penser. De manière générale, les Iraniens ne sont jamais complètement sûrs de la fiabilité de leurs divers clients locaux et la formation d’un nouveau gouvernement à Bagdad ne va pas entièrement dans leur sens. En Syrie, s’ouvre une phase de consolidation dans laquelle Téhéran doit surtout préserver les positions acquises, et cela dans un contexte où les Russes essaient de trouver un règlement politique qui, nécessairement, donnera une place aux préoccupations de la Turquie, d’Israël, voire des Occidentaux. A noter que les interlocuteurs iraniens reçus par Montaigne insistent sur des différences d’approche selon eux de plus en plus importantes entre Moscou et Téhéran sur la question syrienne (avenir institutionnel de la Syrie par exemple). Reste le Yémen où, effectivement, à tort ou à raison, les autres acteurs internationaux et régionaux considèrent que l’Iran détient un atout négociable. Pour l’instant, sur ce dossier, c’est le changement d’attitude des Etats-Unis et de leurs alliés vis-à-vis de l’Arabie saoudite qui paraît constituer le game changer.

En arrière-plan du "moment pragmatique" - accompagné d’un déficit de stratégie - se situe la question majeure des marges de résilience du pays face aux pressions américaines. Les architectes washingtoniens de la "pression maximale" font le pari que le durcissement des sanctions entraînera l’effondrement du régime, ou une évolution considérable de celui-ci. Ces calculs sont pour le moins aléatoires ; dans l’immédiat, M. Rohani a certes perdu des soutiens (et des ministres), mais il a réussi à survivre politiquement. Les mouvements sociaux en cours (grève des chauffeurs routiers, des professeurs d’école) n’ont pas fédéré à grande échelle.

Un examen attentif de la vie politique iranienne laisse penser que M. Rohani a pour l’instant plutôt réussi à orienter les critiques virulentes des Iraniens, mécontents de la mauvaise santé économique de leur pays, contre les Etats-Unis. Sa popularité dans l’opinion a certes plongé, mais le Président de la République demeure une option possible pour la succession du Guide suprême Ali Khamenei. Plus généralement, il serait erroné de sous-estimer l’implantation dans la société des piliers du régime iranien – qui vont du Guide suprême aux Gardiens de la révolution, en passant par les milieux bazaris et les fondations religieuses, à la tête d’énormes conglomérats industriels.

Les architectes washingtoniens de la "pression maximale" font le pari que le durcissement des sanctions entraînera l’effondrement du régime.

Le risque majeur de la politique de "strangulation" américaine est qu’elle pourrait conduire, certes, à un effondrement, mais à un effondrement du pays et non du régime : situation épouvantable pour la population iranienne, première victime de la dégradation de l’économie et de la vétusté des infrastructures, mais supportable pour les conservateurs qui détiennent les clefs du système et seront tentés de répondre à l’effondrement du pays par un durcissement du régime. Certains observateurs vont jusqu’à penser qu’en toute hypothèse, ce ne sera pas l’équipe Rouhani-Zarif qui pourrait être autorisée par le Guide à renouer une négociation avec Washington et qu’un changement de gouvernement à Téhéran, à défaut d’un changement de de régime, pourrait constituer un préalable à toute reprise du dialogue.

La situation que l’on vient brièvement de décrire offre-t-elle une possibilité d’action aux Européens ? Pour tenter de donner une réponse à cette question, il faut sans doute tenir compte de trois données.

En premier lieu, il convient de résister au récit sur l’impuissance de l’Europe, certes incapable de protéger ses intérêts à caractère économique. Les Européens ont cependant joué un rôle décisif – qu’ils doivent faire valoir auprès des Iraniens – pour éviter l’isolement politique de l’Iran, facilitant ainsi la résistance des Chinois et d’autres aux sanctions américaines. Ils ont ainsi puissamment contribué à maintenir l’Iran dans l’accord nucléaire, et ont donc en fait atteint leur objectif immédiat en matière de non-prolifération. Autrement dit, l’efficacité de l’action européenne doit être évaluée à l’aune de critères politiques et non de critères exclusivement économiques.

En second lieu, les Européens doivent se préparer à une double montée des tensions, avec Washington d’une part, et avec Téhéran d’autre part. Avec Washington : le projet d’un instrument financier – le Special Purpose Vehicule – malgré sa portée très limitée, suscite des réticences en Europe même et provoque aux Etats-Unis la colère de beaucoup de responsables. Il serait tactiquement opportun pour les capitales qui soutiennent le Special Purpose Vehicule de présenter celui-ci comme étant destiné à préserver l’acquis du JCPOA et non comme une étape vers l’autonomie stratégique de l’Europe. Vis-à-vis de Téhéran : sur d’autres dossiers que le nucléaire, et notamment sur la question des missiles balistiques, on peut craindre qu’une logique de durcissement l’emporte de part et d’autre. Accessoirement, il est nécessaire de rappeler aux Iraniens que s’il leur arrivait de mener à bien une tentative d’attentat en Europe, similaires à celles mises en échec par les services en France et au Danemark, l’effet serait dévastateur - comme le prouve l’effet de l’affaire Khashoggi sur les relations avec l’Arabie saoudite. 

Enfin, le seul moyen pour les Européens d’exploiter une éventuelle "fenêtre d’opportunité" est d’intensifier le dialogue, tant avec Téhéran qu’avec Washington. Le cadre proposé par M. Macron d’un nouveau "paquet global" (nucléaire, régional, balistique) se heurte jusqu’ici à un non possumus de Téhéran et en réalité de Washington. Cela n’empêche pas d’offrir aux Iraniens la possibilité d’ouvrir la discussion sur chacun des sujets, dans des formats variés et à des rythmes différents, en capitalisant sur le fait que les dirigeants de la République Islamique pourraient engranger le maximum d’éléments de "normalisation" dans leurs rapports avec leurs grands partenaires. Ultimement, l’objectif pour les Européens devrait être, en s’adressant aux courants les plus pragmatiques de part et d’autre, d’obtenir que les deux capitales finissent par reconnaître qu’il serait de leur intérêt de ne pas différer trop longtemps l’heure de renouer entre elles des contacts substantiels.

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