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16/12/2020

L’État de droit en Pologne et en Hongrie - Un défi pour l’Europe

L’État de droit en Pologne et en Hongrie - Un défi pour l’Europe
 Roman Krakovsky
Auteur
Historien, maître de conférences à l’université de Genève

Le projet du plan de relance post-Covid et le budget européen 2021-2027, qui conditionne l’octroi de fonds européens au respect de l’État de droit, a provoqué les foudres de la Pologne et de la Hongrie. Le fond du débat renvoie à l’essence même du modèle illibéral, incarné aujourd’hui en Europe par ces deux pays. 

L’Europe centrale et orientale, un espace en recomposition 

L’affaiblissement de l’État de droit en Pologne et en Hongrie fait partie de la réponse illibérale à la crise existentielle que traversent aujourd’hui les pays d’Europe centrale et orientale. Cette crise est le résultat d’une conjonction de plusieurs facteurs qui aboutissent à une situation de blocage systémique où une partie importante de la population acquiert le sentiment que leurs demandes ne peuvent pas être entendues et satisfaites dans le cadre du système existant, et par conséquent que ce système ne propose pas à la communauté politique des garantie suffisantes pour se préserver. 

  • Le premier facteur de cette crise est économique : l’introduction du libéralisme en Europe centrale et orientale, au moment de la sortie du communisme, a mené à une réduction drastique du rôle de l’État dans l’économie et aux transferts de propriété du public vers le privé sans commune mesure dans l’histoire des pays de la région. L’impact de ces processus sur ces sociétés était dramatique. En Hongrie, la cure d’austérité imposée par le ministre hongrois des Finances Lajos Bokros en 1995-1996 conduit près de 30 % de la population sous le seuil de pauvreté et en Pologne, 20 % de la population est au chômage en 2004. Même si le facteurs économique ne joue pas de la même manière pour tous, et que l’intégration de ces pays dans l’Union européenne et dans l’OTAN leur permet de renouer avec la prospérité, les années de transition et le creusement des inégalités sociales constituent un souvenir traumatisant pour une partie importante de la population de la région. Par ailleurs, l’intégration dans l’UE et l’OTAN entraîne également des difficultés à s’affirmer face aux "grands", leur donnant parfois le sentiment de ne pas être traités à leur juste valeur et de se retrouver une nouvelle fois relégués à la périphérie de l’Europe, position dont ils ont cherché à sortir depuis le 19e siècle.
     
  • Aux difficultés économiques s’ajoute une profonde crise démographique, mise en évidence dans une note de l’Institut Montaigne intitulée Les Trois Europes migratoires. Ses origines remontent elles aussi aux années 1980, lorsque les systèmes de santé socialistes ne parviennent plus à répondre aux défis sanitaires : la mortalité repart à la hausse alors que l’espérance de vie stagne. Après 1989, avec la crise économique et l’instabilité politique, la mortalité continue à augmenter tandis que la fécondité s’écroule. En Pologne, entre 1989 et 2011, le taux de fécondité passe de 2,27 à 1,33 enfants par femme, bien en-dessous du seuil de 2,2 enfants par femme nécessaire à la reproduction des générations. En Hongrie, le solde entre décès et naissances est systématiquement négatif depuis 1983 et le pays a depuis perdu plus de 600 000 habitants. À tout cela s’ajoute après l’intégration dans l’UE et l’espace Schengen l’émigration, surtout des plus jeunes, des plus entreprenants et des plus instruits. Et cette évolution devrait se poursuivre dans l’avenir. Selon les prévisions des Nations unies, les dix pays du monde dont les populations devraient diminuer le plus rapidement dans les années à venir se trouvent en Europe centrale et orientale : leur population devrait diminuer de 15 % ou plus d’ici 2050. En Bulgarie, en tête de ce classement, la population devrait passer de 7 millions en 2017 à 5,4 millions, soit une perte de 23 %. Cette évolution produit une "panique démographique" et un questionnement légitime sur l’avenir de la communauté.
     
  • Le troisième paramètre est géopolitique. Si après 1989, la démocratie libérale et l’économie de marché sont introduites dans la région par les États-Unis et l’Union européenne, ces deux acteurs se trouvent confrontés, dans les années 2000, à une profonde crise et se désengagent progressivement de cette partie de l’Europe. Ce vide géopolitique est investi par des nouvelles puissances. La Chine considère l’Europe centrale et balkanique comme une porte d’entrée vers les marchés européens. Sa Route de la soie, projet de colonisation économique à l’échelle planétaire dont la construction commence en 2013 aboutit, en Europe, dans les Balkans. Le rachat du port de Pirée (2016) et la construction des infrastructures qui traversent la région pour atteindre l’Allemagne inquiètent les autorités locales qui se trouvent dans l’incapacité de faire face à la puissance économique chinoise. Quant à la Russie, elle réaffirme depuis 2014 son rôle de grande puissance dans la région, en occupant la Crimée (2014), en soutenant les séparatistes dans l’est de l’Ukraine et en menant des campagnes de désinformation dans la région. Dans les pays du centre-est européen, tout cela contribue à l’affaiblissement de l’image de la démocratie libérale et au basculement des votes vers les solutions plus autoritaires, promettant de protéger la nation des dangers extérieurs.

Le libéralisme devient le dénominateur commun de toutes les critiques et demandes insatisfaites. Déjà en mars 2006, Jarosław Kaczyński s’en prend devant la Diète polonaise au "lumpenlibéralisme", une forme d’ultra-libéralisme introduit dans les années 1990 qui aurait entraîné les pires "pathologies sociales" comme la criminalité, la corruption et le relâchement moral. 

Le libéralisme devient le dénominateur commun de toutes les critiques et demandes insatisfaites.

Dans son Programme de 2014, le parti polonais Droit et Justice (PiS) conclut que "nous devons aujourd’hui dire "non" à une économie d’exclusion et d’inégalité sociale. Une telle économie tue. La loi soutient les plus forts, de sorte que ces derniers puissent s’en prendre aux plus faibles. En raison de cette situation, la majorité du peuple est exclue et marginalisée, sans travail et sans perspective". 

À la place, le PiS s’engage à défendre le concept de "dignité humaine, principe le plus élémentaire des droits humains". De son côté, dans son fameux discours à l’Université d’été de Fidesz à Tusnádfürdo, Viktor Orbán affirme que la démocratie libérale "s’est montrée incapable […] d’amener les gouvernements […] à œuvrer en faveur des intérêts de la nation et […] à préserver le patrimoine national […] ni à protéger le pays […] et les familles de l’endettement".

Cette analyse laisse à penser que le système libéral ne permet pas de satisfaire les demandes légitimes du plus grand nombre à mener une "vie normale" et qu’il met en danger la survie même de la communauté. La crise des réfugiés de 2015-2016 radicalise encore ces critiques, et accélère l’élaboration de l’alternative populiste au projet de société libéral. 

L’invention de la démocratie illibérale 

Pour sortir de cette impasse systémique, les partis populistes d’Europe centrale et orientale proposent de rompre avec le système de démocratie libérale et de reconstruire les communautés selon des principes "illibéraux". Dans son discours de juillet 2014 à l’Université d’été de Fidesz, le Premier ministre hongrois insiste sur la nécessité de relier de manière plus organique "l’intérêt personnel des individus avec la vie de la communauté, de la nation", et sur le devoir de le "préserver et renforcer". "La nation hongroise n’est pas un simple ramassis d’individus", ajoute-t-il, "mais une communauté qui doit être organisée, renforcée, construite. Dans ce sens, le nouvel État que nous bâtissons en Hongrie est un État "illibéral", un État non libéral. Cet État ne nie pas les valeurs de base du libéralisme, telles que la liberté et d’autres que je pourrais citer, mais il ne met pas cette idéologie au centre de l’organisation de l’État, et relève d’une approche nationale spécifique qui s’écarte de cette idéologie". 

En septembre 2015 à Kötcse, Viktor Orbán développe davantage cette idée, en insistant sur le fait que les principes universels de liberté individuelle et d’égalité que prônent le libéralisme détruirait "le monde qu’on peut transmettre à nos enfants, la vieillesse dans la dignité qu’on peut garantir à nos parents et, lorsque cela est possible, la protection qu’on peut offrir à notre pays et à notre culture". 

Dans l’ère illibérale, c’est l’idéologie nationale-chrétienne et la primauté de la responsabilité envers sa propre communauté qui sont érigées en principes absolus, posant les bases d’un patriotisme défensif et fermé sur lui-même : "En premier lieu, nous sommes responsables envers nos enfants, ensuite envers nos parents. […] Viennent ensuite ceux qui vivent dans nos villages et nos villes, et seulement après les autres". Le parti polonais Droit et justice ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme, dans son Programme de 2014, que le "concept de la communauté fait référence aux différents groupes sociaux, dont le plus important est la famille et la nation". Si la famille est le "fondement de la vie sociale dans laquelle se réalisent les besoins les plus essentiels d’une personne", la nation représente le "groupe social le plus large constituant un fondement de notre communauté politique démocratique".

Pour défendre le peuple, les démocraties illibérales s’efforcent de renforcer le pouvoir de l’État, promu protecteur de la communauté. Le Programme du parti Droit et Justice de 2014 stipule ainsi que "l'État est une organisation à caractère global, ce qui signifie qu'il englobe dans ses activités toutes les autres organisations et communautés sociales, y compris les communauté ethniques". Il tire sa légitimité de sa subordination à la nation : "Cette subordination contient toutes les fonctions, mais plus particulièrement la défense de la vie, de la sécurité, de la liberté et de la solidarité fondée sur la justice et l’égalité".

En Pologne, les médias publics sont ainsi devenus, dès l’arrivée du PiS au pouvoir, des instruments de propagande, sans aucune considération d’équilibre ou d’éthique.

L’État total

Cette nouvelle définition de l’État englobant la totalité des aspects de la vie s’inspire de la notion d’"État total" théorisée dans les années 1930 par Carl Schmitt. Selon ce juriste et philosophe allemand proche du parti national-socialiste, pour assurer le bien-être du plus grand nombre, le processus d’élargissement du périmètre de compétences de l’État a provoqué, au 20e siècle, une confusion entre l’État et l’économie qui a finit par affaiblir l’État en diluant sa puissance dans l’État-providence, perméable aux pressions subalternes d’une multitude de groupes d’intérêts. 

Pour rompre avec cet enchevêtrement, il faudrait rétablir un "État total au sens de la qualité et de l’énergie politique". Autrement dit, pour libérer l’économie d’une dépense publique excessive, de la législation sociale qui l’entrave et de l’interventionnisme de l’État, il faudrait autre chose que l’État minimal et neutre que prône le libéralisme. Il faudrait en quelque sorte avoir plus d’État. Seul un État qui concentre entre ses mains toute la puissance de la technique moderne et des instruments de communication de masse lui permettant de contrôler les corps et les esprits, peut parvenir à faire taire en son sein les forces subversives. Pour cela, il faudrait revenir sur certains droits fondamentaux et conceptions libérales traditionnelles, notamment la liberté de la presse, le gouvernement par discussion et l’égalité de tous devant la loi. Enfin, Schmitt insiste, avec la notion d'"État d’urgence économique", sur la nécessité de concentrer, entre les mains de l’exécutif, la décision publique en matière économique. 

Le renforcement du rôle de l’État passe par un affaiblissement structurel des contre-pouvoirs, principalement les médias et la justice, dont le rôle est d’empiéter sur le pouvoir de l’État. Pour cela, les démocraties illibérales utilisent les moyens légaux, en réformant la loi et en utilisant les mécanismes du marché. Pour réduire l’indépendance de la presse, les gouvernements du PiS et du Fidesz réécrivent la loi. En Pologne, la Petite loi sur les médias (2015) a retiré au Conseil national de la radio et de la télévision le pouvoir de nommer les directeurs des médias publics pour le donner au gouvernement. La Grande loi sur les médias (2016) a instauré l’autorité du Conseil national des médias qui a le droit de nommer et de destituer les membres des conseils d’administration des médias publics, mettant de facto fin à l’indépendance des médias publics.

Une autre technique consiste à privilégier certains médias au détriment des autres, par des politiques de subventions publiques. Dans une situation où les médias sont soumis à une concurrence féroce, les déséquilibres économiques que cela engendre peuvent s’avérer fatals pour la survie de certains. En Hongrie, les politiques de subventions de l’État aux médias entraînent la disparition pure et simple de certains titres de l’opposition, dont le principal quotidien de gauche Népszabadság, en 2016, ou Index, en 2020. Aujourd’hui, près de 90 % des médias publics et privés appartiennent au Fidesz et aux oligarques proches du gouvernement. En Pologne, les médias publics sont ainsi devenus, dès l’arrivée du PiS au pouvoir, des instruments de propagande, sans aucune considération d’équilibre ou d’éthique.

Le virage autoritaire du régime polonais et hongrois a été depuis longtemps pointé du doigt par les organismes de veille sur la santé de la démocratie et par l’Union européenne.

Quant aux médias privés, ceux-ci sont très pluralistes. Mais les événements récents semblent confirmer une volonté de les "repoloniser". Le 7 décembre 2020, le groupe énergétique national PKN Orlen, dirigé par un membre du parti ultraconservateur Droit et justice, a annoncé le rachat des journaux et sites internet d’un géant de la presse régionale Polska Press, détenus jusqu’ici par un grand éditeur allemand. Propriétaire de 20 quotidiens régionaux sur 24, de 120 hebdomadaires, d’une agence de presse et d’environ 500 sites Internet, ce groupe touche quotidiennement près de 17 millions de personnes.

L’Europe peut-elle encore défendre l’État de droit ? 

En s’en prenant à la justice et à la presse, les gouvernements polonais et hongrois s’attaquent au cœur du système démocratique. Car le rôle de ces contre-pouvoirs est d’empiéter sur le pouvoir des autres acteurs qui interviennent dans l’espace public, au premier rang desquels l’État, et d’assurer ainsi à chacun la possibilité de s’exprimer en public en parfaite égalité et sans craindre de persécutions. Même si, en réalité, l’État et l’individu (ou une association ou un parti politique) ne sont pas égaux, dans l’espace public, ils doivent pouvoir agir comme si c’était le cas. C’est la condition pour que les acteurs représentant les intérêts des différents groupes qui composent la société puissent discuter librement entre eux et élaborer ainsi la notion d’intérêt général pouvant concurrencer celle portée par le pouvoir en place. Le contrôle des médias et de la justice assure au pouvoir une position hégémonique dans l’espace public et lui permet d’imposer ses valeurs et sa façon de penser comme les seules légitimes. La monopolisation du politique par l’État encourage ses velléités autoritaires.

Une autre conséquence de ce processus est la formation d’un État extrêmement centralisé, avec des élites soudées autour du leader et de sa "famille politique". En Hongrie, Lőrinc Mészáros, un ami d’école de Viktor Orbán et plombier de formation, a multiplié son patrimoine par cinquante en quelques années seulement, aux contrats publics, pour devenir en 2018 l’homme le plus riche du pays, avec une fortune estimée à 1,2 milliards d’euros. Cette concentration de richesses entre les mains de quelques oligarques est sans précédent dans l’histoire moderne de la Hongrie, valant parfois à ce pays le qualificatif d'"État mafieux" ou de "république des cartels". 

Ce virage autoritaire du régime polonais et hongrois a été depuis longtemps pointé du doigt par les organismes de veille sur la santé de la démocratie et par l’Union européenne. En 2017, la Commission européenne a demandé au Conseil de déclencher une procédure de sanction à l’encontre de la Pologne, au titre de l’article 7 du traité sur l’Union européenne, et en 2018 et 2020 contre la Hongrie. La procédure, longue et fastidieuse, n'a jamais démontré son efficacité puisqu'elle n'a jamais été menée à son terme. Le vote sur les sanctions doit par ailleurs être adopté à l’unanimité moins une voix du Conseil européen, alors que la Pologne et la Hongrie ont annoncé qu'elles se soutiendraient mutuellement si la procédure allait au bout. En 2020, Freedom House a rétrogradé la Hongrie du rang de "démocratie" à celui de "régime hybride", aux côtés de la Serbie et du Monténégro. Quant à la Pologne, elle est passé du statut de "démocratie consolidée" à celui de "démocratie semi-consolidée".

Pour rester sur le chemin de la démocratie libérale, les pays d’Europe centrale et orientale ont besoin de comprendre que choisir un État fort pour défendre l’intérêt de la communauté finira par se tourner contre celle-ci, en engageant l’État sur la voie de l’autoritarisme.

Pour rester sur le chemin de la démocratie libérale, les pays d’Europe centrale et orientale ont besoin de comprendre que choisir un État fort pour défendre l’intérêt de la communauté finira par se tourner contre celle-ci, en engageant l’État sur la voie de l’autoritarisme. Un rappel de leur propre expérience avec les autoritarismes au cours du 20e siècle devrait les aider. Mais ils ont surtout besoin de constater que les solutions à leurs problèmes - déclin démographique, creusement des inégalités, insécurité géopolitique - sont solubles dans le cadre de la démocratie libérale. Pour cela, les autres démocraties libérales européennes doivent entendre leurs préoccupations et construire avec eux des solutions à ces problèmes. Autrement, la Pologne et la Hongrie - et d’autres pays après eux - se tourneront vers d’autres horizons d’espérance. 

Le compromis atteint le 13 décembre sur le budget européen et le plan de relance, qui retarde de deux ans la mise en œuvre de la règle de conditionnalité de l’État de droit donne aux gouvernement hongrois et polonais - et autres qui décideraient de suivre un chemin similaire - un sursis de nécessaire pour redéfinir ce qui constitue des "fonds publics" et continuer à canaliser les fonds européens vers les fondations privées, contrôlées par l’oligarchie proche du pouvoir. Les principales victimes de ce compromis seront incontestablement le peuple hongrois et polonais et, au sens plus large, le respect du principe de l’État de droit en Europe. 

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