AccueilExpressions par Montaigne[Le monde vu d’ailleurs] - Turquie, indispensable et embarrassante alliée : le dilemme des EuropéensL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.26/03/2025[Le monde vu d’ailleurs] - Turquie, indispensable et embarrassante alliée : le dilemme des Européens Moyen-Orient et AfriqueImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Le monde vu d'ailleursAlors qu’en Turquie, la situation politique s’est embrasée après l'arrestation du maire d’opposition d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, le 23 mars, et les manifestations massives qui s’en sont suivies, Recep Tayyip Erdoğan fait valoir aux Européens les atouts stratégiques de son pays et se présente comme un allié essentiel face aux risques sécuritaires que font peser les États-Unis de Trump et la Russie de Poutine. Deuxième armée de l’OTAN, désireuse de jouer le rôle de médiatrice, aux avant-postes en Mer Noire, la Turquie apparaît comme un partenaire crucial. Faut-il ouvrir aux entreprises turques les financements européens prévus par le plan de réarmement de la Commission européenne ? Certains États-Membres, dont la France, sont réticents. Surtout, comment les Européens peuvent-ils réagir à l’autoritarisme croissant de Recep Tayyip Erdoğan ? La Turquie est-elle trop indispensable pour être critiquée ? Ou la fenêtre d'opportunité d’un renforcement du partenariat entre Européens et Turcs risque-t-elle de se refermer plus vite que prévu ? Comment soutenir le peuple turc massivement mobilisé ? Le monde vu d’ailleurs, par Bernard Chappedelaine. Des intérêts de sécurité convergents"La perspective que l’Amérique de Trump abandonne l’Ukraine au Président Poutine et détruise l’OTAN est tout aussi inquiétante pour la Turquie que pour l’Union européenne et pour le Royaume-Uni", observe Dimitar Bechev. Le fait que "des principes fondamentaux et l’Alliance transatlantique soient menacés offre une opportunité unique pour rétablir les liens entre la Turquie et l’Europe sur la base d’un partenariat, pragmatique et mutuellement avantageux, de sécurité collective", estime l’ECFR dans une note rédigée par Mustafa Aydın et Aslı Aydıntaşbaş. C’est également l’avis exprimé par Marc Pierini sur le site du centre Carnegie. Les "perturbations de l’ordre international" dont sont responsables la Russie et l’administration Trump "compliquent l’exercice d’équilibre de la Turquie entre Moscou et Washington". Mais "ces changements pourraient donner à Ankara l’opportunité de façonner la dynamique actuelle de la sécurité et contribuer à la stabilité de l’Europe", analyse l’ancien ambassadeur de l’UE en Turquie. "De manière peut-être contre-intuitive", explique-t-il, c’est sur le continent européen qu’Erdoğan, qui a échoué à faire office de médiateur en Ukraine et à Gaza, pourrait améliorer sa position, valoriser les capacités militaires et la position géographique de son pays et resserrer ses liens avec ses partenaires européens. Recevant Volodymyr Zelensky, le Président turc a proposé d’accueillir les discussions trilatérales (États-Unis, Russie, Ukraine), et souligné que la Turquie était un "médiateur fiable". Son homologue ukrainien a marqué pour sa part que "l’UE, la Turquie et le Royaume-Uni devaient être impliqués dans les discussions et dans la mise au point des nécessaires garanties de sécurité". Force est toutefois de constater, note Helin Sari Ertem, interrogé par la Deutsche Welle(DW), que jusqu’à présent la Turquie, comme les Européens, a été tenue à l’écart des discussions entre Moscou et Washington pour parvenir à un cessez-le-feu en Ukraine.Les principaux États membres de l’UE ne sont guère enclins à inclure la Turquie dans une discussion sur la manière de mettre un terme à la guerre en Ukraine, sur les programmes de défense européens et sur les questions de sécurité du continent.Alors qu’elle dispose de la deuxième armée de l’OTAN, la Turquie était aussi absente du sommet organisé par le Président Macron à Paris le 17 février, qui avait pour objet d’examiner la manière de venir en aide à l’Ukraine, déplore Zineb Riboua. Les principaux États membres de l’UE ne sont guère enclins à inclure la Turquie dans une discussion sur la manière de mettre un terme à la guerre en Ukraine, sur les programmes de défense européens et sur les questions de sécurité du continent, affirment Mustafa Aydın et Aslı Aydıntaşbaş. Après le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, ils constatent cependant qu’ils ont des intérêts communs avec la Turquie.Aussi, le ministre turc des Affaires étrangères était présent le 2 mars à Londres. Le chef d’État-major turc a participé à la réunion organisée à Paris le 13 mars, il a évoqué un possible déploiement de forces en Ukraine avec ses homologues français et britannique, rapporte Reuters. Le Président Erdoğan a quant à lui participé par vidéoconférence au Conseil européen des 20-21 mars. D’après l’agence Bloomberg, l’hypothèse du déploiement de troupes turques non combattantes pour contrôler le respect d’un cessez-le-feu sur la ligne de contact est en cours d’examen. L’armée turque est déjà présente sur nombre de théâtres d'opérations (Caucase, Proche-Orient…), rappelle Dimitar Bechev, elle a l’expérience de relations parfois difficiles avec la Russie, notamment en Libye et en Syrie, dans la région d’Idlib. Les deux capitales ont soutenu des clans opposés dans ces conflits et poursuivent des intérêts divergents au Caucase, au Levant comme en Afrique, mais elles ont su compartimenter leurs relations et trouver des compromis, dans le cadre du processus d’Astana (2017) pour ce qui est de la Syrie et de la conférence de Berlin pour la Libye (2020), soulignent Mustafa Aydın et Aslı Aydıntaşbaş. Tout en maintenant une coopération avec Moscou, la Turquie est l’un des principaux soutiens de l’Ukraine, elle défend son intégrité territoriale, lui livre des armes et contribue à contenir l’expansionnisme russe, note Zineb Riboua.Les atouts de la Turquie en matière de défenseDans les jours qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, en application de la convention de Montreux, Ankara a interdit le passage des navires de guerre russes par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, limitant sérieusement les possibilités pour la marine russe de se renforcer en mer Noire, rappelle cette experte. Les premières négociations russo-ukrainiennes pour tenter de mettre fin à la guerre se sont déroulées à Istanbul en mars 2022. Quelques mois plus tard, la Turquie, conjointement avec les Nations Unies, négociait avec les deux protagonistes un accord sur les céréales, qui permettait la reprise des exportations, soulignent Mustafa Aydın et Aslı Aydıntaşbaş. Pendant l’été 2024, la diplomatie turque a tenté de conclure un moratoire sur les attaques visant les ports et les infrastructures énergétiques, discussions interrompues après l’offensive ukrainienne à Koursk, mais que le Président Trump a relancées. L’annexion de la Crimée en 2014 a conduit à la militarisation de la mer Noire et à des tentatives de la part de la Russie pour créer des zones interdites aux forces de l’OTAN, stratégie qui lui a permis de dominer cette région jusqu’à 2023, quand les forces ukrainiennes ont mis hors de combat l’essentiel de la flotte russe de la Mer Noire, y compris le "Moskva", son navire-amiral, soulignent Mustafa Aydın et Aslı Aydıntaşbaş. En janvier 2024, Ankara a décidé avec la Roumanie et la Bulgarie de mettre en place une task force (MCM Black Sea) dont la mission est d’éliminer les mines qui mettent en péril la navigation commerciale en mer Noire. Aujourd’hui, notent les deux auteurs de la note de l’ECFR, la Turquie est la première puissance navale dans cette région, elle offre un modèle possible de coopération avec les Européens, qui partagent des objectifs communs : contenir l’influence de la Russie, garantir l’indépendance des États riverains (Ukraine, Roumanie, Bulgarie) et de la Moldavie, en butte aux tentatives de déstabilisation russes. Si Moscou devait maintenir sous son contrôle les territoires conquis en Ukraine, la mer Noire gagnerait encore en importance stratégique, la Turquie serait inévitablement l’un des pays en mesure d’apporter des garanties de sécurité, affirme Fatih Ceylan, ancien représentant permanent de la Turquie auprès de l’OTAN, auprès de la DW.À l’issue de sa visite en Turquie, le 12 mars dernier, le premier ministre polonais Donald Tusk, Président en exercice du Conseil européen, a indiqué être porteur d’une "proposition claire à la Turquie d’endosser le plus possible de co-responsabilités" pour la paix en Ukraine et pour la stabilité régionale, indique Reuters. Ce message fait écho aux récents appels des autorités turques. "Les pays européens pensaient qu’ils pouvaient s’offrir le luxe d’exclure la Turquie, aujourd’hui ils voient que ce n’est plus possible", note le chercheur Sinan Ülgen, cité par l’agence britannique. C’est aussi le discours tenu par son Président à l’issue du sommet de Londres, le 2 mars, souligne le quotidien turc Sabah, pour qui garantir "la sécurité de l’Europe sans la Turquie est impossible".Si Moscou devait maintenir sous son contrôle les territoires conquis en Ukraine, la mer Noire gagnerait encore en importance stratégique, la Turquie serait inévitablement l’un des pays en mesure d’apporter des garanties de sécurité"Nous espérons que nos amis européens vont comprendre le rôle de la nouvelle Turquie dans le monde en transformation et définiront leur stratégie en conséquence", a déclaré le Président Erdoğan, qui a réitéré au passage l’objectif d’adhésion à l’UE. Avec sa compétence en matière de technologies militaires, sa position forte au sein de l’OTAN, son rôle d’équilibre sur le plan géopolitique et des industries d’armement avancées, la Turquie se considère comme un allié indispensable pour la sécurité européenne, explique Murat Yeşiltaş. Il reste, notent certains commentateurs, que la croissance des capacités militaires de la Turquie peut inquiéter un voisin comme la Grèce en raison des contentieux entre les deux pays (mer Égée, Méditerranée orientale, Chypre). Un rapprochement de la Turquie avec l’UE aurait toutefois un impact positif pour une économie turque, qui a souffert de la politique monétaire "non orthodoxe", dictée par la conviction de Recep Tayyip Erdoğan que les taux d’intérêt doivent être maintenus à un bas niveau afin de combattre l’inflation. Après l’élection présidentielle de 2023, les capitaux étrangers sont revenus, mais l’économie turque souffre toujours d’un manque d’investissements à long terme, constate Bloomberg.Pour l’instant, observe l’agence, l’industrie de défense constitue le principal atout de la Turquie, symbolisé par le drone Bayraktar TB 2, dont l’efficacité a été démontrée en Libye et en Ukraine et qui a été vendu à plus de 25 pays, notamment à la Roumanie et à la Pologne. Le pays produit aussi des obus de 155 mm dont l’Ukraine a grand besoin, ainsi que des véhicules blindés, des chars, des avions de combat, des missiles et des navires. En 2024, la Turquie a exporté pour un montant de 7,1 milliards $ d’armements et de matériel de défense, en hausse de 29 % par rapport à l’année précédente, elle se situe au 11e rang mondial. La volonté des Européens de renforcer leurs capacités militaires pour compenser un retrait des États-Unis ouvre des perspectives à l’industrie turque, observe Reuters, d’autant que ses productions sont au standard OTAN, précise Marc Pierini. Baykar et l’entreprise italienne Leonardo ont ainsi récemment créé une Joint venture, note Dimitar Bechev. Lors de la conférence de Londres, le Président turc a plaidé pour que "les programmes de l’industrie de défense européenne soient ouverts à tous les alliés européens", afin que les entreprises turques du secteur aient accès aux financements que la Commission met en place pour contribuer au réarmement de l'Europe. Certains États-membres comme la France sont toujours désireux de les réserver aux entreprises européennes, déplore Murat Yeşiltaş, qui relève cependant que d’autres pays comme l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni ont engagé une coopération industrielle avec la Turquie dans le domaine de l’armement. Il y a consensus au sein de l’UE pour prendre en compte l’importance croissante de la Turquie sur le plan stratégique, mais son intégration dans l’architecture de défense et de sécurité en gestation fait débat, regrette Murat Yeşiltaş, à preuve son exclusion de l’initiative EDIS (European Defense Industry Strategy), lancée en mars 2024. Des aides européennes permettraient de financer la construction de navires de guerre pour la Roumanie et la Bulgarie et de renforcer la sécurité de la mer Noire, font valoir Mustafa Aydın et Aslı Aydıntaşbaş.Le dilemme des Européens face à la radicalisation du régime d’ErdoğanAprès des années de relations tendues, le climat se réchauffait entre l’UE et Ankara - dont l’importance est accrue par le pivot de Donald Trump vers Moscou -, en Turquie l’inflation était en baisse, de même que les taux d’intérêt, on pouvait même entrevoir la fin de la rébellion kurde, écrit le Financial Times, mais d’un coup, toutes les évolutions positives enregistrées depuis 18 mois sont remises en cause par l’arrestation du Maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, qui marque un "tournant dangereux". La volonté de Recep Tayyip Erdoğan d’éliminer de la prochaine élection présidentielle son principal rival pourrait doucher les espoirs turcs d’utiliser les liens en matière de défense et de sécurité afin de renforcer la relation avec les Européens, estime le chercheur Galip Dalay, cité par le quotidien. Selon certains experts, ce rôle que peut jouer la Turquie en matière de défense a encouragé le Président turc à accentuer le caractère autoritaire de son régime. "Le dirigeant turc profite d’un environnement international très permissif" avec un Donald Trump qui affiche son mépris pour la démocratie et pratique une ouverture en direction de Vladimir Poutine, agresseur de l’Ukraine, ce qui contraint les Européens à rechercher son aide, analyse Gönül Tol dans un article de Foreign Affairs. Dans le contexte géopolitique actuel, la Turquie a un rôle encore plus important à jouer pour la défense du continent européen, souligne aussi Bilal Bilici, qui mentionne aussi la Syrie et l’Iran. Mais, précisément à ce moment critique, les Européens pourraient hésiter à réagir avec fermeté, au-delà de la simple expression de leurs préoccupations, à ce tournant autoritaire, redoute ce député du parti kémaliste CHP.Ce rôle que peut jouer la Turquie en matière de défense a encouragé le Président turc à accentuer le caractère autoritaire de son régime.Ils pourraient effectivement être tentés, juge aussi Gönül Tol, d’ignorer la montée de l’autocratie pour s’assurer du soutien d’Ankara. Erdogan peut s’inspirer des méthodes de Poutine pour rester au pouvoir, mais la Turquie n’est pas la Russie, son économie, en crise, est très dépendante des investissements étrangers."Erdoğan a peut-être décidé de devenir Poutine, mais la population turque n’est pas d’accord pour se transformer en Russie", souligne également Can Dündar. L’arrestation d’Ekrem İmamoğlu a fait descendre dans les rues non seulement les habitants d’Istanbul, mais des centaines de milliers de personnes dans toute la Turquie, relève le journaliste, qui expose à sa manière le dilemme des dirigeants européens : "l’Europe va-t-elle accepter un nouveau Poutine, qui ne respecte ni le droit ni la loi, parce qu’elle considère l’importance de son armée, son rôle stratégique et son potentiel de défense ? Ou bien l’Europe va-t-elle se mettre du côté d’un peuple qui est prêt à mourir pour la défense de la démocratie ?". "Erdoğan a franchi une nouvelle étape dans la consolidation de son autocratie et les dirigeants européens semblent prêts à fermer les yeux si cela contribue à renforcer leur défense contre la Russie", s’inquiète aussi leFinancial Times. "L’UE ne doit pas répéter les erreurs du passé en Turquie", met en garde le quotidien, qui rappelle qu’en 2015, Bruxelles avait retardé la publication d’un rapport critique sur la situation des libertés en Turquie pour obtenir la coopération d’Ankara en matière d’immigration. Depuis, observe le FT, la dérive autoritaire du régime turc n’a fait que s’accentuer, on ne peut plus compter sur les États-Unis de Trump pour défendre les idéaux démocratiques, renforcer sa défense contre la Russie ne suffit pas à protéger le monde libre contre l’autocratie, aussi, estime le journal britannique, "les dirigeants européens doivent élever la voix contre la tentative impudente d’Erdoğan de transformer son pays en une Russie et montrer au peuple turc qu’il n’est pas seul dans son combat". Copyright image : Yasin AKGUL / AFP Un manifestant turc face aux forces de l’ordre à Istanbul, le 23 mars 2025.ImprimerPARTAGERcontenus associés 08/01/2025 [Le monde vu d’ailleurs] - Quel avenir pour les Kurdes de Syrie ? Bernard Chappedelaine