Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
09/10/2023

Le Sud Global existe-t-il ?

Le Sud Global existe-t-il ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

"Sud global" : le vocable peut sembler contestable et, face à l’hétérogénéité des pays du sud, on se gausserait à peu de frais de son manque de pertinence. C’est pourtant en tant que réalité subjective que ce "sud global" doit être pris en compte : la communauté de ressenti qu’elle rassemble crée une solidarité politique de fait qui implique une certaine vision de l’ordre international et des relations avec l’Occident, nous démontre Michel Duclos. Dans ce contexte et face à la Chine et à la Russie, comment adapter notre stratégie diplomatique ?

On ne parle plus aujourd’hui de Tiers-Monde. Les Non-Alignés existent toujours mais l’expression dégage un parfum de naphtaline. Le G77 et autres regroupements propres aux enceintes multilatérales ne parlent pas au grand public. Une autre formule semble se substituer à ces étiquettes, celle de "Sud Global".

Elle a au moins le mérite de rendre un son moins dévalorisant que celle de Tiers-Monde. Elle correspond aussi à une réalité objective, une autre réalité plus psychologique, une troisième enfin, à caractère politique, et que l’on dira "en puissance".

L’impact de la globalisation

La réalité objective est que la globalisation a changé la situation d’un grand nombre de pays qui formaient le Tiers-Monde lorsque Alfred Sauvy a inventé l’expression. A partir des années 80, les réformes faites en Chine puis en Inde, s’ajoutant aux effets sur le commerce mondial du néo-libéralisme, ont placé des pays qui végétaient sur une trajectoire de croissance. L’Afrique a à son tour emprunté le même chemin dans la première décennie de ce siècle, notamment par contrecoup de de la croissance chinoise.

On peut comprendre que les anciens pays du Tiers-Monde, à travers l’expression de "Sud global", soient attachés au statut nouveau auquel ils ont accédé.

Les contempteurs de l’expression "Sud Global" ont évidemment raison de dénoncer les disparités entre quelques géants du Sud qui tirent leurs épingles du jeu et une myriade de pays restés vulnérables, particulièrement touchés d’ailleurs par la crise du Covid et par la transition climatique.

Il n’en reste pas moins que la globalisation a suscité un souffle de progrès général et l’on peut comprendre que de ce point de vue les anciens pays du Tiers-Monde, à travers l’expression de "Sud global", soient attachés au statut nouveau auquel ils ont accédé.

On touche ainsi à une réalité plus psychologique. L’effet de la globalisation se combine avec d’autres effets que l’on perçoit nettement dans les contributions au livre que nous avons dirigé,  Guerre en Ukraine et Nouvel Ordre du Monde. Nous pensons notamment au changement des générations, à la diffusion de la puissance, à l’impact des médias modernes. Le résultat, pour surprenant qu’il soit, est l’émergence d’une sorte d’ "éthos du Sud global" dont nos dirigeants auraient intérêt à tenir compte. Il faudrait certes une longue enquête pour le démontrer.

Donnons simplement quelques exemples. Dans l’espace francophone, les leaders politiques qui ont mené la révolte contre la colonisation l’ont fait au nom des idéaux de la République. Cela ne parle plus aux jeunes générations. Il ne reste que le ressentiment. L’ouverture des pays concernés à la globalisation, et en pratique la présence de la Chine mais aussi des États-Unis ou de la Turquie, voire des États du Golfe et de la Russie (sous la forme de Wagner) relativise le prestige des anciennes puissances coloniales.

Changement des générations, diffusion de la puissance, impact des médias modernes : le résultat est l’émergence d’une sorte d’ "éthos du Sud global'. 

Plus surprenant, les idées et les émotions - ou les passions pour reprendre l’analyse de Pierre Hassner - circulent très vite désormais, au sein du Sud comme dans le Nord. Aujourd’hui, on est surpris de voir des interlocuteurs africains, algériens mais aussi émiriens ou turcs tenir le même discours sur les tares de la colonisation ou sur le péché de "deux poids deux mesures" imputés aux Occidentaux, bien que leurs pays respectifs aient connu des expériences historiques différentes.

En Amérique du Sud, le ressentiment a d’autres causes et se porte surtout sur les États-Unis. Il n’en est pas moins bien présent.

Naturellement, il serait absurde de parler d’une homogénéisation absolue des perceptions mais il y a bien une attitude d’esprit commune à de nombreux pays du Sud. Au début de l’agression russe contre l’Ukraine, dans les enceintes où Occidentaux et représentants du Sud se retrouvaient, lorsque les premiers souhaitaient une condamnation de la Russie, les interlocuteurs du Sud - toutes origines géographiques confondues - étaient réticents.  Ils avançaient instinctivement l’idée que "ce n’est pas notre guerre". Force est de reconnaître que l’on observe le même décalage des sensibilités face à l’actuel conflit entre Israël et le Hamas.

Pour une géopolitique du Sud global

On objectera à cela qu’en fait, lorsque l’on passe aux votes à l’Assemblée Générale des Nations-Unies, une majorité des voix des pays d’Amérique, d’Afrique ou d’Asie ont rejoint les Occidentaux dans la condamnation de l’agression russe. Où donc y aurait-il une identité politique, fût-elle en devenir, du Sud Global ?

Il n’y a pas de "bloc du Sud", c’est une affaire entendue, mais il y a bien dans les pays du Sud un refus général de la politique des sanctions, perçue comme la version moderne de l’impérialisme occidental. Beaucoup de dirigeants de ces pays portent le même jugement : "aujourd’hui ce sont les Russes (après les Indiens, les Iraniens et bien d’autres), demain ce pourrait être nous". Il y a aussi une inclination chez beaucoup à attribuer une part des responsabilités du déclenchement de la guerre aux Occidentaux ; ou à reprocher aux Occidentaux les conséquences négatives qui résultent pour eux, par exemple en termes de sécurité alimentaire ou d’accès aux engrais, de la guerre en Ukraine. La candidature d’une quarantaine de pays à rejoindre le club des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) fournit un indicateur clair d’une volonté de distance à l’égard du giron occidental. 

Il y a bien dans les pays du Sud un refus général de la politique des sanctions, perçue comme la version moderne de l’impérialisme occidental.

Si l’on esquisse une "géopolitique du Sud global", il faut en arriver à une autre donnée majeure. Derrière un moment d’affirmation du Sud à l’occasion de la guerre en Ukraine, on trouve en fait surtout un moment d’affirmation d’un peloton de tête au sein de ces pays. Chacun pense à l’Inde et à l’Arabie Saoudite, qui apparaissent pour l’instant comme les grands bénéficiaires du conflit ukrainien, et que les Occidentaux sont bien obligés de se concilier.

Mais on peut aussi citer la Turquie, l’Iran, l’Indonésie, les Émirats Arabes Unis voire le Maroc ou certains pays africains et d’Amérique du Sud. Pour une Afrique du Sud qui penche plutôt vers l’axe Moscou-Pékin, un Iran liant son destin au même axe, on trouve une série de "Grands du Sud" ou de "puissances moyennes" (selon la formule qui fait florès désormais) soucieux non pas de "ne pas prendre parti" comme à l’époque des Non-Alignés, mais de choisir l’un ou l’autre camp en fonction des sujets et de leur intérêt national.

C’est le "multi-alignement" théorisé par le ministre indien des Affaires étrangères, M. Jaishankar. Un corollaire de l’affirmation des "Grands du Sud" est qu’une subtile concurrence s’est instaurée entre certaines de ces puissances pour le leadership du Sud Global ; c’est le cas en particulier entre la Chine et l’Inde, l’une et l’autre d’ailleurs plus que des "puissances moyennes". On a pu l’observer au dernier G20 de New-Delhi, boycotté par le président Xi mais où la diplomatie indienne s’est efforcée - avec succès - d’éviter la rupture entre les camps en présence.  Il sera intéressant de suivre comment la Russie se situera dans ce jeu. 

Ce sont MM Poutine et Lavrov qui ont eu le génie tactique de faire émerger le club des Brics à la fin de la première décennie de ce siècle, alors que le statut de superpuissance vieillissante de la Russie ne rendait pas évidente sa jonction avec les puissances émergentes. La Russie en tire encore un bénéfice politique certain, mais son étoile commence manifestement à pâlir à côté de celle de la Chine, voire de l’Inde.

 

Une subtile concurrence s’est instaurée entre certaines de ces puissances pour le leadership du Sud Global.

Pour une stratégie vis-à-vis du Sud Global.

Quelles conclusions pratiques tirer de ces éléments d’analyse ?

  • Il nous paraît d’abord maladroit, du moins de la part de dirigeants politiques (les chercheurs peuvent s’exprimer comme ils le veulent), de mettre en cause le label "Sud Global", en mettant en exergue par exemple l’hétérogénéité des pays concernés. On peut dire certes qu’en utilisant le vocable de "Sud Global", on conforte un mythe que cherchent à exploiter la Russie ou la Chine. Mais l’inverse est vrai : dès lors qu’il est nécessaire de dialoguer avec ces pays, il serait contreproductif de paraître leur dénier l’identité dans laquelle ils semblent - pour l’instant du moins - se reconnaître ;
  • Une prise de conscience a déjà plus ou moins eu lieu du côté des Occidentaux de la nécessité de combler le fossé qui s’est creusé entre eux-mêmes et le Sud. Le sommet du G7 à Okinawa l’année dernière a décidé une série de mesures en faveur des pays les plus vulnérables. La France a pris l’initiative en juin d’un sommet sur un nouveau pacte financier mondial, destiné à réorienter la Banque Mondiale et le FMI vers les besoins du Sud, à la fois en termes de développement et de transition climatique. L’Union Européenne a lancé un projet "Global Gateway" plus ou moins concurrent de l’initiative des "routes de la soies" chinoise ("Belt and Road Initiative"). L’administration américaine fait tout pour se rapprocher de l’Inde ou de l’Arabie Saoudite, oubliant au passage son esprit de croisade initiale contre les autoritaires.

Faut-il exploiter les clivages au sein du Sud, ou les ignorer ou chercher des terrains communs au-delà des divisions ? 

  • Ces efforts pour tendre la main aux puissances émergentes restent dispersés. Ils se concentrent en outre sur les questions économiques ou liées aux "enjeux globaux". Ne serait-il pas temps de concevoir une véritable stratégie d’engagement du Nord - et donc en pratique de l’Ouest "systémique" (Europe, États-Unis, alliés asiatiques de ceux-ci) - vis-à-vis du Sud global, qui devrait aussi s’étendre aux questions de sécurité ? On se heurtera certes à l’obstacle des divisions, voire des tensions, au sein du Sud : le Sud Global, quel numéro de téléphone ? pour paraphraser une formule d’Henry Kissinger à propos de l’Europe.

Mais c’est précisément en cela qu’une stratégie serait utile : faut-il exploiter les clivages au sein du Sud, ou les ignorer ou chercher des terrains communs au-delà des divisions ? Sur quels terrains et dans quel cadre ? En tout cas, ne laissons pas la Russie, et surtout la Chine, se tailler sans entrave une clientèle dans le monde émergent ou simplement se cristalliser une opposition Nord-Sud qui n’a rien de fatale.

Copyright Image : ALET PRETORIUS / POOL / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne