AccueilExpressions par Montaigne[Le monde vu d'ailleurs] - La fin de "l'Europe géopolitique" ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.02/11/2023[Le monde vu d'ailleurs] - La fin de "l'Europe géopolitique" ? EuropeImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Le monde vu d'ailleursTous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine le poids géopolitique de l'Union européenne.Comment comprendre le contraste entre la "cacophonie" qui a suivi l'attaque terroriste du Hamas et la cohésion dont avait fait preuve l'Union Européenne au lendemain de l'invasion de l'Ukraine ? D'où vient la paradoxale disproportion entre l'influence relativement restreinte exercée par l'UE au Proche-Orient et la très forte incidence du conflit sur son sol ? Face aux risques de fragmentation nationale auxquels les États membres doivent répondre, reste-t-il de la place pour une Europe géopolitique ? À travers sa chronique "Le monde vu d’ailleurs", Bernard Chappedelaine livre une vision synthétique des enjeux que comporte, pour l'Union Européenne, l'affrontement entre le Hamas et Israël.La réaction "chaotique" de l'UERéunis en juin 1980 à Venise, les neuf chefs d'État et de gouvernement de la Communauté européenne (CE) avaient estimé que les liens historiques et les intérêts communs avec le Proche-Orient "leur imposent de jouer un rôle particulier et leur commandent aujourd'hui d'œuvrer de manière plus concrète en faveur de la paix". Les dirigeants européens reconnaissaient alors "le droit à l'existence et à la sécurité de tous les États de la région, y compris Israël", qui impliquait "la reconnaissance des droits légitimes du peuple palestinien". Plus de quarante ans après cette déclaration historique, l'UE ne pèse plus guère dans la géopolitique du Proche-Orient, dont les États-Unis, le principal acteur extérieur, ont eux-mêmes cherché à se désengager. En février 2022, l'invasion russe de l'Ukraine prend par surprise les capitales européennes, mais "V. Poutine réussit à unir les Européens dans le soutien à l'Ukraine", observe Wolfgang Münchau, or, aujourd'hui, "Israël et la Palestine nous divisent". Le contraste est aussi frappant entre l'impuissance de l'UE et l'impact majeur de la situation au Proche-Orient sur nos sociétés, observe-t-il. "Plus sans doute que tout autre conflit, le Proche-Orient met à jour les limites de l'aspiration de l'UE à promouvoir une politique étrangère commune et efficace", note le FT. Il n'aura fallu que quelques jours, après l'attaque terroriste du Hamas, pour "exposer la fragilité géopolitique de l'UE", observe l'un des experts interrogés par Judy Dempsey. La réaction de l'UE a été "chaotique", juge le Center For European Reform. Au sein même des institutions européennes. O. Várhelyi, le commissaire à l'élargissement et au voisinage, a évoqué de sa propre initiative une suspension sine die de l'assistance humanitaire à l'Autorité palestinienne, U. von der Leyen s'est rendue de manière impromptue en Israël pour y exprimer sa solidarité inconditionnelle, sans mentionner le respect du droit international, suscitant des protestations, y compris chez les fonctionnaires de la Commission. Une partie seulement des États membres, Allemagne et France notamment, était représentée au "sommet de la paix" du Caire, le 21 octobre, qui, faute de consensus, n'a pu s'accorder sur une déclaration finale. Au terme de cinq heures de tractations laborieuses, le 26 octobre à Bruxelles, les chefs d'État et de gouvernement de l'UE se sont entendus sur une formulation qui tente de concilier les points de vue de ceux qui mettent d'abord l'accent sur le droit d'Israël à se défendre et ceux qui marquent l'importance prioritaire du respect du droit humanitaire et de la protection des populations civiles palestiniennes. Plusieurs capitales, Berlin notamment, ont objecté au terme de "cessez-le-feu", rapporte The Irish Times. Dans la formule de compromis retenue, d'inspiration allemande, le Conseil européen "demande que l'accès humanitaire soit continu, rapide, sûr et sans entrave et que l'aide parvienne à ceux qui en ont besoin au moyen de toutes les mesures nécessaires, y compris des couloirs et des trêves humanitaires pour répondre aux besoins humanitaires". À la suggestion de l'Espagne, qui avait accueilli, en 1991 à Madrid, une conférence patronnée par Washington et Moscou, est évoquée "la tenue prochaine d'une conférence internationale pour la paix". Quelques heures plus tard, un projet de résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies (AGNU), présenté par la Jordanie - qui, sans condamner le Hamas et les prises d’otage, demande une "trêve humanitaire immédiate, durable et soutenue, menant à la cessation des hostilités" - est adopté par 120 voix, 45 États s'abstenant et 14 votant contre. Les positions divergentes prises par les États membres de l'UE sur ce texte, qui provoque une vive réaction du représentant israélien ("Honte à vous !"), illustrent à nouveau leurs divisions : 15 d'entre eux se sont abstenus, dont l'Allemagne et l'Italie, 8 autres, notamment la France et l'Espagne, l'ont soutenu, alors que 4 États d'Europe centrale, dont l'Autriche et la Hongrie, ont voté contre. La partition propre d’Emmanuel Macron"Le temps considérable que les chefs d'État et de gouvernement européens ont consacré au Proche-Orient est teinté d'ironie, compte tenu de la relative faiblesse actuelle de l'UE dans la région", note le chercheur Andrew Hammond, qui rappelle le rôle joué par la déclaration de Venise pour impulser un processus allant vers la reconnaissance internationale du droit des Palestiniens à un État. Aujourd'hui, les États-Unis sont le seul acteur à disposer d'une influence sur place. Aussi, selon Andrew Hammond, faut-il s'attendre à ce que, malgré les visites effectuées par O. Scholz et E. Macron, le Premier ministre israélien ignore les conclusions du Conseil européen. Le texte adopté par l'UE s'expose à la critique du "deux poids - deux mesures sur les droits de l'homme et le droit international", estime pour sa part Al-Jazeera, selon la chaîne qatarie, "de telles déclarations, similaires à celles faites aux États-Unis, sonnent creux alors qu'Israël procède à des frappes dévastatrices qui anéantissent des quartiers entiers et tuent plus de 7 000 personnes à Gaza". En jugeant "utile aujourd'hui une trêve humanitaire", E. Macron va au-delà du langage agréé à 27En jugeant "utile aujourd'hui une trêve humanitaire", E. Macron va au-delà du langage agréé à 27 (les conclusions du Conseil européen évoquent des "trêves humanitaires" au pluriel afin d’écarter l'idée d'un cessez-le-feu). Tout en reconnaissant le droit d’Israël à se défendre, le Président français affirme que "le blocus complet, le bombardement indifférencié et plus encore la perspective d'une opération massive terrestre ne sont pas de nature à protéger comme il se doit les populations civiles", relève Al-Monitor."À la différence des dirigeants occidentaux qui se sont succédé ces derniers jours en Israël, le patron de l’Élysée a toutefois assorti son discours d’une vision politique déclinée avec force, à savoir la recherche active, immédiate, urgente d’une solution à la question palestinienne nécessairement fondée sur la formule des deux États", se félicite l'éditorialiste de l'Orient - le Jour, considérant cependant que ce "bienvenu rééquilibrage" a été "commandé, en partie du moins, par de graves déchirures inévitablement apparues hélas dans le tissu national d’un pays abritant la plus nombreuse communauté juive d’Europe et dont la population compte près de 10 % de musulmans". Des marges de manœuvre diplomatiques réduites par des contraintes politiques internes Cette crainte d'une importation dans nos sociétés du conflit israélo-palestinien explique l'absence de réaction commune de l'UE, estime Politico, c’est en effet un "conflit ouvert qui concerne toute la société européenne et crée des troubles dans de nombreuses villes européennes". Andrew Hammond évoque la mise en garde de Charles Michel, Président du Conseil européen, sur une exacerbation des tensions communautaires et sur le risque terroriste en cas d'escalade du conflit au Proche-Orient, qui pourrait en outre provoquer une nouvelle vague de réfugiés. Stefanie Babst et Paul Taylor, interrogés par Judy Dempsey, invitent également à ne pas sous-estimer ces risques, alors que l'immigration prend une place croissante dans le débat politique européen et que les partis d'extrême-droite voient leur audience croître, y compris en Allemagne. Sur le continent européen, les plus importantes démonstrations de soutien au peuple palestinien ont eu lieu à Istanbul et à Londres, mais des manifestations ont été organisées dans de nombreuses villes de l'UE au cours desquelles des slogans antisémites et favorables au Hamas ont été entendus, ce qui "choque profondément les juifs européens et ravive les craintes sur leur avenir", souligne The Times of Israel. En Allemagne où, selon la déclaration faite par A. Merkel à la Knesset en 2008, "la sécurité d'Israël n'est pas négociable", car "la responsabilité historique de l'Allemagne fait partie de la raison d'État de mon pays", des incidents violents ont eu lieu notamment à Berlin - une synagogue a été attaquée -, le nombre d'actes antisémites dans le pays connaît une hausse sans précédent (plus de 200 dans la semaine qui a suivi l'attaque terroriste du 7 octobre). Les grands journaux ont réagi négativement à l'attitude adoptée par la diplomatie allemande lors du vote de la résolution à l'AGNU, estimant comme Die Zeit, que "cette abstention est une honte" et que l'Allemagne n'est pas fidèle à l'engagement pris par A. Merkel.Les grands journaux ont réagi négativement à l'attitude adoptée par la diplomatie allemande lors du vote de la résolution à l'AGNU, estimant comme Die Zeit, que "cette abstention est une honte".La FAZ regrette aussi la décision prise par A. Baerbock, en concertation avec O. Scholz, pour des raisons de politique intérieure, d’après le quotidien. Ce sont également des motifs internes, selon le journal, qui expliquent le soutien apporté à cette résolution par la France et sept autres États-membres. Tout comme Die Welt, la FAZ juge que la seule option aurait été de refuser ce texte, qui contredit certaines des conclusions du Conseil européen. La fin de l'ambition géopolitique de l'UE ? À l'exception de l'Ukraine, il s'avère que la capacité de l'UE à répondre à "l'arc de crises" qui affecte directement son voisinage est "très limitée", observe Andrea Rizzi. Ancienne conseillère de F. Mogherini et de J. Borrell à Bruxelles, Nathalie Tocci fait part de son pessimisme sur les chances de l'UE de devenir un acteur géopolitique. Au lieu de contribuer à une désescalade au Proche-Orient, "ses fractures internes attisent le conflit", écrit-elle. Selon cette experte des questions européennes, la reprise du conflit israélo-palestinien après l'attaque terroriste du 7 octobre marque "un tournant dans le délitement du rôle de l'Europe dans le monde". En dépit de difficultés, dues notamment aux objections de la Hongrie, l'UE avait pu jusqu'à présent maintenir sa cohésion, imposer des sanctions à la Russie et venir en aide à l'Ukraine, le projet d'"Europe géopolitique", tel qu'il avait été présenté par U. von der Leyen en 2019, semblait en bonne voie. "L'approche intégrée", développée par Bruxelles, qui combine assistance sécuritaire, aide au développement et réformes démocratiques, est désormais "moribonde".D'après Nathalie Tocci, les choses ont commencé à dérailler il y quelques mois au Sahel, quand la France, qui porte toujours son héritage colonial, a été chassée de la région, "l'approche intégrée", développée par Bruxelles, qui combine assistance sécuritaire, aide au développement et réformes démocratiques, est désormais "moribonde". Peu après, au Maghreb, l'accord proposé à la Tunisie, à l'instigation de Rome, visant à endiguer l'arrivée des réfugiés sur le sol européen en contrepartie d'une assistance financière, a été rejeté par le Président Saïed, hostile à la conditionnalité de cette aide.Les efforts de médiation déployés par l'UE dans des conflits (Arménie/Azerbaïdjan-Serbie/Kosovo), qui pourraient à nouveau s’enflammer et accentuer l’instabilité à ses portes, n'aboutissent pas, la rencontre entre A. Vučić et A. Kurti en marge du Conseil européen n’a pas permis d’avancée. Mais c'est le regain de violence à Gaza et le risque d'extension du conflit qui donne la mesure des ambitions géopolitiques contrariées de l'UE. Alors que la CE avait réalisé son unité et affiché ses ambitions en 1980 à Venise, l'UE, comme les acteurs régionaux et internationaux, a occulté le problème palestinien en soutenant la normalisation entre Israël et les régimes arabes ("accords d'Abraham"). Nathalie Tocci déplore la "cacophonie" de ces dernières semaines, elle regrette qu'E. Macron ait "ajouté à la confusion" en proposant de réactiver la coalition "anti-Daech" pour lutter contre le Hamas ("non-starter"). Premier partenaire commercial d'Israël et premier donateur d'aide à l'Autorité palestinienne, l’UE dispose de leviers non négligeables. Plus que jamais dans le monde actuel, fragmenté et polarisé, traversé par des conflits, une Union multilatérale, porteuse des principes démocratiques, est indispensable, souligne la chercheuse, non seulement pour les citoyens européens, mais pour le reste du monde. Copyright Image : Kenzo TRIBOUILLARD / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 18/10/2023 [Le monde vu d'ailleurs] - La Russie, gagnante de l'affrontement entre le H... Bernard Chappedelaine