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16/11/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - L’immigration, un nouveau chapitre de la Zeitenwende

[Le monde vu d'ailleurs] - L’immigration, un nouveau chapitre de la Zeitenwende
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine les récentes évolutions des mesures concernant l'immigration en Allemagne.

Au moment où la France examine le Projet de loi immigration, au lendemain de la signature par l’Italie de Giorgia Meloni d’un accord avec l’Albanie qui externalise en partie l’accueil et la prise en charge des migrants, l’État fédéral et les Länder allemands ont adopté, la nuit du 7 novembre, un ensemble de mesures pour réguler l’immigration et réduire l’attractivité de leur pays. Ce durcissement politique, accentué par la multiplication des actes antisémites, signale bien ce que les Allemands nomment une "Zeitenwende", un changement d'époque, qui remet profondément en cause la politique d’ouverture voulue par Angela Merkel lors de la crise migratoire de 2015.

Face à un nombre croissant de migrants et aux conséquences des crises internationales, comment la politique allemande s’intègre-t-elle dans le paysage européen ? Ce revirement politique signale-t-il des changements plus larges de vision ? Quelles conclusions la France peut-elle tirer de l’exemple allemand ? 

Le contrôle de l’immigration - une priorité politique

La question de l'asile et de l'immigration s'est installée au cœur du débat politique allemand et se situe actuellement au premier rang des préoccupations d’une population en proie au doute. Elle explique en partie l’échec historique essuyé par le SPD lors des élections récentes en Hesse et en Bavière, "ses plus mauvais résultats depuis plus d’un siècle", relève Politico. Dans l'enquête mensuelle ARD-Deutschlandtrend d'octobre dernier, 44 % des personnes interrogées considèrent l'immigration comme le "principal problème politique", qui devance largement l'écologie et la justice sociale. En jugeant nécessaire, dans un entretien accordé en octobre au Spiegel, de procéder "enfin sur une grande échelle" à l'expulsion des individus en situation irrégulière et en déclarant que la volonté de limiter l'immigration "ne faisait pas de nous des monstres", O. Scholz a déclenché une polémique. Depuis le début de l’année, l'Allemagne est en effet, une nouvelle fois, confrontée à une forte augmentation des demandes d'asile, qui atteint son plus haut niveau depuis 2016. 

Plus de 267.000 nouveaux dossiers ont été déposés depuis le début de l’année auprès de l'organisme en charge des migrations et des réfugiés (Bundesamt für Migration und Flüchtlinge - BAMF), soit une hausse de 67 % par rapport à la même période de 2022. Syriens, Turcs et Afghans sont de loin les nationalités les plus représentées.

Depuis le début de l’année, l'Allemagne est confrontée à une forte augmentation des demandes d'asile, qui atteint son plus haut niveau depuis 2016.

Plus de 51 % des demandeurs d'asile se voient accorder le statut de réfugié, l'accroissement de leur nombre conduit à un allongement des délais d'examen des dossiers, qui atteint en moyenne 6,7 mois depuis le début de l'année. Le chiffre symbolique d'un millier d'entrées illégales quotidiennes sur le sol allemand est largement commenté par les responsables politiques et par les médias. Depuis le début de l'année 2022, l'Allemagne a accueilli au total environ 1,5 million d'étrangers.

L'accueil et la prise en charge des demandeurs d'asile sont principalement de la compétence des Länder, qui y consacrent cette année 17,6 Mds€, et des communes, à hauteur de 5,7 Mds€. L'État fédéral (Bund) y participe pour un montant de 3,75 Mds€, somme augmentée d'un milliard € à l'issue de la précédente réunion entre le Bund et les Länder, en mai. Depuis plus d'un an, du fait notamment de la protection temporaire accordée aux Ukrainiens - plus d'un million d'entre eux en bénéficient en Allemagne - les responsables régionaux et communaux alertent sur leurs difficultés croissantes, ils soulignent en particulier la saturation progressive des capacités d'hébergement et des structures sociales et éducatives sous-dimensionnées. C’est dire que la réunion organisée à la chancellerie fédérale le 7 novembre était très attendue.

Un net infléchissement de la politique d’immigration

Près de 17 heures de discussions auront été nécessaires pour que les dirigeants des Länder, après avoir élaboré, dans un premier temps, une position commune, négocient ensuite dans la nuit un compromis avec le Chancelier Scholz. En présentant les résultats, le chancelier a parlé d'un "moment historique".La principale raison de la longueur des tractations était le désaccord entre les ministres-présidents concernant l'instauration d'une procédure d'examen des demandes d'asile dans des États tiers, demandée notamment par la CDU/CDU et le FDP, sur laquelle O. Scholz et la ministre fédérale de l'Intérieur avaient encore exprimé leurs doutes quelques jours plus tôt. 

Sur le plan financier, le gouvernement fédéral fait droit aux demandes des Länder d'une prise en charge plus importante des coûts liés au séjour des réfugiés, ils recevront, comme c’était le cas lors de la crise de 2015-16, un forfait annuel, d’un montant de 7 500€ par personne, alloué par le Bund. Afin de tenter de réduire l'attractivité de l'Allemagne comme terre d'accueil, l’accès des demandeurs d’asile à l’ensemble des prestations sociales, d'un montant équivalent à "l'allocation citoyenne" ("Bürgergeld"), ne sera possible qu'à l'issue d'une période de 36 mois (au lieu de 18 mois). Aux prestations monétaires se substituent pour partie des prestations en nature, l'introduction d'une carte de paiement doit aussi contribuer à limiter les transferts d'argent vers les pays d'origine. Le Bund va mettre à disposition des communes des propriétés fédérales pour l'hébergement des réfugiés. La durée d’instruction des demandes d'asile doit être réduite, à trois mois pour les ressortissants originaires de pays dont le taux de reconnaissance du statut de réfugié est inférieur à 5 % et à six mois pour les autres, ce délai incluant la saisine possible d'une juridiction administrative. Le BAMF et les tribunaux vont bénéficier de moyens supplémentaires et d'une informatisation accélérée. Les réfugiés qui ont de "bonnes perspectives de séjour" pourront obtenir une autorisation de travail au terme d'un délai de six mois. 

Les procédures d'expulsion vont être simplifiées et la police dotée de prérogatives élargies. Les ressortissants des États qui faciliteront le retour de leurs ressortissants bénéficieront de visas de travail. Malgré les réticences, l'externalisation du recueil des demandes d'asile, hors de l'espace européen, va faire l'objet d'un "examen" afin de s'assurer de sa conformité avec les conventions internationales, plusieurs Länder (Brême, Basse-Saxe, Thuringe) ont fait préciser dans le procès-verbal de la réunion qu'une telle procédure n'est envisageable que dans les pays où "les demandeurs d'asile se rendent volontairement". Contrairement à ce que prévoyait le contrat de coalition, les règles du regroupement familial ne sont pas assouplies.

Le gouvernement fédéral va s'employer à faire aboutir, avant les élections européennes de 2024, la réforme de la politique européenne de migration et d'asile, les contrôles temporaires instaurés aux frontières avec l'Autriche, la Suisse, la République tchèque et la Pologne, qui devaient être levés en novembre, sont maintenus. Enfin, en liaison avec les Länder, une commission sur l’immigration et l’intégration va être mise en place. 

L’accès des demandeurs d’asile à l’ensemble des prestations sociales ne sera possible [qu'au bout de] de 36 mois. [...] Les procédures d'expulsion vont être simplifiées.

Des mesures jugées insuffisantes à droite, qui suscitent des interrogations à gauche

À en croire l’enquête réalisée pour la ZDF, les Allemands sont peu convaincus par les résultats de la réunion. Seuls 35 % des sondés estiment que leur pays a les moyens d'accueillir les réfugiés fuyant les zones de crise et 78 % jugent insuffisantes les mesures adoptées le 7 novembre. Dans les partis, les réactions sont diverses et, au sein même de la coalition, des nuances existent. La perspective d'un dépôt des demandes d'asile hors de l'UE suscite toujours des interrogations au sein du SPD. Winfried Kretschmann, ministre-président du Bade-Wurtemberg (die Grünen), justifie le recours à cette procédure en soulignant la nécessité de faire preuve de "discernement et pragmatisme" en matière d’immigration, mais "la pression augmente sur les Verts", partagés entre "humanité et ordre", ce sujet "explosif" fera l'objet d'un débat lors du prochain congrès de Karlsruhe, du 23 au 26 novembre. Le FDP retient d'abord le volet financier (réduction du niveau des prestations, introduction d'une carte de paiement) qui devrait permettre d'économiser un milliard€, d'après C. Lindner, ministre fédéral des Finances. 

À en croire l’enquête réalisée pour la ZDF, les Allemands sont peu convaincus par les résultats de la réunion.

Dans l'opposition, la CDU/CSU se félicite de mesures qui vont dans la bonne direction, mais qui restent en deçà de ce qu’elle juge nécessaire, aussi, selon les deux partis conservateurs, le terme de "moment historique" utilisé par O. Scholz n'est pas approprié. F. Merz évoque "un pas en avant", insuffisant néanmoins, il réserve son jugement sur l'impact des mesures décidées, dont il souhaite une traduction législative rapide, afin qu'elles puissent entrer en vigueur le 1er janvier prochain. 

Les dirigeants de la CSU bavaroise se montrent aussi critiques, Markus Söder, ministre-président de Bavière, y voit un progrès, tout en estimant qu'on est loin du compte ("nous devons maintenir la pression pour réduire l'immigration en Allemagne"). "Cette séance de nuit théâtrale a produit le non-résultat attendu", réagit pour sa part l'AfD, qui s'attribue néanmoins le mérite, en raison de ses succès électoraux, d'avoir finalement contraint le gouvernement fédéral à "entreprendre quelque chose". Les dirigeants de die Linke font quant à eux part de leur "déception", les migrants sont désignés comme les "boucs émissaires" de la situation financière précaire des communes, alors que "les multimillionnaires et les milliardaires" devraient être plus fortement taxés.

La fin de la "Willkommenskultur" ?

À l'instar d'A. Merkel lors de la crise de 2015, O. Scholz a réaffirmé l'importance de la solidarité européenne pour apporter une solution à la question des réfugiés.L'Allemagne serait incontestablement la bénéficiaire de cette coopération, mais il faut bien admettre que peu d'États-membres manifestent de l'intérêt pour une répartition des réfugiés, note Politico. La stratégie de l'UE implique aussi de négocier des accords de réadmission avec les régimes autoritaires, notamment avec ceux de son voisinage méditerranéen, pour qu'ils acceptent de reprendre leurs ressortissants, ce qui est aussi contesté. Pour Berlin, la coopération dans le domaine migratoire est devenue un élément important du dialogue avec les pays africains, comme on l'a vu récemment au Nigéria et au Maroc, où se sont rendus O. Scholz et N. Faeser, la ministre fédérale de l'Intérieur, relève Reuters. Le Chancelier a indiqué qu’il "suivrait avec attention" la mise en œuvre de l’accord conclu par Rome avec Tirana prévoyant l'ouverture en territoire albanais de centres d'accueil des réfugiés, l'objectif étant de traiter à terme jusqu'à 36 000 demandes d'entrée sur le sol européen, explique le Guardian. Ce projet rappelle les efforts controversés du gouvernement britannique pour établir une coopération de même nature avec le Rwanda - que la cour suprême britannique vient de juger illégale - il pourrait néanmoins, selon G. Meloni, servir de "modèle à la coopération" entre l'UE et des États tiers.

Le regain d'antisémitisme en Allemagne provoqué par la dramatique flambée de violence au Proche-Orient, consécutive à l'attaque terroriste du Hamas, et la crainte d'affrontements communautaires contribuent aussi à changer la donne. C'est ainsi, note Politico, que Robert Habeck, vice-chancelier (die Grünen), défenseur incontestable du droit d'asile, a menacé d'expulser les étrangers coupables de délits en situation irrégulière.

Le conflit à Gaza et son impact interne conduisent l'Allemagne à durcir la politique d'immigration et à prendre ses distances par rapport à sa politique traditionnelle d'accueil des réfugiés ("Willkommenskultur"), célébrée en 2015, aujourd'hui "victime collatérale de la guerre entre le Hamas et Israël", selon Michael Bröning, qui souligne que la multiplication des actes antisémites constatée depuis le 7 octobre donne la mesure de l'ampleur des défis liés à l'intégration. En référence à la position adoptée par certains dirigeants des Grünen, en particulier Winfried Kretschmann, qui a conduit à des "alliances inhabituelles", die Zeit note que des "tabous" ont été brisés et que cette réunion marque "le début d’une politique plus ferme en matière d’asile". 

Le conflit à Gaza et son impact interne conduisent l'Allemagne à durcir la politique d'immigration et à prendre ses distances [avec la Willkommenskultur].

Bien que cette "longue nuit à la chancellerie" n'ait pas permis toutes les clarifications nécessaires, elle dessine néanmoins les contours d'un consensus entre les partis de nature à réduire l'attractivité de l'Allemagne et à maîtriser une immigration devenue difficilement contrôlable, écrit la FAZ. Ce "retour à la raison" s'opère lentement, il clôt la période, postérieure à la réunification, pendant laquelle l'Allemagne s'est réfugiée dans "l'utopie" d'un monde pacifique, où règnent des valeurs universelles. Les conséquences de ces erreurs d'appréciation se font désormais sentir, qu'il s'agisse du "culte du multiculturalisme", du "renoncement inconsidéré à l'énergie nucléaire" et de "l'aveuglement" manifesté face à la Russie. Le "changement d'époque" ("Zeitenwende"), annoncé par O. Scholz au lendemain de l'agression russe en Ukraine, est en réalité encore plus profond que ne l'envisageait le chancelieret, par une ironie de l'histoire, il revient aux partis qui ont longtemps porté avec conviction cette vision du monde de pratiquer cette "césure", observe Jochen Buchsteiner. 

Copyright image : Tobias SCHWARZ / AFP

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