AccueilExpressions par Montaigne[Le monde vu d'ailleurs] - Géorgie, Ukraine - même combat ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.25/05/2023[Le monde vu d'ailleurs] - Géorgie, Ukraine - même combat ? Coopérations internationalesImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, offre un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il se consacre à la Géorgie et au nouveau bras de fer qui s’y joue entre Moscou et les Occidentaux. Victime de l’agressivité de la Russie poutinienne dans les années 2000, la Géorgie ne manifeste guère aujourd’hui sa solidarité avec l’Ukraine. Au contraire, son gouvernement se rapproche de Moscou, à rebours de l’opinion majoritaire dans la population qui voit s’éloigner la perspective européenne du pays.La Géorgie et l'Ukraine, victimes de l'expansionnisme russeLe 10 mars dernier, le Kremlin annonce la suppression de l'obligation de visa pour les citoyens géorgiens séjournant en Russie moins de 90 jours. Moscou autorise également la reprise des liaisons aériennes, suspendues en 2019, entre les deux pays qui n'entretiennent plus de relations diplomatiques depuis l'invasion russe de 2008, sans que l’on connaisse le degré d'implication des autorités géorgiennes dans la préparation de ces mesures. Une recommandation qui enjoignait aux ressortissants russes de ne pas visiter la Géorgie est également supprimée. Ces ouvertures sont jugées "inacceptables" par la Présidente géorgienne Salome Zourabichvili, "aussi longtemps que la Russie poursuit son agression en Ukraine et occupe notre territoire". Mais le gouvernement géorgien leur réserve pourtant un accueil favorable, en accordant notamment des licences d'exploitation à deux compagnies aériennes russes.Ces initiatives peuvent surprendre, compte tenu du lourd contentieux non soldé existant entre les deux pays depuis plus de vingt ans. La Géorgie a souvent servi de terrain d'expérimentation à des mesures punitives décidées par la Russie à l'encontre de ses voisins de la Communauté des États indépendants (CEI), notamment de l'Ukraine : suppression en 2000 de la libre circulation entre les deux pays pour sanctionner l'attitude de Tbilissi dans le conflit en Tchétchénie, embargo sur les vins géorgiens en 2006, invasion de la Géorgie en 2008 et reconnaissance de l'indépendance de deux entités sécessionnistes (Abkhazie, Ossétie du sud), ce qui entraîne le retrait de la Géorgie de la CEI. L'arrivée au pouvoir en 2012 à Tbilissi du "Rêve géorgien", parti fondé par l'homme d'affaires Bidzina Ivanichvili, qui fait fortune en Russie avant de rentrer en Géorgie en 2003, conduit peu à peu ce pays à infléchir son attitude à l'égard de la Russie. La réaction de Tbilissi à l'annexion de la Crimée et à l'intervention russe dans le Donbass en 2014 est prudente, même si la Géorgie se joint aux sanctions européennes.Au lendemain du 24 février 2022, Tbilissi vote en faveur de la résolution des Nations unies condamnant la Russie, le parlement géorgien apporte son soutien à l'Ukraine, sans mentionner toutefois l'agresseur russe. Le gouvernement de Tbilissi se tient en réalité à l'écart du conflit, il accuse les États-Unis de chercher à impliquer la Géorgie dans une guerre contre la Russie. Moscou envoie un premier signal en levant des restrictions frappant des produits agricoles géorgiens. Les mesures annoncées par le Kremlin le 10 mars sont destinées à récompenser l'attitude bienveillante adoptée par Tbilissi. De fait, à la faveur des sanctions occidentales décidées à l'encontre de la Russie, le commerce bilatéral russo-géorgien se développe, plusieurs milliers de sociétés, à capitaux russes, sont créées, qui contribuent au contournement des sanctions. En 2022, l'économie géorgienne enregistre une croissance de 10 % de son PIB et bénéficie de transferts évalués à 2 milliards d’euros. En outre, des centaines de milliers de jeunes russes souvent bien formés, dans le secteur de la high tech, quittent leur pays via la Géorgie (3,7 millions d'habitants), plus de cent mille d'entre eux s'y établissent, les ressortissants russes pouvant séjourner en Géorgie une année sans visa.La réaction des Géorgiens à cet exode est mitigée, rapporte Shaun Walker. Les premiers arrivants, au lendemain de l’invasion, sont souvent des opposants à Vladimir Poutine, ceux qui fuient la mobilisation, fin septembre, sont plus apolitiques. Ces nouveaux immigrants suscitent de la sympathie dans les générations anciennes, mais d’autres redoutent une nouvelle russification, cette nouvelle diaspora provoque aussi une hausse du coût de la vie et du prix des logements. En janvier 2023, le ministre russe des Affaires étrangères marque son appréciation de l'attitude géorgienne qui "résiste aux pressions occidentales" et ne se joint pas aux sanctions. En mars, l'un de ses adjoints, Grigori Karassine, salue l'attitude "équilibrée" de Tbilissi qui "ne passe pas inaperçue" à Moscou.Le divorce croissant entre Kiev et TbilissiLongtemps, la Géorgie et l'Ukraine figurent parmi les États de l'ex-URSS, qui souhaitent intégrer les structures occidentales. En 2008, à Bucarest, peu avant l'intervention russe en Géorgie, les États membres de l'OTAN refusent, à l'instigation de l'Allemagne et de la France, de leur accorder le "plan d'action pour l'adhésion" (MAP) tout en confirmant leur vocation à adhérer à l'Alliance atlantique. L'année suivante, Kiev et Tbilissi rejoignent le "partenariat oriental", proposé par l'UE. En 2013, la remise en cause par le Président Ianoukovytch de l'accord d'association négocié avec l'UE, auquel le Kremlin objecte, conduit à la révolution de Maïdan. Ces accords d’association, qui institutionnalisent leurs relations avec l'UE en vue d'une adhésion, sont signés en 2014 par l'Ukraine et la Géorgie, mais les chemins suivis par ces deux pays divergent ensuite. Tandis que l'Ukraine se tourne vers l'Occident, la Géorgie s'éloigne des standards européens en matière d'État de droit et de respect des libertés publiques. L'annexion de la Crimée est utilisée par le pouvoir pour mettre en garde les Géorgiens contre une nouvelle invasion de leur pays s'il venait à prendre une orientation trop pro-occidentale. Les liens entre les deux capitales se distendent. Après l'intervention armée russe en Ukraine en 2014, le premier contact, téléphonique, entre le Président Porochenko et le premier ministre Ivanichvili a lieu en 2015, ce dernier demandant l'extradition de l'ancien Président Saakachvili, alors gouverneur d'Odessa. L'attitude compréhensive actuelle à l'égard de Moscou surprend néanmoins de la part d'un voisin de la Russie, victime comme l'Ukraine d'une invasion et d'une amputation de son territoire. Non seulement les autorités géorgiennes, qui déclarent vouloir rejoindre l'UE, refusent d'endosser les sanctions européennes, mais elles interdisent à leurs ressortissants d'aller combattre en Ukraine et s'opposent à l'entrée sur leur territoire de certains opposants russes. Elles reprochent également à Kiev de vouloir entraîner leur pays dans la guerre, refusent de rétrocéder les systèmes anti-missiles Buk transférés à Tbilissi en 2008 et même de lui apporter une assistance civile comme des générateurs.Cette attitude est loin d'être soutenue par la population, qui manifeste son soutien à l'Ukraine. La "légion géorgienne", fondée en 2014, prend une part active aux combats en Ukraine, y compris à Bakhmout. Dans leur grande majorité, les Géorgiens considèrent la Russie comme la principale menace et sont favorables à une adhésion de leur pays à l'UE et à l'OTAN. Le régime de Tbilissi acquiert des traits de plus en plus autoritaires, en septembre 2021, il refuse un prêt de l'UE de 75 millions d’euros, car il est conditionné par une réforme de la justice. Le gouvernement géorgien est aujourd'hui mis en cause pour le traitement infligé à Mikheil Saakachvili, malade et incarcéré depuis son retour d'Ukraine à l'automne dernier. Un fossé se creuse entre l'exécutif et la population pro-occidentale, ce qui conduit en mars dernier à une confrontation, quand le parlement tente de faire adopter une loi sur les "agents de l'étranger", directement inspirée de la législation russe. Face au mouvement de protestation important, qui brandit des drapeaux européens, le gouvernement est contraint de retirer le projet de loi.La Géorgie entre l’est et l’ouestCet éloignement croissant entre la Géorgie, l'Ukraine et l'UE est manifeste au Conseil européen de juin 2022, qui accorde à l'Ukraine, ainsi qu'à la Moldavie, le statut d'État candidat à l'adhésion, alors que la demande de la Géorgie est ajournée et subordonnée au respect, dans un délai d'un an, d'une douzaine de conditions relatives à la bonne gouvernance et au respect de l'État de droit. Quelques semaines auparavant, Nika Gvaramia, dirigeant d'une chaîne TV indépendante, est condamné à 3,5 ans de prison. Pour certains observateurs, le tournant dans les relations entre Tbilissi et l'UE date de juillet 2021, quand le "Rêve géorgien" se retire de l'accord négocié avec l'opposition par Charles Michel, président du conseil européen, pour dénouer la crise politique consécutive aux élections contestées, mettre un terme au boycottage du parlement et libérer les prisonniers politiques. Ce revirement est interprété comme le "moment Ianoukovytch" de la Géorgie, référence à la volte-face opérée par l'ex-Président ukrainien sur l'accord d'association avec l'UE. En février dernier, la Commission européenne ne relève aucun progrès sur les douze conditions auxquelles est subordonnée l'attribution du statut d'État-candidat, elle constate en revanche de la part de Tbilissi un niveau d'alignement en baisse avec les positions de politique étrangère et les sanctions adoptées par l'UE. Bruxelles fait part également de sa préoccupation à l'annonce de la décision géorgienne de rétablir les liaisons aériennes avec la Russie.Les gestes consentis à la Géorgie sont le moyen pour le Kremlin de conforter son allié, le "Rêve géorgien". Du point de vue de Tbilissi, le rétablissement des liaisons aériennes est un geste plus significatif que le rétablissement de la libre circulation. L'obligation de visa a incité beaucoup de Géorgiens, ces dernières années, à choisir l'Occident pour étudier ou travailler. En Russie, la diaspora géorgienne est peu nombreuse, le volume des transferts des communautés géorgiennes résidant en Occident est désormais supérieur aux sommes envoyées depuis la Russie. La Géorgie peut en revanche espérer un flux important de touristes russes, beaucoup de destinations étrangères leur étant moins accessibles du fait des sanctions internationales. Ces allègements accentuent le dilemme géopolitique auquel est confrontée la Géorgie, il s’agit pour Moscou de l'éloigner plus encore des capitales occidentales et de repousser les perspectives d'adhésion à l'UE et à l'OTAN. En 2022, la Russie est le deuxième partenaire commercial de la Géorgie après la Turquie.Le comportement des autorités géorgiennes n'est pas le produit de sympathies particulières à l'égard de la Russie, qui n'est pas très populaire en Géorgie, comme peuvent en témoigner les Russes qui s'y sont établis depuis un an, estime pour sa part Timothée Bordatchev. Selon le chercheur, l’exemple de l’Ukraine montre que l'Occident multiplie les pressions sur les États post-soviétiques pour s'assurer de leur loyauté. La Géorgie, la première à affronter la Russie dans les années 2000, tente pour sa part de louvoyer, écrit-il. La ligne suivie depuis 2012 par le "Rêve géorgien" consiste à renforcer les liens avec l'Occident sans entrer en conflit avec la Russie, stratégie qui pour l’essentiel a été, selon lui, un succès. La Géorgie agit habilement et retire des bénéfices économiques des hostilités en Ukraine. C'est pourquoi, selon l'expert du club Valdaï, "il ne faut pas naturellement pas s'attendre à ce que la Géorgie ouvre un 'second front' contre la Russie".Pendant vingt ans, la politique étrangère géorgienne a consisté à mener avec la Russie un dialogue en position de force et à la dissuader en recherchant l'intégration occidentale, analysent Kornely Kakachia et Bidzina Lebanidze. L'actuel gouvernement rompt avec cette tradition en adoptant une ligne "transactionnelle" accordant la priorité à la Russie, il rejette une politique fondée sur les valeurs et renonce à une vision stratégique pour des avantages à court terme. Or, il est douteux qu'un alignement sur la Russie renforce la sécurité du pays et le rende plus prospère, sans même parler de la résolution des conflits (aucun progrès n’est enregistré dans les discussions de Genève sur le statut des entités séparatistes), estiment les deux experts géorgiens. Au contraire, cette orientation va creuser le fossé entre Tbilissi et les institutions euro-atlantiques. L'orientation future du pays dépendra aussi pour beaucoup de l'issue de la guerre en Ukraine, une victoire russe, qui se traduirait par des concessions territoriales à son avantage, renforcerait la main de Moscou dans son voisinage. À contrario, une défaite de la Russie ouvrirait la voie à une intégration de la Géorgie au sein de l'UE et faciliterait un succès de l'opposition aux élections législatives de l'an prochain. Copyright Image : Kenzo TRIBOUILLARD / AFPUn employé ajuste les drapeaux de l'UE et de la Géorgie avant la rencontre du président géorgien et du président du Conseil européen au siège de l'UE à Bruxelles, le 13 mars 2023.ImprimerPARTAGERcontenus associés 12/04/2023 [Le monde vu d'ailleurs] - La Pologne et ses voisins Bernard Chappedelaine 22/11/2018 Une présidente française pour la Géorgie ? Renata Skardžiūtė-Kereselidze