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15/10/2025
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[Le monde vu d'ailleurs] - La France en crise, l'Europe s'inquiète

[Le monde vu d'ailleurs] - La France en crise, l'Europe s'inquiète
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères
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Le monde vu d'ailleurs

La France, un risque pour l'Europe ? Les heurts qui ont suivi la nomination-démission-recomposition du gouvernement de Sébastien Lecornu, la fragilité de ses finances et les mauvais signaux envoyés par les marchés font naître chez les partenaires européens de l'Hexagone la crainte de la contagion. Piteuse image sur le plan économique, capacité d'entraînement diplomatique affaiblie : comment faire face aux défis qui s'amoncèlent ?

Des préoccupations largement partagées sur la situation politique et financière de la France

Durablement affaiblie et en proie aux extrémismes de gauche et de droite, "la France pourrait devenir le nouvel homme malade de l’Europe", s’inquiète la BBC, comme de nombreux observateurs des affaires françaises. Le politologue américain Ian Bremmer fait lui aussi part de ses préoccupations : "même si, péniblement, Macron se maintient pendant 18 mois, le mal est fait", affirme-t-il. "Plus la paralysie se prolonge, plus la situation empire". Ces dernières semaines, l’écart de taux ("spread") entre les emprunts d’État (OAT) français et allemand a atteint 85 points, s’il devait dépasser cent points de base, ce serait un "signal d’alarme", indique le quotidien autrichien Der Standard. D’ores et déjà, la situation est comparable avec celle de juillet 2012, lors de la phase finale de la crise de la dette, estime Euronews. En raison des incertitudes internes en France, "Reine européenne de la dette", les investisseurs étrangers l’évitent désormais. Depuis le début de l’année, la performance du CAC 40 est inférieure de 14 % aux autres bourses européennes, indique la Deutsche Welle (DW). Depuis huit ans, le Président Macron s’est efforcé de faire de la France le pays européen le plus attractif pour l’investissement, aujourd’hui, "je ne vois aucun investisseur international important choisir la France en raison de l’absence totale de clarté politique et financière", déclare à Politico Grégoire Roos, responsable des études européennes de Chatham house. "Sans feuille de route pour surmonter l’impasse actuelle et en raison de la pression croissante sur Macron pour organiser de nouvelles élections, les analystes mettent en garde contre une incertitude qui pourrait mettre en question le respect des règles fiscales européennes alors que Bruxelles renforce sa surveillance", observe Euronews. En France comme en Allemagne, une réforme de l’État-providence est nécessaire, or les populistes gagnent du terrain à droite et à gauche et le centre est affaibli, constate l’économiste Friedrich Heinemann, cité par la DW, aussi, avoue-t-il, "je suis pessimiste à propos de la France", l’Allemagne disposant pour sa part d’importantes marges de manœuvre.

Ces dernières semaines, l’écart de taux ("spread") entre les emprunts d’État (OAT) français et allemand a atteint 85 points, s’il devait dépasser cent points de base, ce serait un "signal d’alarme".

La comparaison avec l’Italie est aussi éclairante, relève CNN. La charge de sa dette est plus importante et elle enregistre une croissance moindre, mais son gouvernement dispose d’une majorité parlementaire confortable et il s’est attaqué à la réduction du déficit budgétaire. D’après l’économiste Andrew Kenningham, interrogé par la DW, le risque de propagation à ses partenaires des difficultés financières de la France est aujourd’hui limité, sans cependant qu’on puisse exclure une contagion.

La France menace-t-elle la zone euro ?, s’interroge le journal luxembourgeois L'essentiel. Le quotidien mentionne le rôle possible de la Banque centrale européenne (BCE), dotée de plusieurs instruments, notamment du "Transmission Protection Instrument" (TPI), qui lui permet de racheter la dette des États membres de la zone euro. Mais cet outil, rappelle le journal, a été mis en place pour combattre la spéculation et non pour pallier les conséquences de mauvaises décisions de politique économique et financière. La raison qui explique le calme actuel des marchés et l’absence de hausse des "spreads" c’est la possibilité d’une intervention de la BCE. Celle-ci doit toutefois veiller à ne pas saper sa crédibilité, avertit Friedrich Heinemann. D’autres grandes économies mondiales, également confrontées à une dette importante, comme les États-Unis, le Japon et l’Allemagne, vont solliciter cet automne les marchés de capitaux pour financer leurs dépenses, ce qui devrait les maintenir sous pression, analyse la DW. Le TPI a certes été créé pour apaiser les tensions sur les marchés et la France pourrait ne pas remplir les critères d’une intervention de la BCE, celle-ci conserve néanmoins une marge d’appréciation et pourrait être contrainte d’agir en raison du poids de la France ("too big to fail"), estime Benjamin Schroeder, autre économiste interrogé par Euronews. Une instabilité permanente de la France mettrait en danger toute la zone euro, c’est devenu le principal sujet des conversations informelles, a confié un diplomate européen à Politico.

Une crise de gouvernance des démocraties occidentales

"Il ne s’agit pas d’un phénomène purement français", observe Bloomberg. En Europe, tous les gouvernements sont confrontés à la même difficulté, et l’agence de citer les Pays-Bas où le Premier ministre vient d’échapper à une motion de censure, l’Espagne où le gouvernement minoritaire de P. Sanchez est englué dans une série de scandales, la Pologne où le Président Nawrocki et le Premier ministre Tusk s’opposent, l’Allemagne, où la grande coalition éprouve des difficultés à s’accorder pour traiter les problèmes du pays et le Royaume-Uni où le gouvernement travailliste semble incapable d’interrompre une "spirale infernale". Il y a quelques jours, relève aussi le Guardian, le résultat des élections législatives en République tchèque a renforcé le camp populiste en Europe centrale, alors qu’aux États-Unis, "maison de la démocratie", selon Simon Tisdall, "Donald Trump ressemble de plus en plus à un dictateur". Si le RN devait prendre le pouvoir en France, les "Patriotes pour l’Europe", groupe co-fondé par Viktor Orbán au Parlement européen et qui vient d’enregistrer la victoire d’Andrej Babiš à Prague, seraient au pouvoir dans quatre États membres, se réjouit le Hungarian Conservative. Analyste au European Policy center, Tabea Schaumann redoute que le retour au pouvoir d’Andrej Babiš ne conduise à la paralysie du Conseil européen, où Viktor Orbán et Robert Fico jouent déjà les trouble-fêtes. "La crise politique en France complique et retarde l’action de l’UE face à ses défis les plus immédiats", remarque Alberto Alemanno, autre spécialiste des questions européennes, également interrogé par le Washington Post. Cette évolution coïncide avec un "alignement idéologique sans précédent de ces États membres rebelles avec le MAGA", observe-t-il.

Si le RN devait prendre le pouvoir en France, les "Patriotes pour l’Europe", groupe co-fondé par Viktor Orbán au Parlement européen et qui vient d’enregistrer la victoire d’Andrej Babiš à Prague, seraient au pouvoir dans quatre États membres.

Tous les pays connaissent un moment populiste, l’important c’est qu’il ne soit pas simultané, souligne Grégoire Roos. "La grande question est de savoir si les multiples espèces de populisme d’extrême-droite peuvent à un moment donné se coaliser, former une minorité de blocage et paralyser la machinerie européenne", explique également Politico.

Dans ce tableau général, "qui aurait pu prédire que l’Italie de Giorgia Meloni s’affirme comme un bastion relatif de stabilité. Elle apparaît toutefois comme une exception, la vérité est qu’une grande partie de l’Europe semble presque ingouvernable", écrit Bloomberg. "Le grand risque pour l’UE c’est qu’une France affaiblie ne devienne un obstacle à une réforme très nécessaire", juge Ekathimerini. Depuis son entrée dans le gouvernement Hollande, rappelle le quotidien grec, Macron s’est fait l’avocat d’une plus grande intégration européenne. L’UE éprouve des difficultés à mettre en œuvre le rapport Draghi, si la France elle aussi est gagnée par des turbulences, son échec est probable. Un financement commun des programmes (défense, énergie propre, recherche) tel que recommandé par M. Draghi est douteux si la question de la soutenabilité de la dette du deuxième État-membre de l’UE et de ses violations des règles budgétaires reste posée, estime Ekathimerini.

Le paradoxe Macron

Aux interrogations d’ordre économique et financier s’ajoutent des questions sur le plan diplomatique. "L’instabilité politique sur le front intérieur menace d’affaiblir la politique étrangère de la France", écrit le RUSI, centre de réflxion proche du ministère de la Défense britannique. Cette appréciation est partagée par le CIDOB, un centre de recherches espagnol ("le rôle de la France dans le monde victime de sa politique intérieure"). Le Président français a manqué de sens politique sur le plan interne (comme en témoigne la. dissolution de juin 2024), mais en politique étrangère, il a été presque le seul à formuler la vision à long terme d’une UE plus autonome et intégrée, juge Riccardo Alcaro. Peu de dirigeants étaient comme lui capables d’anticiper les événements à échéance de cinq ou même deux ans, regrette un diplomate, cité par Politico. Le "paradoxe" d’E.Macron est qu’il est célébré à l’étranger pour sa politique étrangère et les relations nouées dans le domaine de la sécurité avec le Royaume-Uni, la Pologne et l’Allemagne et qu’il critiqué en France pour ce qui est perçu comme de "l’arrogance", note Judith Dempsey, l’un des experts interrogés par la fondation Carnegie. D’ores et déjà, certains prononcent son "oraison funèbre politique" et rappellent qu’il a été à l’origine du concept d’"autonomie stratégique". Dans son deuxième mandat, cette approche stratégique des problèmes a bénéficié d’un soutien croissant de la part de ses homologues européens, observe Judith Dempsey. Aussi, rapporte Politico, à Bruxelles et dans d’autres capitales européennes, responsables et diplomates font part en privé de leurs craintes que le leadership de Macron sur les affaires internationales (Ukraine, Gaza…) ne soit "définitivement affaibli" et "certains redoutent que la zone euro ne soit mise en péril".

Le Président français a manqué de sens politique sur le plan interne (comme en témoigne la. dissolution de juin 2024), mais en politique étrangère, il a été presque le seul à formuler la vision à long terme d’une UE plus autonome et intégrée.

La capacité de l’UE à projeter sa puissance hors de ses frontières dépend de sa stabilité et de sa cohésion internes, c’est pourquoi "ce qui se passe à Paris ne va pas seulement décider de l’avenir de la France, mais aussi celui de tout le projet européen", avertit Manuel Muniz, autre expert interrogé par la Carnegie. Conjointement avec l’Allemagne, la France a longtemps été le moteur de l’intégration politique et militaire européenne, ses difficultés ont des effets bien au-delà de ses frontières, souligne-t-il.

Les incertitudes actuelles entament la crédibilité de la posture extérieure de l’UE et compliquent la mise en œuvre des partenariats stratégiques établis récemment avec Berlin, Rome, Madrid, Varsovie et Londres, notamment en matière de défense, de coopération industrielle et de planification stratégique, qui avaient pour objectif de renforcer les capacités collectives d’action dans un monde de plus en plus instable, explique Manuel Muniz. La chute du gouvernement en France pourrait provoquer des "changements inédits du statu quo politique dans l’UE", estime Hungarian Conservative, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement dirigé par le RN "enverrait un signal clair aux élites mainstream du continent : la volonté du peuple est désormais suffisamment forte pour briser leur emprise", ce gouvernement provoquerait "des changements sismiques dans la politique d’immigration, dans l’attitude à l’égard de la guerre en Ukraine et dans la position concernant le conflit à Gaza", cela aurait un impact non seulement en France, mais "affecterait tout l’équilibre de la politique européenne". Marine Le Pen, note pour sa part Politico, s’est déclarée hostile à un "partage des armes nucléaires" françaises avec l’Allemagne et la Pologne, en écho à la discussion initiée par Macron sur la dimension européenne de la dissuasion française.

Des interrogations sur l’avenir de la coopération franco-allemande

Un puissant moteur franco-allemand avec des dirigeants de poids travaillant ensemble à Paris et à Berlin est traditionnellement jugé essentiel pour rendre l’UE forte et efficace, rappelle Politico. Ces dernières années, observe Euractiv, les difficultés politiques internes des deux pays ont freiné le développement de ce partenariat, le moteur franco-allemand a tourné au ralenti. Macron et Merz ont décidé d’imprimer un nouveau dynamisme à cette relation, qui s’était distendue avec O. Scholz, souligne aussi la DW. À Toulon, lors du récent conseil des Ministres franco-allemand, ils ont établi une longue liste de projets communs dans de nombreux domaines, dont certains ont besoin d’une forte impulsion politique, comme le projet d’avion du futur (SCAF). Officiellement, indique la DW, les autorités allemandes font preuve de calme. Ministre délégué aux Affaires européennes, Gunther Krichbaum "met en garde contre tout alarmisme" et souligne que les "consultations étroites" entre les deux pays se poursuivent à tous les niveaux, à Berlin, on rappelle que la politique étrangère fait partie du domaine réservé du Président. Toutefois, d’après Jakob Ross, expert de la DGAP, Berlin donne l’impression de ne pas avoir pris la mesure de la perte de contrôle du Président sur la situation politique, une victoire du RN aux élections rendrait caduc l’essentiel de l’agenda décidé à Toulon, notamment les projets communs dans les industries de défense. "En coulisses, l’inquiétude grandit" à Berlin, rapporte Euractiv, un député de la coalition gouvernementale fait part de sa "grande préoccupation concernant l’impasse sur les questions fiscales", certains s’inquiètent d’un "partenaire de moins en moins fiable" et se demandent si des alternatives ne devraient pas être recherchées dans les domaines sensibles comme l’armement. Le rapport Draghi propose de consacrer 800 Mds€ par an à des secteurs stratégiques, note Euractiv, mais la France est-elle en mesure d’apporter sa contribution, alors que le service de sa dette absorbe 67 Mds€, montant supérieur au budget de la Défense ?

Copyright Thomas SAMSON / AFP
Sébastien Lecornu après sa Déclaration de politique générale à l’Assemblée nationale, le 14 octobre 2025.

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