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27/05/2019

Les deux guerres froides de l'Amérique

Les deux guerres froides de l'Amérique
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Donald Trump se lance dans deux guerres économiques à la fois. Contre l'Iran, il utilise l'arme des sanctions pour faire tomber le régime des mollahs. Contre la Chine, il brandit taxes et interdictions pour éviter une suprématie technologique. Dans les deux cas, il n'est pas impossible que le président américain l'emporte.

L'Amérique a-t-elle les moyens de mener deux guerres à la fois, une en Asie contre la Chine, une au Moyen-Orient contre l'Iran ? Au temps de la guerre froide, les experts en stratégie soulignaient que les Etats-Unis étaient la seule puissance à pouvoir mener de front deux conflits simultanément. Il s'agissait, il est vrai, de conflits militaires.

Aujourd'hui, alors que la guerre économique est en train de devenir, pour plagier Clausewitz, "la poursuite de la politique par d'autres moyens" ou, plus exactement, un "substitut à la guerre", qu'en est-il vraiment ? Y a-t-il des guerres économiques de choix et d'autres de nécessité, pour emprunter une formule qui s'appliquait hier encore exclusivement aux guerres tout court ? Peut-on décrire les sanctions économiques toujours plus strictes contre l'Iran comme la forme moderne d'une guerre de choix et les sanctions contre le géant chinois Huawei comme l'expression d'une guerre de nécessité ?

Autrement dit, Donald Trump n'est peut-être pas le bon président pour les Etats-Unis, mais sa politique à l'égard de la Chine contient des éléments positifs. Il fallait qu'une voix s'élève, pour mettre un terme aux comportements déviants et inacceptables de Pékin.

L'Amérique n'intervient pas, comme elle le faisait hier au temps de la guerre froide contre l'URSS, au nom de l'intérêt général, mais au nom de l'Amérique seule.

Le problème, bien sûr, c'est que l'Amérique n'intervient pas, comme elle le faisait hier au temps de la guerre froide contre l'URSS, au nom de l'intérêt général, mais au nom de l'Amérique seule et au mépris le plus total d'un ordre multilatéral qu'elle exècre désormais. L'Europe, de son côté, est légitimement partagée entre la satisfaction de voir enfin un acteur de poids parler haut et fort à la Chine et la peur d'être la prochaine cible de l'Amérique, dans son processus de déconstruction systématique du multilatéralisme.

Pour tenter de clarifier la situation géopolitique actuelle et la nature des risques auxquels nous nous trouvons collectivement confrontés, il est indispensable de comprendre les objectifs des différents protagonistes. Que veulent les Etats-Unis et la Chine, sans oublier l'Iran ?

Face à la Chine, l'Amérique entend réaffirmer son statut incontestable de "numéro un". Le monde n'est sans doute plus unipolaire, comme il a pu l'être pendant une décennie, de l'effondrement de l'URSS en 1991 à celui des tours de Manhattan en 2001. Qu'importe, l'Amérique ne saurait tolérer de véritable rival. Elle n'accepte pas l'idée communément répandue selon laquelle le XXe siècle était le siècle de l'Amérique et le XXIe siècle celui de la Chine.

Sur le plan militaire, la Chine est très loin d'égaler les Etats-Unis. Sur le plan économique, la croissance américaine rebondit spectaculairement au moment où celle de la Chine se tasse, de manière significative. Mais, sur le plan technologique, la Chine commence à faire jeu égal avec les Etats-Unis. Pis, elle marque des points spectaculaires dans certains domaines stratégiques. Est-ce acceptable ? Peut-on laisser une puissance, toujours plus autoritaire, être en capacité d'utiliser à son profit des informations qu'elle serait seule à posséder ?

Huawei en Chine, le nucléaire en Iran, le parallèle est facile, trop tentant peut-être. Peut-on laisser "l'arme absolue" aux mains d'un régime mû par une idéologie absolue ? Les intentions américaines sont de fait plus claires qu'il n'y paraît et pourraient se résumer ainsi : en Asie, freiner la Chine et au Moyen-Orient, renverser le régime des mollahs, avec le double risque de stimuler l'énergie et l'autosuffisance des Chinois et de conforter le clan des durs en Iran.

Un régime structurellement contradictoire

Les intentions chinoises sont à l'exact opposé de celles des Etats-Unis. Assurer la suprématie, sinon le contrôle total de la Chine sur l'Asie dans un premier temps, redevenir la première puissance mondiale à terme et affirmer ainsi la supériorité du modèle de pouvoir autoritaire et centralisé à la chinoise et, au-delà, la prééminence de la civilisation chinoise sur le modèle démocratique et plus globalement la civilisation occidentale.

Offensives, les intentions chinoises sont aussi défensives. Il s'agit de maintenir en vie un régime qui - contradiction structurelle - est tout à la fois communiste et capitaliste. Il faut pour cela un contrôle toujours plus grand sur la société, accompagné pour faire bonne mesure par un niveau suffisant de croissance et un degré élevé d'émotions patriotiques.

Washington, Pékin, Téhéran : personne ne veut la guerre et tout le monde joue avec le feu.

Les intentions de Téhéran sont, elles aussi, très largement défensives. Le régime des mollahs a choisi une double fuite en avant, en étendant son influence régionale et en choisissant le style de la provocation permanente pour assurer la survie d'un régime dont il connaît trop bien les fragilités.

Washington, Pékin, Téhéran : personne ne veut la guerre et tout le monde joue avec le feu. De la mer de Chine au golfe Persique, les risques de guerre par accident sont toujours plus grands. Avec le danger bien réel que chacun ne surestime ses cartes et ne sous-estime celle de ses adversaires.

Objectivement, les cartes de l'Amérique face à la Chine et plus encore à l'Iran sont les meilleures tant sur le plan militaire que sur le plan économique. Mais la capacité de sacrifice, sinon de souffrance, du peuple chinois - galvanisé de plus par l'évocation des traités inégaux imposés par l'Occident -, même si elle ne saurait être exagérée, est très supérieure à celle du peuple américain. De la même manière, le régime iranien joue depuis toujours la carte de l'humiliation.

À l'inverse, l'Amérique doit faire face à la réticence, sinon à l'hostilité de ses citoyens, à s'engager dans des conflits lointains. Dans ce contexte, l'arme économique peut apparaître tout à la fois, moins coûteuse et plus efficace. Mais elle contient le risque que la guerre économique ne débouche accidentellement sur la guerre tout court.

Avec cette question lancinante : si guerre il y a, interviendra-t-elle plutôt en mer de Chine ou dans le Golfe ?

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 25/05/19)

Copyright : Brendan Smialowski / AFP

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