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31/05/2022

[Le monde vu d'ailleurs] - L’Allemagne et la Zeitenwende

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[Le monde vu d'ailleurs] - L’Allemagne et la Zeitenwende
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine l'évolution des relations entre l'Allemagne et la Russie.

Trois mois après le discours historique d’Olaf Scholz, l’Allemagne a entrepris de réduire sa dépendance énergétique envers la Russie, de réexaminer les fondements de sa relation avec Moscou et de diversifier ses partenariats en Asie. Mais la redéfinition d’une culture et d’une posture stratégiques prendra plus de temps. 

Un changement de paradigme

L'invasion russe en Ukraine remet en cause des composantes fondamentales de l'identité allemande, telle qu’elle s’est constituée depuis la fin de la Guerre froide. Après la réunification pacifique du pays, Hans-Dietrich Genscher constate en 1990 que "l'Allemagne est entourée d'amis". Le pays se voit comme une "puissance civile" ("Zivilmacht"), convaincu que sa vision libérale d'un monde fondé sur le marché et le droit est appelée à s'étendre au-delà même de l'Union européenne. Son passé militariste justifie ses réticences à assumer sa défense. Les Allemands développent une "aversion" à l'égard de tout ce qui peut troubler leur vision insouciante du monde, explique l'ancien diplomate Martin Erdmann. La réussite économique du pays se fonde sur ses excédents extérieurs ("Exportnation") et sur les importations d'énergie bon marché en provenance de Russie. La guerre déclenchée par Vladimir Poutine à l'encontre de l'Ukraine fait voler en éclat ces certitudes, comme l'écrit Albrecht von Lucke, elle marque "la fin de nos illusions".  

L'accueil enthousiaste réservé par les parlementaires au discours d'Olaf Scholz, le 27 février dernier, qui évoque le "changement d'époque" ("Zeitenwende") auquel l'Allemagne est confrontée, est aussi l'expression d'une "mauvaise conscience", observe cet essayiste. À l'instar de l'unité allemande qui, trois décennies après la chute du mur de Berlin, est loin d'être achevée, on peut se demander combien de temps sera nécessaire pour tirer toutes les conséquences de cette "Zeitenwende" et redéfinir le modèle allemand dans des domaines essentiels (économie, énergie, géopolitique, défense). En 2014, l'annexion de la Crimée et l'intervention russe dans le Donbass avaient suscité une discussion au plus haut niveau (Joachim Gauck, président fédéral, Frank-Walter Steinmeier, ministre des Affaires étrangères), qui avait rapidement tourné court. La réaction à l'invasion russe de l’Ukraine est incomparablement plus forte qu'il y a huit ans. Néanmoins, depuis le geste fort qu’a constitué le discours d’Olaf Scholz, Berlin est accusée par les autorités ukrainiennes, par plusieurs capitales d'Europe centrale et balte et par la CDU de se montrer trop timorée, notamment sur les livraisons d’armes, jusqu’à présent très limitées, semble-t-il. "Si l’Ukraine s’en était remise à l’Allemagne et à l’UE, elle serait aujourd’hui russe", accuse l’historien militaire Sönke Neitzel. 

La fin des illusions ?

Avec Gerhard Schröder, dont il fut le proche collaborateur, Frank-Walter Steinmeier incarne la politique conduite ces deux dernières décennies à l'égard de la Russie. Dans un long entretien au Spiegel, le Président fédéral admet que la construction du gazoduc Nord Stream 2 fut "une erreur". Convaincu auparavant que Moscou avait des raisons de redouter l'élargissement de l'OTAN, il reconnaît aujourd'hui que "ce dont a peur la Russie c'est de l'expansion de la démocratie" et convient que la "philosophie selon laquelle les transformations politiques peuvent être obtenues par le commerce ne s'applique pas aux autocraties". Ancien président SPD du Bundestag originaire de RDA, Wolfgang Thierse s’interroge dans une tribune sur l'aveuglement envers la Russie de VladimirPoutine. Il invite les pacifistes à "réexaminer leurs certitudes", notamment leur "ressentiment anti-américain" et leur "arrogance à l'égard des peurs existentielles de nos voisins d'Europe centrale et orientale". Ministre-président (die Grünen) du Bade-Wurtemberg depuis une décennie, Winfried Kretschmann fustige aussi le "côté mensonger du pacifisme". 

L'idée que la fourniture d'armes à l'Ukraine contribue à prolonger la guerre et à accroître le nombre de victimes civiles trouve toujours un écho. 

Depuis le 24 février, les "Putinversteher" (pour ceux qui, jusque là, disaient comprendre le Président russe) ont largement disparu du débat public, mais ce que le politologue Herfried Münkler appelle le "pacifisme de soumission" ("Unterwerfungspazifismus") reste prégnant, bien que les manifestations pour la paix, traditionnellement organisées à Pâques (Ostermärsche) - qualifiées de "cinquième colonne de Poutine" par le député libéral Alexander Lambsdorff - aient peu mobilisé. L'idée que la fourniture d'armes à l'Ukraine contribue à prolonger la guerre et à accroître le nombre de victimes civiles trouve toujours un écho.

Ainsi, Margot Käßmann, ancienne présidente de l'Église évangélique allemande, rejette l'idée de la Zeitenwende : "plus d'armes ne va pas créer plus de paix, les armes nucléaires peuvent anéantir toute vie sur terre […]. L'OTAN dispose de beaucoup plus d'armes que la Russie". Une lettre ouverte signée par une trentaine d'intellectuels et artistes met en garde le chancelier sur l’escalade du conflit, le risque de cobelligérance et de frappe nucléaire. Tout en condamnant, dans les colonnes de la Süddeutsche Zeitung, "la guerre d'agression massive lancée par Poutine et par le gouvernement russe", Jürgen Habermas appelle lui aussi Olaf Scholz à faire preuve de retenue, il s'inquiète de la tentative de Kyiv de transformer en "chantage moral" les erreurs des précédentes coalitions. Face à ce dilemme, l'Occident doit se fixer comme objectif que l'Ukraine ne perde pas cette guerre, conclut le philosophe.  

Une politique de défense à rebâtir

Peu après l'entrée en fonctions de Donald Trump, Angela Merkel déclarait au printemps 2017 que "l'Union européenne devait prendre son destin en main". La grande coalition n'a pas cependant vraiment tiré les enseignements du changement de l'environnement international (comportement agressif de la Russie, pivot des États-Unis vers l'Asie), si ce n'est par une hausse du budget de la Bundeswehr, l’armée allemande. C'est moins le maintien du dialogue avec le Kremlin qui apparaît contestable - Angela Merkel n'ayant nourri aucune illusion sur Vladimir Poutine - que la poursuite de politiques, en matière énergétique et de défense, dont on a dû constater, en février dernier, qu'elles limitaient sérieusement les marges de manœuvre de Berlin. D'après Sönke Neitzel, si les groupes parlementaires du Bundestag avaient été associés à la rédaction de la déclaration gouvernementale du 27 février, jamais celle-ci n'aurait revêtu cette forme. Olaf Scholz a en effet pris conscience qu'il lui fallait exercer un leadership et que l'Allemagne ne pouvait plus se dérober à ses responsabilités. 

Les questions de défense suscitent, selon lui, plus de réserves dans les élites et les partis allemands qu'au sein de la population. Selon le dernier sondage ARD, 63 % des Allemands craignent que leur pays soit entraîné dans une guerre, mais seulement 38 % souhaitent limiter les livraisons d’armes à l’Ukraine, 55 % étant d’un avis contraire. L’écart demeure toutefois important entre anciens et nouveaux Länder (ex-RDA), beaucoup plus réticents, indique une enquête de l’institut Allensbach.  

Olaf Scholz a en effet pris conscience qu'il lui fallait exercer un leadership et que l'Allemagne ne pouvait plus se dérober à ses responsabilités.

La transformation de la Bundeswehr en une armée en mesure d'assurer la défense territoriale du pays et de contribuer à la défense de l'Alliance, au-delà des opérations extérieures (Afghanistan, Mali), constitue un défi majeur pour la coalition et la nouvelle ministre de la Défense, dont l’action a jusqu’à présent peu convaincu. Cela suppose des capacités accrues, mais aussi un changement de culture stratégique et de mentalité, les soldats devant être psychologiquement prêts à faire la guerre. Une réforme des structures de la Bundeswehr et du secteur de l'industrie de défense est aussi indispensable, l'augmentation du budget (50 milliards d’euros en 2022) ces dernières années n'ayant amélioré ni son efficacité ni la disponibilité de ses matériels. Un compromis vient d'être conclu entre les partis de la coalition et la CDU/CSU sur le contenu du "fonds spécial" ("Sondervermögen"), annoncé par Olaf Scholz le 27 février. Les 100 milliards d’euros seront affectés exclusivement au financement de la Bundeswehr (les Verts et certains responsables du SPD souhaitaient une utilisation plus large de ces crédits, par exemple pour la cyberdéfense et l'assistance aux Alliés, voire l'aide au développement) et l'objectif des 2 % doit être atteint "en moyenne sur plusieurs années".

 Vers une redéfinition du modèle d'Exportnation ?

Dans le domaine économique, la Zeitenwende prend forme. De nombreuses entreprises allemandes se sont retirées du marché russe, en particulier Siemens, présent en Russie depuis 170 ans. En trois mois, l'Allemagne a réduit significativement sa dépendance énergétique, la part de la Russie dans les importations de pétrole a reculé de 35 à 12 %, pour le gaz elle est passée de 55 à 35 %, l'objectif étant de la ramener à 10 % à l'été 2024. Berlin s'emploie en urgence à diversifier ses approvisionnements, un partenariat énergétique vient d’être conclu avec le Qatar. Pour son premier déplacement en Asie, le chancelier a choisi, non pas la Chine comme Angela Merkel et Gerhard Schröder, mais le Japon, "ce qui ne doit rien au hasard", a-t-il souligné.

Berlin s'emploie en urgence à diversifier ses approvisionnements, un partenariat énergétique vient d’être conclu avec le Qatar.

À Tokyo, Olaf Scholz s'est interrogé sur "les dépendances que nous pourrons à l'avenir accepter, s’agissant notamment des technologies stratégiques et des matières premières" et observé que "ce dont nous avons besoin c'est d'une mondialisation différente, plus intelligente". Recevant la semaine suivante son homologue indien, Olaf Scholz a annoncé que l'Inde, "partenaire central de l'Allemagne en Asie", bénéficierait d'ici 2030 de financements d'un montant de 10 milliards d’euros pour promouvoir des coopérations dans la lutte contre le changement climatique et les technologies liées à l'hydrogène. 

Alors qu’Olaf Scholz se trouvait au Japon, le Bundestag adoptait une résolution appelant la Chine à œuvrer en faveur d'un cessez-le-feu en Ukraine et la mettant en garde contre un contournement des sanctions occidentales. Pékin reste le premier partenaire commercial de l'Allemagne mais, d'ores et déjà, à la suite des Verts qui depuis longtemps plaident pour un changement de stratégie, les responsables allemands adoptent une attitude plus prudente. Le ministre des Finances, Christian Lindner, souhaite refonder le modèle économique des relations avec la Chine. Le président du SPD, Lars Klingbeil, appelle à tirer les leçons du comportement de la Russie et à mettre un terme à la dépendance envers le marché chinois. Les dirigeants du patronat (BDI, AHK) ont pris conscience que le maintien de l'approche suivie pendant l'ère Merkel n'est plus de mise. Pris globalement, les pays d'Europe centrale et orientale sont des partenaires commerciaux plus importants que la Chine. La loi, qui oblige les entreprises allemandes à veiller au respect des normes sociales et environnementales dans les chaînes d'approvisionnement, entre en vigueur en 2023, elle pourrait poser des problèmes aux entreprises implantées dans le Xinjiang, où le travail forcé est répandu. 

Quelles conséquences pour la politique européenne de l'Allemagne ?

L'agression décidée par Vladimir Poutine à l'encontre de l'Ukraine a aussi pour conséquence de mettre en question ce que l'historien Gerd Koenen a appelé "le complexe russe", fondé notamment sur l’idée d’"affinités spirituelles" ("Seelenverwandtschaften") et sur une complémentarité économique entre les deux pays. Ce regard russocentré, qui négligeait des pays comme l'Ukraine et la Biélorussie, et conduisait récemment encore le Président Steinmeier à justifier la construction de Nord Stream 2 par les crimes commis par les nazis en Union soviétique, assimilant la Russie à l'URSS, apparaît aujourd’hui dépassé. Au sein de l'UE, les erreurs d'analyse commises à Berlin sur la dérive du régime Poutine renforcent la main des pays d'Europe centrale et balte qui n'ont eu de cesse de mettre en garde contre la menace russe. Les sanctions et la réduction drastique des livraisons d’énergie russe vont entraîner une forte baisse du commerce bilatéral et un rééquilibrage des échanges de l'Allemagne avec cette région. Le retour à la normalité dans la relation avec la Russie est une perspective lointaine, du moins tant que Vladimir Poutine sera au pouvoir. 

La reconstruction d'une culture stratégique en Allemagne est une autre conséquence attendue du conflit russo-ukrainien. La création, prévue dans le contrat de coalition, d'un conseil national de sécurité, devrait non seulement améliorer la coordination de la politique étrangère et de défense, mais aussi contribuer à la diffusion de cette culture stratégique. Le retour de la guerre sur le continent européen rend encore plus nécessaire de surmonter rapidement les difficultés que rencontrent les projets franco-allemands en matière d’armement (char, avion de combat). Il rend aussi urgente, pour le conseiller diplomatique d’Angela Merkel, Christof Heusgen, et Norbert Lammert, ancien Président du Bundestag, la constitution, en liaison avec la France, d'une "architecte européenne de sécurité comme composante autonome de l'OTAN", les capacités militaires des États-Unis restant, selon ces auteurs, indispensables à la défense du continent européen. Le temps presse, la prochaine élection présidentielle américaine ayant lieu à l'automne 2024. 
 

 

Copyright : Tobias SCHWARZ / AFP

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