AccueilExpressions par MontaigneLes conséquences de la guerre en Ukraine pour la sécurité alimentaire de la France et de l’AfriqueL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.04/07/2023Les conséquences de la guerre en Ukraine pour la sécurité alimentaire de la France et de l’Afrique EnvironnementImprimerPARTAGERAuteur Hugues Bernard Chargé de projets - Climat et environnement La guerre en Ukraine pose une menace sérieuse sur la sécurité alimentaire mondiale. La Russie et l'Ukraine, communément considérées comme les “greniers à grain” du monde, comptent en effet parmi les plus importants producteurs et exportateurs de céréales et d’oléagineux. Victimes directes des ruptures des chaînes d’approvisionnement mondiales, les pays les plus dépendants aux importations agricoles russo-ukrainiennes sont confrontés à de réelles difficultés de disponibilité de denrées alimentaires.Un accord avait été négocié en juillet 2022 entre la Russie et l'Ukraine pour débloquer les céréales des ports ukrainiens et assurer un minimum d’approvisionnement mondial. La décision prise par Moscou le 17 juillet de ne pas prolonger l'accord révèle le caractère éminemment stratégique de l’agriculture dans le conflit. Comme l’énergie, elle est devenue une arme géopolitique de premier plan.En ce qui concerne la France, cette note montre que notre sécurité alimentaire s’est révélée résiliente au conflit. Notre faible dépendance aux importations agricoles russo-ukrainiennes, l’intensité de notre production agricole nationale et les efficaces échanges intra-européens permettent d’assurer la disponibilité alimentaire dans notre pays. La guerre a en revanche des effets inflationnistes élevés, sur les prix des matières premières agricoles et énergétiques, augmentant les coûts de production agricole, et se répercutant sur les prix à la consommation. Si cette dynamique inflationniste frappe l’ensemble des pays du monde, à des degrés plus ou moins élevés, ce sont certains pays vulnérables du continent africain qui sont les plus affectés.Il y a presque un an, le 22 juillet 2022, était conclu, sous l’égide de l’ONU, l’accord d’Istanbul, entre l’Ukraine et la Russie, permettant l’exportation des quelque 25 millions de tonnes de blé ukrainien restées bloquées dans les ports de la Mer Noire depuis le début de la guerre. Josep Borrell, chef de la diplomatie de l’Union européenne (UE), saluait alors “une avancée cruciale dans les efforts visant à surmonter l’insécurité alimentaire mondiale”.En plus des céréales et autres denrées alimentaires, l’accord avait permis d’assurer l’exportation d’engrais, y compris l’ammoniac, grâce à un couloir humanitaire maritime sûr au départ de trois ports ukrainiens : Tchornomorsk, Odessa et Ioujne-Pivdenn, vers le reste du monde. Initialement valable pour une durée de cent-vingt jours, l’accord avait été renégocié à plusieurs reprises entre les parties ukrainiennes et russes jusqu'à cette date du 17 juillet 2023 où pour la première fois la Russie y a mis un terme : une décision que le gouvernement français qualifie de "chantage sur la sécurité alimentaire mondiale".La Russie et l'Ukraine ont des positions dominantes sur les marchés mondiaux d’engrais et d’énergies fossiles, ce qui justifie les craintes pour la sécurité alimentaire mondiale.Pour cause, la Russie et l'Ukraine comptent parmi les plus importantes puissances agricoles. Elles figurent toutes deux en 2021 au rang des trois premiers exportateurs mondiaux de blé, d'orge, de maïs, de colza et d'huile de colza, de graines de tournesol et d'huile de tournesol. Les deux pays ont des positions dominantes sur les marchés mondiaux d’engrais et d’énergies fossiles, ce qui justifie a fortiori les nombreuses craintes que suscite la guerre en Ukraine pour la sécurité alimentaire mondiale.Pour de nombreux pays qui dépendent des importations alimentaires russo-ukrainiennes, la guerre affecte l’équilibre des échanges agricoles. - Le déroulement des combats a eu un impact significatif sur la production agricole ukrainienne : en 2022, la récolte de blé a baissé de 20 % par rapport à l’année précédente, tandis que celles de tournesol et de maïs ont chuté de 40 %. La situation devrait empirer en 2023 avec des premières prévisions de perte de 50 % de la récolte de blé en Ukraine. - Les restrictions commerciales infligées à la Russie en réponse à l'invasion ont contribué à la "flambée" rapide des prix de ces produits de base en raréfiant l’offre disponible. - La perturbation des chaînes d'approvisionnement et les craintes de pénurie ont poussé certains grands pays producteurs de grain, comme l'Inde et la Chine, à réduire leurs exportations vers le reste du monde pour augmenter outre mesure leurs réserves de stocks.En conséquence, l’indice des prix de la FAO, entre 2019 et le mois de mars 2022, a atteint de nouveaux records : le prix des céréales au niveau mondial a augmenté de 48 %, ceux du gasoil de 85 % (pour les machines agricoles) et ceux des intrants (engrais et phytosanitaires) de 35 % ; dépassant considérablement les niveaux de 1970 (chocs pétroliers), 2008 (émeutes de la faim) et 2011 (printemps arabe). Si les hausses de prix des matières agricoles sont mondiales, certains pays, tels que la France ou l’Espagne, parviennent à les absorber mieux que d’autres, selon leurs niveaux de dépendance aux importations, leurs capacités locales de production et leurs modes de consommation.La disponibilité des denrées alimentaires en France est relativement peu affectée par la guerre en Ukraine. Notre sécurité alimentaire, c’est-à-dire notre capacité à disposer d’une nourriture en quantité disponible (volumes) et accessible (prix), repose sur une production nationale conséquente et des mécanismes d’échanges intra-européens efficaces. En outre, les importations agricoles russo-ukrainiennes pèsent moins de 4 % de nos imports totaux de produits agro-alimentaires, ce qui nous protège relativement bien des ruptures des chaînes d’approvisionnement.En revanche, notre dépendance aux engrais et énergies fossiles importés pousse les prix vers le haut. Cette vulnérabilité, mise en exergue par la guerre et les poussées inflationnistes, fragilise les producteurs : les coûts à la production ont augmenté de 30 % en janvier 2023 par rapport à l’année 2022.Les coûts à la production ont augmenté de 30 % en janvier 2023 par rapport à l’année 2022La hausse des charges (énergies fossiles et engrais) pour le producteur se répercute ensuite sur les prix à la consommation. Les niveaux d’inflation alimentaire atteignent à l’été 2023 + 25 %, un niveau remarquablement haut et qui contraint de nombreux ménages à rogner leurs dépenses alimentaires.Dans d’autres régions du monde, particulièrement sur le continent africain, la guerre en Ukraine pose une menace directe à la sécurité alimentaire. C’est principalement le cas pour les pays dépendants des importations russo-ukrainiennes et ne disposant pas d’alternatives d’approvisionnement ou de production. La Somalie et le Soudan, par exemple, importent respectivement 100 % et 75 % de leur blé en provenance de la Russie et de l’Ukraine. À plus long terme, l’inflation alimentaire pose un risque réel sur la stabilité politique des régions les plus touchées. Les émeutes de la faim en 2007-2008 et les événements du printemps arabe en 2011 illustrent la corrélation directe entre le prix des produits agro-alimentaires et la stabilité institutionnelle.Si notre sécurité alimentaire n’est pas mise en péril par la guerre, cette dernière révèle les dépendances de notre système agricole en matière d’importations d’engrais de synthèse et d’énergies fossiles. La France est peu dépendante des importations agricoles russo-ukrainiennes. Tout comme la Russie et l’Ukraine, la France est un acteur dominant du marché alimentaire mondial. Notre pays est le cinquième exportateur mondial de produits alimentaires, et le premier producteur européen avec près de 18 % de la production totale du continent, devant l'Allemagne (14 %) et l'Italie (14 %). En 2019, la production agricole française s’établissait à 77 milliards d’euros et les secteurs agricole et agroalimentaire comptent parmi les rares secteurs excédentaires (8,5 milliards d’euros d’excédent en moyenne sur les dix dernières années).En termes de commerce agricole bilatéral (France-Ukraine et France-Russie), la guerre ne met pas en péril notre approvisionnement alimentaire. Pour cause, la France est concurrente de ces deux pays sur la production et l’exportation de céréales, particulièrement du blé. Les importations russes représentent moins de 1 % du total importé en France (en volumes) : principalement du colza (40 000 tonnes), du soja (28 000 tonnes) et du poisson (11 000 tonnes) et la part des importations ukrainiennes - un peu plus conséquente - représente 3 % de nos importations totales (en volumes). L'Ukraine est en effet notre premier fournisseur de tournesol (650 000 tonnes) et notre deuxième fournisseur de colza (420 000 tonnes), après le Canada.Cette indépendance agricole vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine ne traduit pas pour autant une autosuffisance. En France, environ 20 % de notre alimentation est importée. Nous importons en majorité des fruits et légumes, des produits de la pêche ainsi que 70 à 80 % de nos besoins en miel (Graphique 1) .Pour pallier les insuffisances de sa production nationale, la France peut compter sur ses échanges intra-européens. La plupart des échanges agricoles et alimentaires arrivant et sortant de France se font avec nos voisins européens : la part des importations intra-européennes dans notre total d’importations s’établit à près de 61 % (en volumes importés). Dans le détail, la France importe principalement de l’Espagne (17 % de son total d’importations) puis de l’Allemagne et des Pays-Bas (tous deux 9 % de notre total). Ce dynamisme du marché intérieur européen permet à la France d’assurer sa sécurité alimentaire sans dépendre de pays tiers.Graphique 1 : importations et exportations de produits agroalimentaires en 2019 (en milliards d’euros)Source : Cour des comptes, La sécurité des approvisionnements alimentaires, page 232.La guerre a révélé la dépendance de notre modèle agricole aux énergies fossiles et aux engrais importés. Le fonctionnement du secteur agricole reste largement dépendant des énergies fossiles et engrais chimiques. En 2021, l’énergie consommée par le secteur agricole était à 74 % du pétrole (pour le fonctionnement des tracteurs et autres machines agricoles) et 5 % de gaz (pour le chauffage de certaines exploitations, animales ou végétales (e.g. serres)). Les 21 % restants sont de l’électricité. Dans le même temps, la plupart des exploitations agricoles, particulièrement dans la filière céréalière dont le taux d'exportation est très élevé, repose sur l’utilisation d’engrais minéraux pour améliorer la quantité et la qualité de leurs rendements.La France, ne disposant pas des ressources fossiles et minérales sur son territoire, importe une bonne partie de pétrole, gaz et engrais à la Russie. En 2021, 99 % du pétrole consommé est importé (9 % en provenance de la Russie) ; 99 % du gaz consommé est importé (17 % en provenance de la Russie) et, selon un rapport de la Cour des Comptes, 75 % des engrais chimiques consommés avant 2021 est importé. Là encore, la Russie tient une position mondiale de premier plan puisque le pays exporte une grande partie des minéraux indispensables à la fabrication d’engrais : 40 % des exportations mondiales d’azote, 20 % de phosphore et 40 % pour la potasse (au côté de la Biélorussie).La hausse des prix des matières énergétiques et agricoles augmente les coûts de la production agricole.Le cours des matières premières agricoles a flambé dès le début du conflit. Cette inflation est particulièrement marquée pour les produits exportés par la Russie et l’Ukraine, où le déficit entre l’offre disponible et la demande se creuse. C’est le cas du blé pour lequel les deux pays représentaient 30 % du commerce mondial avant la guerre. En septembre 2021, la tonne de blé s’échangeait autour de 240 € à la bourse de Chicago. Un an plus tard, les prix d’achat s’établissaient à 330 €/t, soit une progression de l’ordre de 70 %. L’inflation est également significative pour les graines oléagineuses comme le colza : la tonne de colza est passée de 470 €/t à 615 €/t, soit une augmentation de 30 % entre septembre 2021 et septembre 2022. Le pic inflationniste semble aujourd’hui être passé. L'accord d’Istanbul a permis de détendre les marchés : depuis juillet 2022, le cours des produits agricoles (céréales, huiles) décroît. Leur niveau de prix reste tout de même supérieur à celui de 2021.En plus des matières agricoles, l'augmentation des prix de l’énergie pèse elle aussi sur les coûts de production des exploitations agricoles. Entre septembre 2021 et septembre 2022, le cours du baril de pétrole passait de 65 $ à 80 $. Sur la même période, le prix de l'électricité sur le marché de gros a été multiplié par 10 (prix "spot") tandis que celui du gaz a été multiplié par 5. Cette augmentation du prix du gaz entraîne avec elle une hausse du prix des engrais azotés, dont la fabrication nécessite du gaz. À titre d’exemple, le cours de l’ammonitrate 33,5 % (l’un des principaux engrais) est passé de 400 €/t en septembre 2021 à près de 1000 €/t un an plus tard. Là encore, comme pour les produits agricoles, cette tendance inflationniste s’estompe progressivement : depuis la fin de l’année 2022, les cours du gaz diminuent et avec eux le prix des engrais, lequel n’a toutefois pas retrouvé des niveaux pré-2021.Au global, l’augmentation des coûts des intrants fragilise les producteurs agricoles, même si certaines filières tirent profit d’un fort effet de revenu. Selon l’INSEE, les prix des produits agricoles à la production se sont fortement accrus depuis trois ans, se situant en janvier 2023 à 30,3 % au-dessus de leur niveau de janvier 2020. Sur les dix premiers mois de 2022 en France, la hausse des prix atteint 45,5 % pour l’énergie, 24,6 % pour les aliments pour animaux et 87,5 % pour les engrais, autant de charges supplémentaires à absorber par l’amont agricole. Dès lors, deux options s'offrent aux exploitants : répercuter la hausse dans leur prix de vente, ou ne pas le faire, ce qui signifie comprimer leurs marges. Notons tout de même que cette hausse historique des prix a pu profiter à certaines filières, notamment les grandes cultures (céréales, oléagineux, protéagineux), qui ont pu profiter d’effets revenus exceptionnels. L’inflation à la production se répercute sur les prix à l’alimentation, un phénomène haussier partagé dans l’ensemble des pays européensLe niveau des prix alimentaires en France atteint des niveaux records. En mars 2023, l’INSEE constatait une hausse des prix alimentaires de 15,9 % par rapport à l’année précédente, un niveau remarquablement haut. Cette hausse doit d’ailleurs se poursuivre cet été : les négociations commerciales de février 2023 entre les industriels et la grande distribution ont largement répercuté sur la hausse des prix des intrants dans leurs prix de vente et laissent présager un pic de 25 % d’inflation d’ici à cet été, selon la Banque de France. Cette situation inflationniste contraint les ménages à rogner leurs dépenses alimentaires et accentue des fractures alimentaires déjà bien marquées : la taille du panier moyen diminue (effet-revenu) ainsi que la part des produits de bonne qualité comme la viande, les fruits et légumes et le bio (effet de substitution). À titre d’exemple, en octobre 2022, les produits “premiers prix” ont connu une croissance de 27 % quand les grandes marques étaient à 5,2 %.Tous les produits alimentaires ne sont pas affectés de la même façon par la hausse des prix (Graphique 2). Quand on regarde dans le détail, les prix des légumes frais sont les plus en hausse, suivis de près par les fromages et les céréales. Les légumes consommés en France sont en grande partie produits à l’étranger et le coût de l’importation avec la hausse du prix du pétrole se répercute sur les coûts de production.Tout de même, la France peut se rassurer d’un niveau d’inflation des prix des denrées alimentaires moins élevé que chez ses voisins (Graphique 3). L’Allemagne est le pays le plus touché avec un pic d’inflation proche de 23 % en mars. Cela s’explique principalement par sa plus grande dépendance aux importations de gaz russe, et donc son exposition à la variabilité des prix de l’énergie.La baisse actuelle des prix des matières premières laisse présager un recul progressif de l’inflation. Les industriels ont été plus rapides pour répercuter sur les prix la hausse des prix des matières premières que leur baisse. Selon la Banque de France, le taux de marge des industriels de l’agro-alimentaire a augmenté “sensiblement” en 2022. Le gouvernement a ainsi demandé la réouverture des négociations commerciales de manière anticipée pour faire revenir à la baisse les prix de certains produits.Graphique 2 : Évolution de l’inflation par catégorie de produitsSource : Indice des prix à la consommation - résultats définitifs (IPC) - mois de juillet 2022, mars et avril 2023. Réalisation : Institut MontaigneGraphique 3 : comparaisons des niveaux d’inflation alimentaire entre la France, l’Allemagne, l’Espagne et la moyenne de l’Union européenne.Source : INSEE (Indices des Prix à la Consommation) pour la France et Eurostat (food price monitoring tool) pour les autres pays. Réalisation : Institut MontaigneLa guerre en Ukraine a des répercussions significatives sur l’insécurité alimentaire dans le continent africainLa guerre réduit la disponibilité des denrées alimentaires dans le mondeMalgré la mise en place d’un corridor maritime après l’accord d’Istanbul et l’organisation de nouvelles routes terrestres par l’Europe de l’Est, les exportations ukrainiennes diminuent. Selon les chiffres du Ministère de l’Agriculture ukrainien, en 2022/2023, la République d'Ukraine a livré 41,9 millions de tonnes de céréales et de légumineuses, contre 45 millions l'année dernière. Une raison majeure est la réduction du nombre quotidien de départs de navires, tombé à moins de 3 départs par jour. De même pour les graines de tournesol, l'Ukraine n'a expédié à l'étranger que 69 % de son potentiel d'exportation, entre septembre 2022 et février 2023, rompant l'approvisionnement de nombreux pays.Dans le même temps, la production de produits agricoles ukrainiens devrait poursuivre sa baisse. En 2022, les agriculteurs ukrainiens ont vu leur surface de terres cultivables réduite de 22 %, soit 2,8 millions d’hectares en moins, une surface comparable à la Belgique. Cela impactera largement les campagnes de 2023 et 2024. Le Conseil de l’Europe prévoit ainsi une baisse de 45 % de la production agricole à horizon 2024 et une diminution de 43 % de ses exportations. De façon générale, plus les combats dureront plus la réduction du potentiel productif ukrainien sera forte. La récente destruction du barrage de Kakhovka réduira le potentiel agricole de la région pour de nombreuses années : un récent communiqué du ministère de l’Agriculture ukrainien fait état de 10,000 hectares directement par les inondations en aval du barrage, et des milliers d’autres, en amont, exposés à un risque accru de sécheresse.Pour certains produits, la diminution de l’offre ukrainienne sur les marchés mondiaux a pu être compensée par un relai pris par d’autres puissances exportatrices. C’est le cas de la France et de sa filière céréalière. Le chiffre record de notre balance commerciale agricole et agro-alimentaire en 2022 porté à 10,4 milliards d’euros s’explique par l’augmentation des exportations de céréales, particulièrement celles du blé dont les ventes ont largement augmenté par rapport à 2021 : + 25 % de volumes exportés. La filière agricole a notamment pu renforcer ses positions en Afrique du Nord, dont les pays comme la Libye, la Tunisie ou le Maroc. Dans le cas du Maroc par exemple, la part des importations de blé français a augmenté de 17 points depuis le début de la guerre en Ukraine.La restriction de l’offre alimentaire mondiale affecte particulièrement l’Afrique du Nord et de l’Est.Entre 2018 et 2020, le continent africain a importé 44 % du total des importations africaines de blé de la Fédération de Russie (32 %) et de l’Ukraine (12 %). Pas moins de 25 pays africains importent plus d'un tiers de leur blé en provenance de ces deux pays, et 15 d'entre eux en importent plus de la moitié. Par exemple, la Somalie et le Bénin importent 100 % de leur blé en provenance de la Russie et de l’Ukraine, tandis que le Soudan en importe à 75 %. Pour ces pays, il existe peu d’alternatives de remplacement : l'offre régionale de blé étant relativement faible (et en constante réduction avec le changement climatique), le commerce intra-africain est limité, et de nombreuses régions du continent ne disposent pas d'infrastructures de transport et de capacités de stockage efficaces.Cette restriction de l’offre s’accompagne là encore d’une hausse de l’inflation alimentaire. Entre mars et décembre 2022, l’inflation alimentaire moyenne en glissement annuel s’est établie à 29 % en Afrique du Nord. Ce chiffre, supérieur de 10 points à la moyenne mondiale sur la même période (17 %) s'explique par la constitution des régimes alimentaires des pays pauvres plus concentrés sur des produits fortement inflationnistes (notamment le blé et les oléagineux). De plus, les ménages les plus vulnérables pâtissent d’une forte élasticité-prix du fait de la part élevée que représente l’alimentation dans leur budget : selon les estimations de la Banque Mondiale, pour chaque point d’augmentation des prix des denrées alimentaires, 10 millions de personnes basculent dans l'extrême pauvreté. Dans ces régions les plus menacées comme l'Afrique subsaharienne et l'Afrique du Nord, les ménages consacrent déjà en moyenne plus de 50 % de leur budget mensuel à la nourriture, laissant à ce stade peu de place pour absorber une nouvelle hausse de prix. Dans le même temps, les États en question ne disposent pas des marges de manœuvre budgétaires pour soulager cette inflation à travers notamment des mécanismes de bouclier budgétaire comme on a pu en observer en Europe. L’effort demandé aux ménages est ainsi maximal. Graphique 4 : Dépendance à l'égard du blé dans les pays africains et les pays les moins avancésSource : UNCTAD, The Impact On Trade And Development of The War in Ukraine, page 5.La guerre en Ukraine fait peser des risques d’instabilité politiqueIl existe un lien très étroit entre l’augmentation des prix des produits agroalimentaires et l'instabilité politique. Le Graphique 5 illustre bien la coïncidence entre les pics de prix des produits agroalimentaires et des événements politiques majeurs, tels que les émeutes de la faim de 2007-2008 et le printemps arabe en 2011. En 2021, 8 000 protestations sociales ont éclaté à travers le continent en réaction à la hausse des prix à la consommation. La situation actuelle est d’autant plus préoccupante que les prix de l’alimentation ont atteint en 2022 des niveaux encore plus élevés que 2008 et 2011. En 2019, un rapport conjoint de la FAO et du Programme Alimentaire Mondiale (PAM) confirmait que l’insécurité alimentaire extrême augmentait la prévalence de déplacements migratoires et de conflits armés.À part au Soudan - où la guerre civile actuellement en cours s’effectue dans un contexte de +50 % du prix du pain - le continent africain est relativement épargné par des “émeutes de la faim”. Il est à ce titre intéressant d’observer dans ces pays un transfert de consommation du blé vers le riz. Le riz est en effet l’une des rares céréales dont le prix n’a connu qu’une hausse limitée : + 8 % entre février et juillet 2022. Certains pays africains ont ainsi substitué une partie de leur consommation de blé par du riz, ce qui explique aujourd’hui la hausse récente du prix du riz et la baisse de celui du blé.Graphique 5 : La hausse des prix fait craindre pour la sécurité alimentaire et la stabilité politiqueSource : UNCTAD, The Impact On Trade And Development of The War in Ukraine, page 6.En conclusion, le secteur agricole français a montré sa résilience face aux effets de la guerre en Ukraine. Notre faible dépendance vis-à-vis des importations russo-ukrainiennes, combinée à notre importante production agricole et nos échanges intra-européens, a permis d’assurer notre sécurité alimentaire et celle de nos partenaires : la France a en effet augmenté ses exportations de blé, notamment en Afrique du Nord.La guerre a en revanche révélé la dépendance de notre système agricole aux énergies fossiles et engrais importés. La restriction de l’offre mondiale a en effet tiré les prix vers le haut. La France connaît des niveaux d’inflation très élevés pesant sur les coûts de production des agriculteurs et se répercutant in fine sur les consommateurs. Ce phénomène inflationniste est tout de même moins élevé en France que chez nos voisins européens.Au final, la guerre en Ukraine a un impact considérable sur la sécurité alimentaire dans le reste du monde, particulièrement en Afrique du Nord et de l’Est. Ces régions sont en effet dépendantes des importations russo-ukrainiennes. Cette situation place leurs populations dans des situations de détresse économique et humanitaire extrêmes. À terme, si l’insécurité alimentaire s’installe, elle crée un risque d’instabilité politique sérieux.L’auteur souhaite remercier les personnes auditionnées pour ce travail - Hervé Gaymard, ancien Ministre de l'Agriculture, et de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, membre de l'Académie des Sciences Morales et Politiques. - Pierre-Ange Savelli, haut-fonctionnaire. Ainsi que Jonathan Guiffard, senior fellow à l’Institut Montaigne, Baptiste Larseneur, expert sur les sujets d’éducation à l’Institut Montaigne, et Pierre-Marie Décoret, Fondateur de Tripto, pour leurs précieuses relectures. Copyright Image : STRINGER / AFPUne photo prise le 11 juin 2022 montre le chargement d'orge sur le cargo Sormovo-2 dans le port international de Rostov-sur-le-Don. Ce cargo est destiné à la Turquie.ImprimerPARTAGERcontenus associés 01/03/2023 Les conséquences de la guerre en Ukraine : regard depuis l'Égypte Saïd Hanafi 07/03/2023 Un an de guerre en Ukraine : quel bilan pour les sanctions économiques occi... Agathe Demarais