AccueilExpressions par MontaigneLe Brexit et la grande lassitude du peuple britanniqueL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.17/09/2018Le Brexit et la grande lassitude du peuple britannique EuropeImprimerPARTAGERAuteur Dominique Moïsi Conseiller Spécial - Géopolitique La plus grande confusion règne au Royaume-Uni sur le Brexit. Accord ou pas avec l'Union européenne, la majorité des Britanniques veulent avant tout en finir. Lors du dernier concert de la saison des Proms au Royal Albert Hall de Londres le 8 septembre dernier, les drapeaux bleu et or aux couleurs de l'Europe n'avaient jamais été aussi nombreux à flotter dans la salle. Comme si la célébration musicale de la gloire de la Grande-Bretagne était indissociable de son maintien dans l'Union.Mais ne nous trompons pas : cette démonstration de force des partisans du camp du Remain ne saurait cacher une réalité qui est tout autre. Après plus de 27 mois de débats toujours plus confus, la grande majorité des Britanniques est morte d'ennui. Elle aimerait tourner la page d'une querelle qui n'intéresse plus (et encore) que des minorités d'activistes de part et d'autre du spectre politique. De fait, depuis le référendum du 26 juin 2016, il ne s'est pas passé grand-chose. L'économie britannique pas plus que la livre sterling ne se sont effondrées comme le prédisaient les proeuropéens. Les bénéfices sociaux ne se sont pas fait sentir comme le promettaient les tenants du Brexit. Selon un récent sondage, 60 % des Britanniques consultés se reconnaissent dans la formulation suivante : "Je ne m'intéresse plus à la question de savoir comment et quand nous quitterons l'Union. Je veux juste que la question soit réglée une fois pour toutes."Ratification incertaineEn cette fin d'été 2018, il existe non pas un consensus, mais une opinion majoritaire sur l'issue de négociations en cours. En dépit de ses éléments les plus complexes, comme la question de l'Irlande du Nord, la négociation débouchera sur un accord. La diplomatie finira par l'emporter.Pour la majorité de mes interlocuteurs, la question est désormais ailleurs et se résume ainsi : l'accord obtenu sera-t-il ratifié par le Parlement britannique ? Ceci est une tout autre histoire. Le parti conservateur est plus divisé que jamais. Des leaders d'envergure lui font cruellement défaut. Theresa May n'a pas la force de caractère et l'intelligence politique de Margaret Thatcher. Boris Johnson n'est qu'une caricature grossière de son modèle, Winston Churchill. Du coté des travaillistes, Jeremy Corbyn a réussi l'exploit de tirer vers le bas un parti qui était hier associé aux notions d'humanisme et de modernité, un parti qui à sa manière est aussi divisé sur l'essentiel que son rival conservateur. En vingt-sept mois, les positions se sont comme rigidifiées de part et d'autre.Sur un plan géopolitique et économique, les arguments en faveur du maintien de la Grande-Bretagne dans l'Union se sont vu renforcer par le cours des événements. À l'heure où l'Amérique s'éloigne et où la Chine et la Russie se rapprochent, les Européens - terme qui inclut les Britanniques - n'ont jamais eu autant besoin d'Europe. À l'heure où le multilatéralisme vole en éclats sous les coups de boutoir de l'Amérique de Donald Trump et où les risques de guerre commerciale se rapprochent, il n'est pas bon d'être seul. Mais personne dans le camp du Remain n'a réussi à présenter cet argument de manière convaincante. Dans le camp des Brexiters, on se sent renforcé par la relative stabilité des lignes existant entre les deux camps. Mais on a trop tendance à prendre pour du soutien ce qui n'est en fait pour l'essentiel que de l'apathie.Tout ça pour ça ?Le vrai défi sera de justifier le coût de ce qui ne restera peut-être aux yeux de l'histoire que comme une gigantesque "distraction" au sens étymologique du terme. Une majorité de Britanniques ne sera-t-elle pas tentée un jour de dire, à juste titre d'ailleurs : "Tout ça pour ça" ?Un constat trompeur, car si l'accord sur le Brexit ne satisfait vraiment personne, le Brexit lui-même aura des conséquences sur l'avenir de l'Europe et sur la stabilité de l'ordre international. Pour les partisans du Brexit comme pour nombre de ses opposants, existe encore l'idée que le vote des Britanniques peut conduire à un "reset" de la construction européenne. Le peuple a parlé, on ne peut faire l'Europe sans le peuple.Pour les opposants au Brexit, au contraire, le vote du 23 juin 2016 marque le début de la déconstruction du projet européen, sinon celui de l'ordre du monde. En se prononçant comme ils l'ont fait en faveur du Brexit, les Britanniques n'ont-ils pas ouvert les portes de la Maison-Blanche à Donald Trump, avec un discours du type : "Nous l'avons fait, à vous de jouer maintenant. Il n'y a rien d'illégitime à voter contre l'avis de la majorité des élites." De la manière la plus démocratique, le vote des Britanniques n'a-t-il pas de facto conforté la tentation de l'illibéralisme au sein du monde occidental ?En attendant, les Britanniques, qu'ils soient opposés ou favorables au Brexit, se demandent dans leur majorité "à quelle sauce ils vont être mangés". De fait, si on les pousse un peu plus loin, ils sont toujours incapables de prédire si le résultat de la négociation laissera la Grande-Bretagne - désormais en dehors de l'Europe - dans un statut plus proche de celui de la Norvège ou de celui du Canada.Un ancien diplomate britannique de haut rang me confiait à Londres il y a quelques jours son désarroi et son espoir. "Nous avions une réputation de pragmatisme et de modération, nous avons versé dans l'émotionnel et l'extrémisme." Mais il ajoutait : "Notre nature profonde est ailleurs, et à la fin du fin, c'est-à-dire lorsque les Britanniques seront confrontés au coût réel - économique, financier et diplomatique - de leur choix, nous reviendrons à une vision plus réaliste de nos intérêts." Autant un second référendum est inenvisageable dans le contexte actuel, autant il n'est pas exclu dans quelques années, après la réussite formelle de la négociation et la signature d'un accord. John Bull, ce personnage qui est l'incarnation du pragmatisme anglais, n'est pas mort.Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 17/09/18).ImprimerPARTAGERcontenus associés 18/07/2018 Brexit : un Royaume-Uni plus fort ou plus divisé ? Interview de Georgina Wr... Institut Montaigne 18/12/2017 Du Brexit au "Bregrets" Dominique Moïsi