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04/01/2023

Le sentiment anti-français en Afrique de l’Ouest, reflet de la confrontation autoritaire contre "l’Occident collectif”

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Le sentiment anti-français en Afrique de l’Ouest, reflet de la confrontation autoritaire contre
 Jonathan Guiffard
Auteur
Expert Associé - Défense et Afrique

Pourquoi parlons-nous autant du "sentiment anti-français" en Afrique de l’Ouest ?

Les attaques contre l’ambassade de France à Ouagadougou et l’Institut Français de Bobo Dioulasso, le 1er octobre 2022, les manifestations régulières au Mali, au Burkina Faso ou au Niger contre la présence française, le pillage des magasins français à Dakar, en mars 2021, ou les nombreuses invectives contre des responsables politiques français seraient l’illustration d’un sentiment anti-français bien ancré en Afrique de l’Ouest, ressenti par une majorité de la population qui rejetterait la présence française sous toutes ses formes (militaire, en premier lieu, mais aussi diplomatique et économique). La réalité est plus compliquée que cette simplification abondamment commentée sur les deux continents.

Il est vrai qu’il n’y a désormais plus une seule semaine sans attaque ou bras de fer contre des entités françaises, qu’il s’agisse de l’interdiction, le 3 décembre 2022, de la radio RFI au Burkina Faso ou, le même jour, de l’interdiction d’exercer au Mali aux ONG recevant des fonds français. Face à cela, les autorités françaises ont décidé de s’organiser pour apporter une réponse forte dans le domaine de la diplomatie publique et de l’influence (désormais considérée comme une fonction stratégique dans la Revue Nationale Stratégique 2022).

Sur un sujet aussi politique et immatériel, il est bien difficile de se faire une idée précise de la réalité du phénomène. La relation historique de la France avec l’Afrique de l’Ouest la positionne en première ligne face à des populations qui subissent soit une forte dégradation sécuritaire, soit d’importantes inégalités économiques ou de développement. Sa présence politique et économique centrale fait d’elle un épouvantail : ses erreurs historiques la rendent vulnérable aux attaques et ses adversaires l’ont bien compris.

Ce phénomène masque cependant deux réalités importantes :

  • Les effets de loupe dans les médias et sur les réseaux sociaux déforment l’importance du phénomène, vis-à-vis d’une population partiellement absente de ces débats et plutôt concernée par sa propre survie (dans le Sahel rural). Ainsi, ces débats politiques sur le rôle de la France et des Occidentaux traversent les sociétés ouest-africaines, mais le bras-de-fer médiatique est avant tout commenté dans les capitales et n’illustre pas la réalité exacte du rejet au sein de la population ;
  • Ces attaques contre la France en Afrique de l’Ouest sont le reflet des avancées d’un mouvement autoritaire plus global, qui conteste la démocratie et ses défenseurs, et dont la Russie est l’un des moteurs.

Les erreurs historiques de la France la rendent vulnérable aux attaques et ses adversaires l’ont bien compris.

La France en position de fragilité

Pour que des attaques politiques prennent durablement corps, il est nécessaire d’avoir un terreau favorable. S’agissant de la France en Afrique de l’Ouest, elle porte plusieurs fardeaux qui pèsent sur sa capacité à se défendre face à des entrepreneurs d’influence hostiles :

  • Son passé colonial. Malgré un débat discret mais réel, des travaux académiques et un travail mémoriel en cours, le passé colonial de la France en Afrique de l’Ouest la désigne comme la première puissance impériale. Ce positionnement facilite d’autant plus son instrumentalisation qu’un mouvement de pensée décolonial a émergé depuis le début du siècle visant à étudier et décoloniser les héritages de long-terme de la colonisation dans tous les domaines (politiques, économiques…). Son instrumentalisation par des activistes politiques, qui font de ce facteur colonial l’unique explication des difficultés actuelles de nombreux pays africains, contribue à attiser les tensions. Ce positionnement sert avant tout un agenda politique ;

 

  • La dégradation sécuritaire et le rôle de Barkhane. Le retrait des forces françaises de l’opération Barkhane du Mali, le 15 août 2022, et l’absence sur le terrain des forces armées maliennes dans le nord du pays entraînent déjà une reprise en force des combats entre les groupes jihadistes. Une forte dégradation sécuritaire est observée. Ceci démontre bien que si l’opération Barkhane n’a pas amené la paix, elle aidait largement à contester l’action jihadiste. Toutefois, malgré ce fait et les nombreux succès en contre-terrorisme, force est de constater que, du point de vue des populations, la situation s’est dégradée, ce qui est naturellement imputé à la France. Sa puissance militaire fantasmée et sa présence durant une décennie l’ont rendue responsable, oubliant que le but initial de l’opération était de protéger Bamako et laisser le temps à la classe politique de s’organiser pour rétablir la paix ;

 

  • Les réflexes politiques de la "Françafrique". Un manque de cohérence entre certaines prises de position politiques et la promotion des valeurs européennes, que sont la démocratie libérale et l’État de droit, entame la crédibilité française. Celle-ci pâtit des prises de position politiques jugées incohérentes de "double standard", de défense de certaines autocraties ou de déni du recul démocratique. S’il apparaît nécessaire de revoir son approche, notamment avec plus de pragmatisme dans les coopérations recherchées actuellement, il reste important de promouvoir une politique cohérente avec les valeurs affichées. Ce changement de trajectoire est d’autant plus important que la réalité des pratiques diplomatiques quotidiennes et actuelles à l’égard des partenaires africains ne correspond plus aux fantasmes de la "Françafrique" post-coloniale décriée par les adversaires de la France ;

 

  • Les restrictions de visas et le discours sur l’immigration. Les politiques migratoires françaises et européennes, et les débats politiques internes qu’elles suscitent, sont vécues comme vexatoires et injustes par des populations majoritairement jeunes, francophones, aspirant à une éducation de qualité et à des liens renouvelés entre la France et l’Afrique de l’Ouest. Pour rappel et contrairement à une représentation courante mais fausse, les populations sub-sahariennes, et particulièrement d’Afrique de l’Ouest, sont parmi les populations à le moins migrer en Europe. En revanche, le développement de débats vifs en France, très suivis en Afrique francophone, donne le sentiment d’un racisme larvé et transversal. Dans ces conditions, comment ne pas considérer que la France rejette massivement les Africains et ne se trouve sur le continent que pour des raisons de prédation ?

 

  • La baisse sensible de la coopération technique. Le phénomène précédent est renforcé par l’effondrement de la coopération technique française (près de 30 % de l’aide fournie par l’ensemble de l’OCDE dans les années 1970 à moins de 20 % dans les années 2000) de la France avec plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, à partir des années 90, résultat de décisions politiques à rebours des décennies précédentes. La France est moins présente au plus près des populations des pays partenaires et, dans cette brèche, s'engouffrent aisément les compétiteurs russes, turcs et chinois. Sans romantisme aucun, l’absence de la France entraîne mécaniquement un éloignement des valeurs et de la compréhension mutuelle. La langue ne suffit pas.

Ces facteurs sont souvent la pleine responsabilité de la France, qui a encore des difficultés à faire son autocritique vis-à-vis de pratiques courantes dans son approche de cette région en plein renouvellement ; autocritique qui la rendrait plus efficace, humble et pragmatique avec des partenaires africains qui restent globalement positifs à l’égard de la France. Toutefois, l’instrumentalisation de ces facteurs reste des constructions politiques mises en œuvre par de multiples adversaires qui investissent un champ politiquement porteur à court-terme. Les autres nations étrangères disposent d’autant d’erreurs dans leur politique africaine, sans faire l’objet d’une telle remise en question.

Les prises de position du Président nigérien Mohamed Bazoum, fin novembre 2022, prenant le parti de la pédagogie en expliquant point par point les raccourcis et les faiblesses de la propagande contre la France sont à noter. Dans l’espace saturé des réseaux sociaux et des discours populistes, les paroles argumentées, courageuses et raisonnables sont rares. Elles permettent d’équilibrer le débat en portant aussi et d’abord le regard sur les responsabilités historiques des régimes sahéliens en place dans la crise actuelle.

Les autres nations étrangères disposent d’autant d’erreurs dans leur politique africaine, sans faire l’objet d’une telle remise en question.

Le panafricanisme manipulé

Les critiques les plus visibles et enhardis de la politique française en Afrique sont des activistes publics, français ou africains, se réclamant notamment du panafricanisme tels que Kemi Séba, Nathalie Yamb, Franklin Nyamsi, Sylvain Afoua ou encore Maikoul Zodi. Ceux-ci se trouvent sur un spectre assez divers du militantisme et de prises de position. Ils ne sont pas nécessairement liés entre eux, certains portant une parole individuelle quand d’autres la coordonnent entre eux. Suivies par des dizaines de milliers de personnes sur les réseaux sociaux, souvent présentes sur les plateaux télés ouest-africains, ces personnalités sont des critiques véhémentes de la France et de sa politique, certaines d’entre elles étant des promotrices très directes de la politique russe et de ses proxies, sous un vernis panafricain.

Le panafricanisme est un courant de pensée politique, ayant fait l’objet de débats complexes et exigeants. Apparu aux États-Unis en 1900 (première conférence), il se développe après plusieurs décennies de réflexion autour de la question de l’esclavage et de la place des afro-descendants dans la société. Ce courant milite pour un alignement politique des nations africaines et des individus afro-descendants pour la mise en place d’une unité de voix et d’action. Il s’agit d’aider les nations africaines à prendre conscience de leurs propres faiblesses et dépendances à l’égard du système politique et économique occidental, afin de travailler à leur coordination et leur union. C’est ce courant qui est à l’origine de la création de l’Union Africaine et qui a été porté par plusieurs leaders africains lors des décolonisations, notamment le ghanéen Kwame Nkrumah.

Ce courant d’idée est revivifié ces dernières années à l’aune des nouvelles luttes politiques pour l’égalité entre les peuples et les races ("Black Lives Matter" aux États-Unis, la pensée décoloniale ou indigéniste…), mais aussi par des intellectuels africains à l’image des historiens Amzat Boukari Yabara ou Achille Mbembe, l’économiste Felwine Sarr ou l’écrivaine Léonora Miano (dont plusieurs ont un pied dans les universités américaines).

La jeunesse afrodescendante américaine, mais aussi la jeunesse africaine qui constitue la très grande part de la population du continent, est réceptive à cette tentative de mobiliser des codes de l’émancipation politique et culturelle. La jeunesse ouest-africaine n’a connu ni la colonisation, ni la décolonisation, ni la guerre froide et le tiers mondisme afférent : elle n’a donc aucun compte ou aucune histoire particulière avec la France. Elle observe positivement les pays qui mènent des politiques d’attractivité à leur égard (États-Unis, Turquie, Russie) et se trouve massivement connectée aux réseaux sociaux (à la différence du reste de la population) : elle est donc la cible privilégiée de ces courants intellectuels d’émancipation, ce que les adversaires de la France ont bien compris en mobilisant les imaginaires coloniaux et panafricains.

Ce renouveau est même mobilisé positivement dans la pop culture (succès commercial du film "Black Panther" ou courant littéraire de l’afro-futurisme).

La jeunesse ouest-africaine n’a connu ni la colonisation, ni la décolonisation, ni la guerre froide et le tiers mondisme afférent.

Au sein de ces mouvements, comme cela était déjà le cas dans les années 1960, il y a des courants, dits “racialistes”, proposant une vision plus extrême de la question en opposant systématiquement les races entre elles, parfois par la violence. Cette interprétation extrême et confrontationnelle de cette émancipation est souvent irriguée d’une vision très conservatrice de l’ordre social. Les multiples expériences politiques de l’activiste Kemi Seba (Nations of Islam, Tribu Ka ou parti kemite) confirment cette vision spécifique du monde.

Ces courants radicaux, instrumentalisant largement les luttes d’émancipation des afro-descendants, n’ont eu aucune difficulté à entretenir une proximité intellectuelle et politique avec des personnalités ou mouvements de droite radicale, nationale ou d’extrême-droite. Ils partagent un même substrat de valeur et voient dans leur coordination une manière de s’épauler contre l’ordre démocratique et libéral. Ainsi, le fait qu’en 2019, Giorgia Meloni, actuelle présidente du Conseil italien et cheffe du parti Fratelli d’Italia à l’époque, se soit saisie du sujet du franc CFA pour dénoncer la supposée exploitation de l’Afrique de l’Ouest par la France, multipliant au passage les fausses informations et les approximations, est une illustration concrète de cette convergence. Ces éléments de langage avaient entre autres été soufflés aux partis anti-système italiens lors d'échanges avec l'ONG Urgences Panafricanistes de Kemi Seba.

La stratégie de ces activistes a tout à voir avec la France, cible de leurs obsessions, et peu à voir avec la situation des nations africaines. Malgré cette instrumentalisation des idées panafricaines, ils n’ont que peu de rapport avec le courant de pensée panafricain et les figures politiques qui le portaient, la relation entre la France, l’Europe et les nations africaines ayant objectivement changé en profondeur depuis cette période. L’argumentaire, souvent mensonger, ne tient pas l’examen de sa solidité.

La vague autoritaire déferle aussi en Afrique de l’Ouest, en miroir du recul démocratique

Depuis le 18 août 2020, date du coup d’État contre l’ancien président Ibrahim Boubacar Keita au Mali, il y a eu quatre coups d’État militaires en Afrique de l’Ouest, sans compter la prise de pouvoir contesté au Tchad par Mahamat Idriss Deby, la tentative ratée de coup d’État contre le Président nigérien et la vague précédente (2012 au Mali, 2014 et 2015 au Burkina Faso). Ces coups s’expliquent pour plusieurs raisons propres aux situations nationales mais illustrent un nouveau mouvement autoritaire et populiste qui instrumentalise aussi le décolonialisme, le panafricanisme plus ou moins de façade, l’imaginaire révolutionnaire (figure de Thomas Sankara au Burkina Faso), la dénonciation de la France ou de la démocratie libérale…

Ces coups d’État masquent, par leur visibilité, le recul démocratique enregistré dans de nombreuses nations ouest-africaines. Les prétextes intérieurs ("islamisme", "situation économique", "dégradation sécuritaire", "tensions intercommunautaires"...) et les prétextes extérieurs ("rejet de la France", "soumission de la CEDEAO", "tensions régionales"...) sont rentables politiquement à très court terme dans le contexte d’effervescence populiste et d’incertitudes de la crise multisectorielle sahélienne qui spirale dans toute la région.

Le ferment de ce populisme et de ce repli conservateur est la réponse opportuniste d’une jeune classe militaire et politique qui solde l’héritage post-colonial de proximité avec la France et les avancées démocratiques timides mais progressives. Après l’échec d’une “mondialisation heureuse” qui n’a pu apporter prospérité et paix sur l’ensemble de la planète, plusieurs forces politiques ouest-africaines suivent le mouvement amorcé par la Russie et la Chine de contestation de l’ordre libéral et instrumentalisent ce flou pour saisir rapidement des gains politiques.

Ces coups d’État masquent, par leur visibilité, le recul démocratique enregistré dans de nombreuses nations ouest-africaines.

Il ne s’agit pas seulement d’enrichissement personnel des nouveaux parvenus au pouvoir ou de déviation de l’attention de leurs propres responsabilités dans les échecs structurels (même si ces deux facteurs sont réels). Cette lame de fond illustre un arrimage à la vague autoritaire et conservatrice qui conteste actuellement dans de nombreux endroits du monde l’ordre démocratique libéral (la défense et la promotion des droits de l’Homme et l’émancipation politique et sociale) instauré en 1945 sur les cendres du fascime italo-allemand, confirmé en 1991 sur les ruines de l'Union soviétique. Les contre-révolutions dans les pays arabes à la suite des printemps de 2011-2012, le trumpisme, le bolsonarisme ou le nationalisme exacerbé en Inde sont autant de symptômes de ce phénomène.

La promotion de valeurs guerrières et viriles au Mali et au Burkina Faso, la forte islamisation des sociétés et élites ouest-africaines, l’implantation jihadiste durable dans certains tissus sociaux, la dizaine d’années sans scolarité pour les jeunes du centre et du nord du Mali ou la restriction progressive des droits des femmes ou des minorités façonnent une vision du monde fortement conservatrice de l’ordre social.

Cette grille de lecture permet de comprendre aussi la distance affichée par le "Sud global" à l’égard de l’Ukraine et du combat défensif mené par les Occidentaux. Les arguments de neutralité ou la dénonciation de double-discours par les responsables politiques africains ne sont pas convaincants, alors même que l’aide budgétaire occidentale au profit de l’Afrique est majeure et que l’interventionnisme diplomatico-militaire est plutôt la norme que l’exception. L’absence de cohérence de cette argumentation confirme en creux cette prise de distance avec un ordre mondial contesté par des puissances révisionnistes.

Une mise en abîme de la lutte russe contre "l’Occident collectif"

Depuis le début des années 2000, Vladimir Poutine a remobilisé la logique de bloc en construisant un discours de dénonciation systématique des actions occidentales et de victimisation autour d’une humiliation supposée (au détriment des choix autodéterminés des peuples anciennement soumis au joug soviétique) pour progressivement mettre les valeurs autocratiques et conservatrices au centre de son action politique. Cette construction idéologique est sincère et pas seulement activée par les "idéologues" du régime, qu’il s’agisse de la sphère Douguine ou du patriarche orthodoxe Kirill.

Cette promotion du multilatéralisme et cette contestation de l’hégémonie américaine masquent en réalité l’échec d’une lecture critique des crimes soviétiques et des logiques expansionnistes tsaristes qui aurait pu permettre l’émergence d’un État russe moderne, démocratique et libéral, vacciné du poison de la pensée impériale. La lutte contre "l’Occident collectif", expression désormais permanente dans les discours du pouvoir russe, dépeignant les États-Unis et l’Europe comme décadents et moralement dépravés, est au centre du logiciel des décideurs russes. Cette vision eschatologique enivre leur pensée stratégique.

La lutte contre "l’Occident collectif"... dépeignant les États-Unis et l’Europe comme décadents et moralement dépravés, est au centre du logiciel des décideurs russes.

Cette lutte idéologique portée par les structures de force russes (silovikis), par les penseurs ultraconservateurs ou par le pacte entre l’État russe et l'Église russe orthodoxe expliquent en partie la stratégie révisionniste à l'œuvre depuis l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine. La restauration d’une logique impériale, qu’il s’agisse d’une nostalgie pour l’Union soviétique ou la mise à jour de concepts impériaux avec la NovoRossiya, déterminent l’action de la Russie dans son ancienne aire d’influence, la contestation systématique des politiques américaines et européennes et la compétition stratégique qui s’est progressivement installée dans l’ensemble du globe.

Les agressions directes, hybrides ou politiques contre l’Europe sont documentées (ingérences numériques, assassinats, désinformation, sabotage…), bien que les Européens aient encore des difficultés à observer la cohérence d’ensemble du tableau.

En Afrique de l’Ouest, cette confrontation idéologique est aussi en cours. Il nous semble que la contestation actuelle de la France par la Russie n’est pas seulement une opportunité froide, pragmatique et tacticienne, portée par le mythe du "joueur d’échec", mais bien la promotion d’un modèle politique et social autoritaire et global. Les outils de l’action extérieure russe (services de renseignement, diplomatie, forces armées, entreprises russes, fermes à troll…) mobilisent des narratifs décoloniaux, panafricains, conservateurs, guerriers et virilistes, pour faire la promotion de régimes autoritaires qu’ils vont même protéger militairement.

Dès le premier sommet Afrique-Russie, à Sotchi en 2019, Vladimir Poutine justifiait ce nécessaire rapprochement en dénonçant l’Occident et à l’aune des relations historiques de l’Union soviétique. Le message était déjà clair. Les opportunités économiques, en deçà du niveau d’aide ou de coopération économique qui existe avec l’Occident ou la Chine, ne permettaient pas d’expliquer cette pénétration de la vision russe dans les élites ouest-africaines. En octobre 2022, le ministre Sergueï Lavrov l’a rappelé lors du second forum "Russie-Afrique" du Moscow State Institute on International Relations : "nous sommes unis par le rejet de l’ordre imposé au monde par les anciennes puissances coloniales".

Si la France, l’Europe et les États-Unis ont raison d’opérer une auto-critique salutaire et considérant qu’ils restent parmi les bailleurs de fond les plus importants du continent, cette démonstration implique que la compétition et la contestation des puissances révisionnistes soient portées sur le terrain politique et idéologique. Le piège dressé à l’Occident par la Russie et la Chine est d’habiller un affrontement idéologique par une supposée rationalité pragmatique qui tiendrait de la realpolitik. L’instrumentalisation par ces puissances révisionnistes des erreurs occidentales est systématique et ne s’embarrasse d’aucun souci de cohérence. Les États-Unis se sont saisis de cet enjeu et les déclarations du Département d’État dénonçant l’influence malveillante de la Russie et de ses entrepreneurs d’influence en Afrique de l’Ouest est salutaire.

Cette confrontation des modèles est d’autant plus importante en Afrique de l’Ouest que l’espace informationnel est moins régulé qu’en Europe, tant sur le plan légal, avec une absence de mécanismes de lutte contre la désinformation, que sur la réalité des échanges entre grandes plateformes et responsables politiques africains, ces derniers ayant des difficultés à influencer la gouvernance des géants de l’Internet.

L’instrumentalisation par ces puissances révisionnistes des erreurs occidentales est systématique.

La France ne doit pas seulement aller dans l’arène des luttes d’influence et de la dénonciation de la désinformation, mais bien valoriser son modèle, pointer les incohérences et les turpitudes des régimes révisionnistes, et agir politiquement en accord avec ce modèle de valeur. Il ne s’agit pas de faire la morale ou de mettre en œuvre des conditionnalités démocratiques dans l’assistance apportée, il s’agit de convaincre du bien fondé de son modèle et de ses valeurs. Convaincre implique de démontrer et promouvoir, pas de critiquer ceux qu’on cherche à rallier au projet émancipateur et stabilisateur de la démocratie. Convaincre passe aussi, et avant-tout, par la reprise des échanges (visa, business), d’une politique substantielle de coopération économique, scolaire et universitaire et d’une politique de développement plus importante répondant aux besoins directs des populations, tout en permettant de structurer et de consolider la présence de l’État.

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