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15/04/2022

[Le monde vu d'ailleurs] - L’élection présidentielle vue de Moscou

[Le monde vu d'ailleurs] - L’élection présidentielle vue de Moscou
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine les perspectives russes sur l'élection présidentielle française.

Tout en constatant que les candidats qui, peu ou prou, mettent en question l’intégration de la France dans l’UE et dans l’OTAN, recueillent la moitié des suffrages au premier tour, les commentateurs russes, dans leur majorité, ne croient pas que l’élection de Marine Le Pen permettrait un retour à ce qu’ils définissent comme une politique gaulliste. Les experts, et sans doute avec eux le Kremlin, privilégient une reconduction d’Emmanuel Macron, jugé plus "expérimenté et prévisible" et crédité d’une volonté de maintenir le dialogue avec Moscou. 

La nostalgie de l’ère gaulliste

Une France "à la croisée des chemins" et une "société française divisée", c'est le jugement émis par Konstantin Kossatchev, vice-président du Conseil de la Fédération. Pour l'ancien président de la Commission des Affaires étrangères de la chambre haute du Parlement russe, le résultat du premier tour de l'élection présidentielle traduit une forte aspiration au changement. Reprenant une antienne des milieux politiques russes, le parlementaire déplore que, sous la présidence Macron, la France ait cessé de "faire preuve d'autonomie, d'indépendance et de souveraineté, auxquelles notre pays était habitué avec les précédents dirigeants français". Ayant le choix d’être le dirigeant d'une puissance souveraine ou celui d'un pays proche allié des États-Unis, "nous avons le sentiment qu’Emmanuel Macron choisit le second terme de l'alternative, même quand les Américains offensent ouvertement et donnent une claque aux Français", allusion à la vente des sous-marins australiens, estime Konstantin Kossatchev. Se félicitant du résultat de Marine Le Pen, Vladimir Djabarov, vice-président de la Commission des Affaires étrangères du Conseil de la Fédération, se montre plus vindicatif encore, accusant le président de la République de s’être couché devant les États-Unis, ce qui "suscite l’irritation légitime des Français". Député de la Douma, Oleg Matveïtchev reproche aussi à Emmanuel Macron un tropisme atlantiste ("marionnette de Washington") et la "négligence des intérêts des Français". "Nous devons respecter le choix des Français", marque toutefois Dmitri Belik, membre de la Commission des Affaires étrangères de la Douma.

Thème récurrent du discours officiel russe, la question de l’indépendance de la politique extérieure française est évoquée dans de nombreux commentaires, empreints d’une forte nostalgie pour la diplomatie du Général de Gaulle.

La question de l’indépendance de la politique extérieure française est évoquée dans de nombreux commentaires, empreints d’une forte nostalgie pour la diplomatie du Général de Gaulle.

Ces dernières décennies, les positions des grands partis de gouvernement n’ont cessé de se rapprocher, ils ont multiplié les concessions aux États-Unis et à la bureaucratie bruxelloise, déplore Veronika Kracheninnikova. Plus de la moitié des électeurs ont donné leur voix à des candidats hostiles à l’OTAN, aux États-Unis et à l’UE, notent certains observateurs, qui constatent dans le même temps que "l’opération militaire spéciale" conduite par la Russie en Ukraine depuis le 24 février 2022 a mis ces derniers en difficulté. Le facteur ukrainien a bénéficié aux deux principaux protagonistes, note Kommersant.

Les candidats qui, récemment encore, mettaient en exergue leur lien avec Moscou, se sont efforcés de prendre leurs distances. Emmanuel Macron a pu soigner son image de Président de crise. Marine Le Pen a profité des difficultés d’un Éric Zemmour, qui ne s’était pas suffisamment démarqué de Vladimir Poutine. Elle a en outre bénéficié de la priorité accordée par les Français au pouvoir d’achat. Curieusement, Mejdunarodnaïa jizn explique l’échec de Valérie Pécresse par la "russophobie" qui aurait saisi la France, la candidate de LR ayant, rappelle la revue, appris le russe dans sa jeunesse et fréquenté le camp de vacances Artek en Crimée. 

Bien peu d’analystes, à l’exemple de l’article de Kommersant déjà cité (Comment Moscou a perdu de nombreux amis en Europe), évaluent les dommages causés à l’image de la Russie et de Vladimir Poutine par l’invasion de l’Ukraine. Les experts proches du pouvoir sont enclins à penser que les répercussions internes des sanctions occidentales sont susceptibles de limiter l’impact électoral négatif pour Moscou en Europe et en France notamment. Lors des scrutins qui viennent d’avoir lieu en Hongrie et en Serbie, Viktor Orban et Aleksandar Vučić l’ont nettement emporté, alors qu’ils ne dissimulent par leurs liens avec le Kremlin et qu’ils ont placé leurs pays dans une dépendance par rapport au gaz russe, observe Veronika Kracheninnikova. Certes, la France est un cas différent mais, note-t-elle, "la guerre économique déclenchée par l’Occident contre la Russie a fait de la question des prix et du pouvoir d’achat le sujet fondamental de la campagne". Plus fondamentalement, le rapport des forces politiques qui s’est instauré à l’issue du premier tour de scrutin, avec les scores décevants d’Éric Zemmour et de Valérie Pécresse, marque pour certains commentateurs la "fin du projet gaulliste", la priorité allant non plus aux questions géopolitiques mais aux problèmes socio-économiques internes. C’est aussi le constat dressé par Iouri Roubinski, en France s’est produit ce que nous voyons dans de nombreux autres pays, une polarisation des forces, qui s’accompagne d’une baisse des résultats et des perspectives des partis systémiques, explique cet observateur de longue date des affaires françaises. Les forces politiques héritées de Charles de Gaulle, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand ne sont plus au centre de l’échiquier politique, déplore Youri Roubinski, la relation particulière avec la Russie trouve pourtant un écho positif dans la société française, rappelle l’historienne Tatiana Parkhalina.

Se voulant proche de la Russie, Marine Le Pen ne convainc pas vraiment

Certains commentateurs sont persuadés qu’en cas de victoire de Marine Le Pen dans les urnes, "les États-Unis et l’OTAN ne lui permettront pas de l’emporter", ainsi que le prétend Vladimir Djabarov. D’après le politologue Sergueï Markov, "même si elle obtient la majorité des suffrages, elle ne deviendra pas présidente de la France, elle sera écartée du pouvoir en violation de la loi. Il ne faut pas exagérer la démocratie en France.  La démocratie est en train de disparaître dans tous les pays occidentaux". D’autres observateurs évoquent le "cauchemar" que signifierait pour Bruxelles et d’autres capitales européennes l’entrée de "l’amie de Poutine" à l’Elysée. Mais, comme Donald Trump, Marine Le Pen pourrait être paralysée par ses relations "particulières" avec la Russie et se heurter à l’opposition de Washington, affirme pour sa part Veronika Kracheninnikova. Seule Marine Le Pen est en mesure de satisfaire l’aspiration au changement exprimée par les électeurs, estime toutefois Konstantin Kossatchev ("je n'ai pas beaucoup d'espoir que quelque chose change radicalement si Macron est réélu"), persuadé qu'une arrivée au pouvoir de Marine Le Pen permettrait de multiplier les "points de convergence" entre Moscou et Paris. Les experts se montrent nettement plus sceptiques. 

Du fait de sa proximité passée avec le Kremlin, Marine Le Pen pourrait être conduite à donner des gages à ses partenaires occidentaux et à adopter des "mesures anti-russes", avance le RIAC dans une note d’analyse. Il faut bien avoir à l’esprit, écrit ce centre de réflexion que, "quelles que soient les bonnes dispositions de son Président, la France ne peut à elle seule modifier la position occidentale à l’égard de la Russie", a fortiori s’agissant d’un Président nouvellement élu. "Il ne faut pas s’attendre à un changement radical de l’approche de Paris à l’égard de Moscou, estime aussi Sergueï Fiodorov. On peut tout au plus escompter une ligne plus souverainiste et plus orientée sur les intérêts de la France".

Du fait de sa proximité passée avec le Kremlin, Marine Le Pen pourrait être conduite à donner des gages à ses partenaires occidentaux et à adopter des "mesures anti-russes".

L’espoir que Marine Le Pen se montre favorable à la Russie est "excessif", avertit également Evgueni Ossipov, chercheur à l’Académie des sciences. Si elle est élue, elle "devra tenir compte de la réalité", à savoir que "les États-Unis jouent un rôle considérable en France", aussi "la rhétorique peut changer, mais il ne devrait pas y avoir de changement de fond". Selon ce chercheur, la Russie n’a été pour elle qu’un "instrument pour accroître son audience". "Je ne pense pas que, du point de vue russe, Marine Le Pen soit meilleure qu’Emmanuel Macron, peut-être y a-t-il des nuances, affirme Iouri Svetov. Mais ils ne peuvent pas sortir du système dans lequel ils sont intégrés. En France, le seul Président capable d’une action indépendante fût Charles de Gaulle". Et ce d’autant que, fait valoir le politologue Konstantin Kalatchev, Marine Le Pen a beaucoup évolué depuis quelques années : aujourd’hui, la candidate du RN "pense en premier lieu aux intérêts de la France et est concentrée sur les problèmes internes du pays, par exemple l’immigration". Victorieuse de la compétition électorale, "Marine Le Pen renoncera à ses slogans d’aujourd’hui", assure Tatiana Parkhalina. Certes, elle a été reçue par Vladimir Poutine en 2017, ses paroles et ses actes ont été perçus positivement au Kremlin, mais la question de savoir ce qu’elle sera en mesure de faire une fois élue reste posée, résume Yuriy Roubinski. Le faible écho suscité en Russie par la conférence de presse que Marine Le Pen a consacrée le 13 février aux questions internationales traduit ces doutes sur la candidate du RN. 

La reconduction d’Emmanuel Macron est somme toute jugée préférable

Les tentatives d’Emmanuel Macron de maintenir la tradition gaulliste d’indépendance nationale et de souveraineté avec des partenaires tels que les États-Unis sont un échec, tranche Veronika Kracheninnikova. Le Président français tente, selon cette experte de politique étrangère, d’occuper la place laissée vide par Angela Merkel mais il manque d’expérience. Du fait des circonstances, il est devenu ces derniers mois le principal interlocuteur de Vladimir Poutine dans le dossier ukrainien mais ses efforts sont demeurés vains, constate-t-elle. En réalité, même s’il le voulait, affirme Veronika Kracheninnikova, Emmanuel Macron ne pourrait mettre en cause le lien transatlantique. À l’instar du site d’information Grani.ru, l’opposition libérale russe juge quant à elle dangereuse la liaison entretenue par le Président français avec Vladimir Poutine, elle est également critique des tentatives de médiation d’Emmanuel Macron, qui n’est toujours pas prêt à reconnaître l’échec du "dialogue exigeant" mais infructueux recherché depuis cinq ans avec Vladimir Poutine, alors qu’en Allemagne, une réflexion s’est engagée sur les erreurs commises ces dernières années dans l’Ostpolitik, note le site.

La volonté de maintenir le lien avec Moscou, tout particulièrement depuis le début du conflit avec l’Ukraine, est généralement portée au crédit du Président français.

Néanmoins, la volonté de maintenir le lien avec Moscou, tout particulièrement depuis le début du conflit avec l’Ukraine, est généralement portée au crédit du Président français. Cette spécificité est reconnue à Moscou : Sergueï Lavrov a récemment salué ces efforts, même si le gain pour les relations bilatérales ces cinq dernières années est resté limité, convient le RIAC. Ce manque de résultats ne doit pas faire oublier que l’engagement d’Emmanuel Macron en faveur du dialogue avec la Russie est assez constructif, juge aussi Evgueni Ossipov. L’actuel locataire de l’Elysée, "avec ses plus et ses moins", est "assez prévisible", explique Yuriy Roubinski.

C’est aussi un argument mentionné par le RIAC ("la probable réélection d’Emmanuel Macron n’est pas le scénario le plus négatif, la diplomatie russe est déjà familiarisée avec son comportement"). La situation est moins univoque qu’en 2017, observe Maxim Ioussine : aujourd’hui, Emmanuel Macron entend maintenir le dialogue avec Moscou, ce qui lui vaut de vives critiques des dirigeants polonais, dont Marine Le Pen est proche. Dans la période de crise que nous traversons actuellement, il est préférable d’avoir à faire à des interlocuteurs "expérimentés et prévisibles", conclut le commentateur de Kommersant.

Malgré ses sympathies pro-ukrainiennes et les sanctions, Emmanuel Macron maintient un contact téléphonique permanent avec Vladimir Poutine et laisse les entreprises françaises libres de rester ou non en Russie, note le RIAC. Le facteur russe joue un rôle important dans l’élection présidentielle française, souligne le journal Vzgliad, qui expose son enjeu dans des termes bien connus de l’opinion russe ("le téléviseur ou le réfrigérateur"). Dans leur grande majorité, les médias français soutiennent l’Ukraine et la candidature Macron, mais le réfrigérateur rappelle chaque jour à l’électeur moyen le coût d’une telle politique. Néanmoins, le téléviseur devrait l’emporter, pronostique ce quotidien conservateur. Aussi, selon Veronika Kracheninnikova, le chef de l’État français sera confronté à un dilemme : rechercher un compromis avec la Russie pour limiter les effets de la guerre économique et éviter la déstabilisation de son pouvoir ou bien s’engager, avec l’OTAN, dans une confrontation armée avec la Russie.

 

 

Copyright : Mikhail KLIMENTYEV / SPUTNIK / AFP

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