AccueilExpressions par MontaigneLe monde au miroir des séries - Baron Noir et House of Cards : quand le réel dépasse la fictionL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.10/08/2020Le monde au miroir des séries - Baron Noir et House of Cards : quand le réel dépasse la fiction SociétéImprimerPARTAGERAuteur Thibaud Grenez Ancien Directeur du pôle Marketing et Relation adhérents à l'Institut Montaigne Attention, cet article peut dévoiler des éléments clés de l'intrigue. The West Wing, Veep, Les Hommes de l’ombre, Borgen, etc. Les séries politiques ne sont pas un genre nouveau à la télévision, les dessous et les coulisses du pouvoir constituent un thème récurrent du petit écran. Entre le réalisme des jeux de pouvoir et le cynisme de la pratique politique, que nous racontent Baron Noir et House of Cards du monde d’aujourd’hui ? Quelle image reflètent-elles de notre société et de nos représentants ? Sous certains aspects, ces deux séries semblent avoir anticipé de nombreux éléments de notre vie politique : arrivées au pouvoir d’outsiders, montée des tensions sociales, multiplication des désinformations, déstabilisation des institutions, etc. Elles montrent aussi en creux la défiance des citoyens vis-à-vis de leurs représentants, le miroir qui leur est tendu n’est pas flatteur.Elles se distinguent aussi par leur capacité à refléter la décomposition du système politique actuel, de ses institutions et du fonctionnement de celles-ci. Nous ne sommes plus dans une vision idéalisée de ce que devrait être la politique, mais nous entrons dans une vision noire et cynique de ce qu’elle est parfois. Elles semblent nous prévenir : “spectateur averti, toi qui entre ici, abandonne tes idéaux (si tu en avais encore)”. Baron Noir portrait d’une société en recomposition"Si vous mettiez dans votre série ce dont j'ai été témoin dans certains bureaux politiques des Républicains, vos téléspectateurs ne vous croiraient pas”. Si l’on en croit Xavier Bertrand, président de la Région des Hauts de France, la série scénarisée par Eric Benzekri - ancien conseiller de Jean-Luc Mélenchon - serait encore loin de la réalité. Toutefois, force est de constater qu’au fil des saisons, Baron Noir se fait de plus en plus le reflet de la désacralisation du politique, de la montée de la violence, des tensions sociales et de la banalisation des discours outranciers et démagogiques.Cet attachement de plus en plus visible à la vie réelle, détache progressivement Baron Noir du domaine de la fiction pour en faire l’écho des vicissitudes du monde politique de 2020.Baron Noir suit l’évolution de Philippe Rickwaert, député-maire de Dunkerque et conseiller politique. Il est accompagné d’une palette de personnages oeuvrant dans les coulisses et aux postes clés du pouvoir. La première saison raconte une histoire politique française assez classique : l’affrontement gauche-droite, des luttes intestines du Parti socialiste, des tensions avec les syndicats et des confrontations d’egos. Une histoire qui nous paraît presque déconnectée de la réalité lorsqu’elle est diffusée, en 2016, à l’heure où le futur président de la République s’émancipe de son gouvernement et des partis traditionnels et se lance dans la conquête du pouvoir. Mais Baron Noir a su s’adapter rapidement au vent du changement.C’est à travers les deuxième et troisième saisons, diffusées en 2018 et 2020, que la série prend véritablement appui sur les bouleversements de la vie politique française. L’arrivée au pouvoir d’Amélie Dorendeu, dans la série, retranscrit le coup de tonnerre de la véritable élection présidentielle de 2017. Elle est jeune, socialiste, peu connue, défend des idées centristes et se pose en rempart face au Front National. Le parallèle avec Emmanuel Macron semble évident - à l’exception de son genre. Influence directe de la réalité encore dans la saison trois avec l’irruption dans le jeu politique du personnage complotiste et démagogue de Christophe Mercier. Cet enseignant, star de YouTube, est un mélange de Beppe Grillo et d’Étienne Chouard. Il incarne à merveille la défiance du politique concrétisée quelques mois plus tard dans la réalité par le mouvement des Gilets jaunes et plus récemment, par l’immiscion - éphémère - de l’humoriste Jean-Marie Bigard dans le monde politique.Cet attachement de plus en plus visible à la vie réelle, détache progressivement Baron Noir du domaine de la fiction pour en faire l’écho des vicissitudes du monde politique de 2020. La série nous parle de notre quotidien, de la prépondérance de la communication, de la défiance des citoyens envers les élus, du rôle grandissant des réseaux sociaux, du complotisme et des luttes anti systèmes. Plus positivement, elle parvient également à illustrer l’intelligence sociale de certains responsables politiques. Le personnage de Rickwaert, bien que très controversé, est un véritable “animal politique”, incarnant en partie l’ancrage local, la connexion avec la réalité syndicale et le “flair” permettant de sentir le vent du changement.House of Cards, tous les coups sont permis“99 % de ce que vous faîtes dans cette série est vrai. Le 1 % qui n'est pas réaliste concerne le fait que vous ne pourriez pas passer une loi sur l'éducation aussi rapidement”, c’est en ces termes que Bill Clinton, ancien président des Etats-Unis, avait décrit la série.Celle-ci raconte les manoeuvres de Frank Underwood, un représentant démocrate du Congrès américain, pour accéder à la présidence des Etats-Unis. Pour lui, tous les coups sont permis pour gravir les échelons : trahisons, mensonges, manipulations,... voire même le meurtre. Dans son ascension, il est assisté par sa femme, Claire, qui prendra une place de plus en plus importante jusqu’à prendre toute la lumière dans l’ultime saison. Toutes les manipulations sont permises dans House of Cards. Les diatribes contre les médias, les cyber-attaques, l’utilisation d’un attentat à des fins électorales, les tentatives de diversion et de chantages, les attaques personnelles, etc. les méthodes sont sauvages, les protagonistes sans scrupules.Les méthodes sont sauvages, les protagonistes sans scrupules.Mais la fiction a fini par se faire rattraper par la réalité. Avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, le miroir tendu par House of Cards s’est fait de moins en moins déformant – sur certains points au moins. Comment le machiavélique couple Underwood peut-il rivaliser avec un milliardaire mégalomane, pourfendeur des médias qualifiés de Fake News et expert dans l’art de la diversion politique ? La fiction devient moins intéressante et moins folle que le monde réel. Robin Wright, l’interprète de Claire Underwood, avait même déclaré “Trump a volé toutes nos idées pour la saison six !”.“Democracy is so overrated”, la déclaration de Frank Underwood, face caméra dans la première saison - en 2013, donc -, était-elle finalement prémonitoire outre-Altantique ?Dommages collatéraux ?Les deux séries ont toutes les deux été saluées pour leur réalisme par le personnel politique. Au regard du cynisme, des magouilles électorales, des coups de théâtres orchestrés qui nous sont exposés, faut-il s’en féliciter ? Comment la politique peut-elle sortir grandie de ces récits ?Si la défiance des citoyens envers leurs élus n’est pas nouvelle, la fiction peut la renforcer. Ce qui était inimaginable est devenu possible avec Donald Trump. De même, le “surgissement” de Christophe Mercier dans Baron Noir est un scénario visiblement pris au sérieux à l’Elysée pour l’élection présidentielle de 2022. Miroir de la société ou prophétie auto-réalisatrice, l’avenir nous le dira.Finalement, que nous disent ces deux séries de nos démocraties ? Elles sont un avertissement sur l’assèchement du politique. Il est révélateur que celles-ci ne mettent en scène aucune conception de programme novateur, ou la moindre idée politique révolutionnaire. Ces séries nous placent devant le fait accompli : nous avons collectivement, responsables politiques en tête, abandonné les grandes idées et opté pour la personnalisation à outrance du pouvoir, préféré la croyance en la toute puissance d’un homme providentiel à la négociation, la réflexion et le dialogue. Où sont les compromis ? les négociations ? les obstacles institutionnels ? les rapports de force sociaux ? Le Léviathan a encore de la ressource face à Machiavel, la dramatisation des séries personnalise à outrance le pouvoir autour de la figure du Président. Mais qui veut, ne peut pas toujours dans la réalité.Ces deux séries ne montrent pas le monde tel qu’il devrait être, mais le monde tel qu’il est. Elles sont une leçon pour nos gouvernants mais aussi pour les citoyens. Plus positivement, elles témoignent également du fait qu’il existe, au sein de nos sociétés, une conscience politique forte et une implication qui ne demande qu’à s’exprimer dans les urnes. Copyright : David Giesbrecht Netflix & FR_tmdbImprimerPARTAGERcontenus associés 28/07/2020 Le monde au miroir des séries - The Crown et Borgen : du pouvoir symbolique... Alice Baudry Dominique Moïsi 31/07/2020 Le monde au miroir des séries - Counterpart et The Last Ship : géopolitique... Bruno Tertrais 05/08/2020 Le monde au miroir des séries - Le bureau des légendes et Homeland : la lut... Jérôme Poirot 07/08/2020 Le monde au miroir des séries - The Plot against America et Years and Years... 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