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06/05/2022

Le spatial, terrain oublié de la guerre en Ukraine ?

Trois questions à Arthur Sauzay

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Le spatial, terrain oublié de la guerre en Ukraine ?
 Arthur Sauzay
Avocat Counsel, Allen & Overy

De toute évidence, la guerre qui sévit en Ukraine depuis le 24 février est avant tout une guerre terrestre. L’invasion russe, les destructions matérielles et les pertes humaines n’en sont que quelques exemples. Mais la place du spatial dans ce conflit ne doit pas être sous-estimée. Son rôle dans le suivi des avancées des troupes russes et dans la découverte de crimes de guerre, voire plus largement dans la contestation de l’ordre multilatéral qui a ordonné l’espace jusque là, est considérable. Arthur Sauzay, avocat et contributeur à l'Institut Montaigne sur les questions spatiales, répond à nos questions.

La guerre en Ukraine se déroule sur plusieurs terrains : terrestre, d’abord, informationnel et technologique ensuite. On parle moins du spatial dans ce conflit. Pourtant, aussi bien pour l’attaque que pour la défense, il semble être un élément clé. Quelle est sa place dans cette guerre ?

L’espace joue depuis la première guerre du Golfe un rôle majeur dans les conflits armés. La guerre en Ukraine ne déroge pas à cette règle. Comme dans les conflits précédents, le domaine spatial permet l’observation du champ de bataille grâce à des satellites ainsi que l’établissement de télécommunications sécurisées au service des forces armées. Des cyberattaques, outils utilisés par le pouvoir russe depuis plusieurs années, ont aussi été observées au début de l’offensive russe et ont atteint cette fois l’espace : la tentative de hacking du satellite Viasat l’illustre, bien qu’on ne puisse officiellement lier cette action au Kremlin pour le moment.

Mais la situation actuelle met en lumière deux nouveautés majeures : d’une part, de nouveaux acteurs privés ont mis à disposition du public et des médias des informations clés, collectées par leurs propres moyens. On peut citer toutes les images satellites qui sont parues dans la presse, montrant l’avancée des forces russes vers Kyiv en février et mars, et notamment la fameuse colonne de blindés. On peut aussi citer les images encore plus tragiques, témoignages des crimes de guerre qui auraient été perpétrés par les forces russes, en particulier dans la ville de Boutcha. De telles images existaient déjà par le passé. Cependant, elles étaient dans les mains des États, qui décidaient seuls de les exposer aux yeux du grand public. C’est là une des différences centrales avec l’arrivée de ces nouveaux acteurs privés : la capacité à générer un débat public qui n’aurait pas nécessairement eu lieu, faute de preuves. Elles vont nourrir la justice internationale qui se met en mouvement pour juger les crimes de guerre commis.

La place de l’information en temps de guerre connaît un tournant avec l’invasion de l’Ukraine.

D’autre part, la place de l’information en temps de guerre connaît un tournant avec l’invasion de l’Ukraine. Cette observation dépasse le simple cadre spatial. Mais le conflit russo-ukrainien s’apparente bel et bien à une guerre connectée d’un genre nouveau. Le spatial y joue un rôle crucial en permettant la connexion et le partage d’informations en direct, tant par les gouvernements que par les soldats et les civils eux-mêmes. Là encore, les acteurs privés jouent un rôle nouveau et important.

C’est le cas du déploiement du système Starlink par Elon Musk à la demande du Ministre ukrainien de la Transformation digitale Mykhailo Fedorov. Cette constellation de satellites connectés à des petites antennes distribuées par milliers dans les zones de combat permet d’y maintenir une connexion Internet y compris quand les installations terrestres (câbles et tours) sont touchées. En plus d’avoir permis aux civils coupés du réseau de garder un contact avec leurs proches, l’appui de ce système satellitaire a aidé les forces armées ukrainiennes à observer les avancées russes, relayées par les civils grâce à des applications pour smartphone dédiées

Enfin, il est important de noter que la menace nucléaire brandie par la Russie a un lien avec le domaine spatial. L’espace joue un rôle dans la dissuasion nucléaire à deux titres : les missiles intercontinentaux balistiques passent par le domaine spatial lorsqu’ils sont déployés, fait rappelé dans une scène surréaliste diffusée à la télévision russe ; en outre, le domaine extra-atmosphérique est important car c’est en orbite que se trouvent les satellites de détection de potentiels lancements d’attaques balistiques.

La stratégie spatiale se caractérise historiquement par une très forte coopération entre les nations spatiales, dont la Station spatiale internationale (ISS) est une illustration. Comment cette coopération est-elle mise à mal par la guerre menée par la Russie et que cela présage-t-il pour le futur alors qu’en février 2022 vingt-sept ministres européens chargés du spatial déclaraient que "la souveraineté européenne passe par l’espace" ?

Deux phénomènes ont structuré la géopolitique spatiale. D’abord, l’espace et ses enjeux ont longtemps semblé depuis 50 ans échapper aux logiques de conflits entre grandes puissances. On se rappelle du rapprochement entre les États-Unis et l’Union Soviétique dans les années 1970, en pleine Guerre froide, qui a donné naissance au projet de coopération sur la station russe Mir en 1986, puis à la Station spatiale internationale en 1998. Au cours des années 2000, la coopération spatiale semblait aussi épargnée par les secousses liées à la chute de l’URSS. Dans la période plus récente, Russes et Américains ont d’ailleurs continué à collaborer, et ce même après l’annexion de la Crimée en 2014.

Le deuxième phénomène que l’on a pu observer dans les dernières années a été le réalignement des stratégies spatiales des États. D’une part, on a assisté - comme dans d’autres domaines - à un net rapprochement entre les puissances russes et chinoises, illustré dans le spatial en 2021 par la volonté affichée de de la Russie de participer à la station spatiale chinoise lunaire. D’autre part, l’Amérique réaffirme sa volonté d’être la puissance spatiale mondiale de référence, comme le montrent les accords dits "Artemis" proposés en 2020 dans le cadre du projet de ramener des astronautes sur le sol lunaire à l’horizon 2025 : les États-Unis incitent fortement leurs alliés à s’y rallier en sachant pertinemment que Russes et Chinois s’y opposent. Il y a donc une forme de polarisation du spatial et une prise de distance avec le système multilatéral qui prédominait jusque-là.

Dans cette optique, la guerre en Ukraine marque une réelle accélération de ces deux processus de conflictualisation du domaine spatial et de polarisation des puissances. Une première matérialisation s’est faite avec l’annonce russe du souhait de se retirer de l’ISS. La portée de cette annonce reste incertaine à ce stade, les Russes maintenant pour l’instant une activité relativement normale au sein de la station. L’avenir de l’ISS, dont la durée de vie devrait être poussée jusqu’à la fin de la décennie, n’en est pas moins semé d'embûches, les Européens et les Américains réfléchissant déjà à des solutions en cas de retrait précipité de Moscou.

À court terme, si la Russie devait sortir rapidement des programmes internationaux en cours, l’impact serait majeur notamment pour l’ISS et les programmes de coopération avec les Européens (missions scientifiques, utilisations de moteurs russes pour les lanceurs, etc.). À moyen et long terme, il n’y a rien que les Russes ne sachent faire qu’Américains ou Européens ne peuvent développer. Toujours est-il que l’érosion du socle multilatéral sur lequel a été bâtie la coopération spatiale mondiale est très regrettable, vu son rôle unificateur au-delà des tensions terrestres du moment. Mais la politique de Vladimir Poutine ne laisse pas le choix…

L’Europe, comme sur le terrain énergétique, a subi dans le spatial l'immédiat contrecoup du conflit ukrainien. Le plus marquant est la suspension de programmes de coopération scientifique majeurs, dont le plus emblématique est le programme ExoMars - une sonde et un atterrisseur qui devaient partir dès 2022 vers Mars après un travail de longue haleine conduit par l'Agence spatiale européenne (ESA), avec la participation importante de l'agence spatiale russe Roscosmos.

L’Europe, comme sur le terrain énergétique, a subi dans le spatial l'immédiat contrecoup du conflit ukrainien.

Notre continent doit donc redéfinir sa place dans cette nouvelle "tectonique" du spatial, et dont les secousses ukrainiennes ne font qu'accélérer le mouvement des plaques. L’Europe doit-elle s’aligner sur les Américains dans le cadre des accords Artemis ? Ou au contraire chercher à maintenir une position d’équilibre avec la Chine, qui émerge depuis 10 ans comme la nouvelle superpuissance spatiale ?

Au printemps 2021, vous pointiez du doigt les avancées rapides du NewSpace, phénomène par lequel le secteur privé passe de simple fournisseur à un nouveau rôle de promoteur d’idées, porté par des ambitions et des méthodes nouvelles. En mars dernier, Elon Musk fournissait et déployait en Ukraine le système Starlink. Ce geste traduit-il une nouvelle étape du New Space, voire souligne la capacité du privé a prendre de meilleures initiatives que les États sur le sujet ?

Elon Musk a encore une fois marqué les esprits avec le déploiement de satellites Starlink en Ukraine. Son action souligne une caractéristique importante du NewSpace en montrant comment des acteurs privés se dotent de leurs propres capacités tant technologiques que politiques.

Et les signes d’activité du NewSpace dépassent largement le seul cas d’Elon Musk : outre le dynamisme des acteurs américains (en particulier les GAFAM, très investis dans le spatial), on voit la Chine, mais aussi l’Europe, accélérer leur soutien à l’émergence de nouveaux acteurs et nouvelles méthodes de coopération entre public et privé.

Néanmoins, bien que très visible et dynamique, le New Space reste très largement tributaire de la volonté des États. Les financements dans le spatial restent largement d’origine publique, même si les nouveaux acteurs réussissent à lever plusieurs milliards de dollars par an en capitaux privés. En outre, pour reprendre l’exemple de Starlink en Ukraine, on suspecte qu’une partie des envois d’antennes en Ukraine a été financée par le Département de la Défense des États-Unis, qui surveille de près le déploiement et l’impact de ce système dans les zones de combat. L’initiative du privé dans le spatial reste donc sous le contrôle étroit des pouvoirs publics. C’est désormais un des outils de puissance pour les États en matière spatiale, comme le montre d’ailleurs l’attention nouvelle portée par le Président de la République à ce sujet ces derniers mois.


Copyright : FADEL SENNA / AFP

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