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16/06/2020

La prochaine pandémie sera-t-elle financière ?

La prochaine pandémie sera-t-elle financière ?
 Jeremy Adelman
Auteur
Directeur du Global History Lab de l'université de Princeton
 Pablo Pryluka
Auteur
Doctorant en histoire à l’Université de Princeton

Alors que le coronavirus gangrène l’économie mondiale, une nouvelle menace émerge : une vague de défauts de paiement dans les pays du Sud. Au cours de la dernière décennie, divers pays tels que l’Argentine, la Turquie et la Zambie ont accumulé d'énormes dettes : les marchés émergents doivent 71 000 milliards de dollars à leurs créanciers. Environ un dixième de cette somme doit être remboursée dans les six prochains mois : le temps presse. 

C’est pourquoi les ministres des finances des pays du G7 ainsi que les banquiers centraux viennent d’approuver un allègement d’urgence de la dette pour les pays aux faibles revenus. Le montant n’est pas encore précisé et nécessite l’approbation du G20, mais cette mesure est un pas dans la bonne direction au regard de la catastrophe à venir. 

Néanmoins, des questions fondamentales se posent. Comment le Sud va-t-il payer si, comme le prévoit le FMI, l'économie mondiale se contracte de 10 % ? D'où viendront les fonds si, comme le prévoit l'OMC, le commerce mondial chute de 30 % ? 

C'est une tempête dévastatrice. Ce qui était gérable à la fin de 2019 ne l'est plus. Les créanciers des pays riches étant confrontés à une vague de faillites d'entreprises dans leur pays, ils ont peu de marge de manœuvre. Les agences internationales sont entravées et le gouvernement américain a fait de son refus de coopérer une vertu. Le Sud fait donc face à une triple crise : la chute des recettes des exportations, une crise dramatique de santé publique, ainsi que les remboursements imminents à verser à leurs créanciers.

Lors des crises financières passées, les marchés comptaient à la fois sur les activités de courtage et une bonne gouvernance des trois trimestres précédents. Les agences financières internationales comme le FMI et les cercles de banquiers adoptaient alors une vision à long terme : désireux et capables de restructurer les prêts, ils fournissaient une aide à court terme pour aider les économies en difficulté à traverser les périodes difficiles, et invitaient tous les acteurs à la table des négociations. Mais les créanciers actuels sont d'une autre trempe. Loin des cliques de banquiers d'autrefois, ils représentent un éventail étourdissant de créanciers ayant des obligations fiduciaires envers leurs clients, des fonds spéculatifs de New York aux fonds souverains du Moyen-Orient. Ils sont difficiles à coordonner et cèdent à des coalitions agressives de gestionnaires de fonds qui veulent forcer les débiteurs à s'agenouiller pour maximiser les paiements à court terme dans le cadre d'une restructuration à long terme. 

 Le Sud fait donc face à une triple crise : la chute des recettes des exportations, une crise dramatique de santé publique, ainsi que les remboursements imminents à verser à leurs créanciers.

En outre, dans le passé, les autorités de Washington, en particulier la Réserve fédérale et le Département du Trésor, soutenaient les agences internationales. Dans les années 1980, le Trésor américain a aidé à convertir les arrérages des Latino-américains envers les banques commerciales en obligations garanties ; c'est notamment le Trésor qui a aidé le Mexique lors de son effondrement en 1994. En 2009, le FMI a approuvé une aide d'urgence de 250 milliards de dollars en droits de tirage spéciaux pour les économies pauvres et à court d'argent. Désormais, l'affection de l'administration Trump pour les politiques de sauve-qui-peut a bloqué les efforts de la directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, pour trouver un plan de sauvetage.

Le secrétaire au Trésor Stephen Mnuchin a déclaré que les DTS (droits de tirage spéciaux) permettraient aux pays pauvres d'"imprimer" de l'argent frais. L’institution dispose d'un maigre fonds d'affectation spéciale pour l'endiguement et l'allégement des catastrophes, avec seulement 500 millions de dollars dédiés à l’allégement du service de la dette. Rien que le 13 avril, 25 pays ont fait la queue, gobelets à la main, et en une semaine, la moitié des pays du monde - plus d'une centaine - avait rejoint la file d'attente. Le Fonds a été contraint d'annuler des remboursements d'une valeur de 214 millions de dollars pour les pays les plus pauvres au cours des six mois suivants, mais ce montant demeure inférieur aux sommes beaucoup plus importantes dues aux créanciers privés.

Enfin, les responsables politiques des pays débiteurs ont géré leurs crises nationales dans l'espoir d'une reprise rapide. Sans leur coopération, voire leur obéissance, la finance mondiale se serait effondrée. Cela a souvent eu un coût important. Mais à mesure que la crise actuelle se prolonge et que les créanciers refusent de céder, les pays débiteurs seront poussés au bord de la faillite. Si l'on ajoute à cela les exigences budgétaires d'un virus en pleine expansion, les décideurs politiques devront faire un choix déchirant : équiper les hôpitaux locaux ou payer leurs créanciers étrangers.

Face à cette crise imminente, l'Argentine est particulièrement vulnérable. Sa dette représente près de 90 % de son économie nationale. L'Argentine menace de déclencher une réaction en chaîne, de la même manière que la Thaïlande provoqua l'effondrement asiatique de 1997 - mais dans des circonstances plus inquiétantes. Au cours de la dernière décennie, l'Argentine a été confrontée à une faible croissance, à une dette publique grandissante et au phénomène d’inflation. Pour aider le gouvernement chancelant de Mauricio Macri à réduire son déficit budgétaire en le remplaçant par du crédit étranger, et pour mettre un terme à la fuite des capitaux de 50 milliards de dollars, le FMI lui a accordé un prêt historique en 2018. Mais au lieu de redresser les comptes, Macri a utilisé cet argent pour atteindre les élections de 2019 sans crise économique majeure. Son successeur, Alberto Fernandez, a hérité de ce gâchis, et se retrouve au cœur d’une querelle autour d’une dette de 66 milliards de dollars. 

La façon dont l'Argentine affronte ses créanciers et la manière dont ceux-ci se comportent vont soit servir d’exemple pour les autres, soit entraîner une vague de faillites. Alors que le Covid-19 se propageait, le ministre des finances Martín Guzmán, diplômé d’une Ivy League et expert en restructuration de la dette, a demandé un délai de paiement et une réduction des intérêts, avec le soutien du FMI. Les créanciers, menés par trois groupes différents de détenteurs d'obligations, se sont mis au pas. Il y a deux semaines, l'Argentine a fait défaut sur un paiement de 500 millions de dollars. Aujourd'hui, le FMI exhorte le gouvernement de Buenos Aires à faire des concessions, de peur qu'une impasse argentine ne se transforme en catastrophe mondiale. 

Pour le gouvernement argentin, quel est le pire : céder aux créanciers et aggraver une crise sociale alarmante, ou bien faire défaut, et faire face à la fuite des capitaux et au boycott des créanciers pendant des années ? Le taux de pauvreté du pays a atteint un tiers à la fin de l'année 2019. Chez les enfants de moins de 14 ans, ce pourcentage est supérieur à 52 %. Et ce avant même que l’épidémie de Covid-19 n’érupte ! 

 Il y a deux semaines, l'Argentine a fait défaut sur un paiement de 500 millions de dollars.

Dans les deux cas, l'Argentine fait face à une situation dramatique. Mais tout comme le Covid-19 s’est propagé depuis la province de Hubei en Chine, le malaise de l'Argentine va s'étendre. Dans un système mondial étroitement lié, il menace son grand voisin, le Brésil. Ce dernier est également dans une situation chaotique, aggravant une longue crise économique par un désastre politique et de santé publique dramatique. La Zambie, puis le Liban, ne sont pas loin derrière l'Argentine dans la file d'attente des faillites. Chacun d'eux a un voisin en détresse. Ainsi, bien que la dette de la Zambie ne soit pas très élevée (11 milliards de dollars), si la Zambie fait faillite, cela frappera l'Afrique du Sud durement; tandis qu’un défaut de paiement du Liban menace une Turquie en difficulté. Et ainsi de suite.

Comment échapper à ce tourbillon ? Deux scénarios sont possibles. Le premier est moins désastreux pour le monde mais oblige les débiteurs à payer le prix fort pour éviter un effondrement global : bricoler des opérations de sauvetage à court terme et attendre que l'économie mondiale se rétablisse rapidement et suffisamment pour que le commerce mondial retrouve son rythme de croisière. Mais étant donné l’impuissance des organisations internationales, le chaos à Washington et la position agressive des créanciers, le prix élevé de l'aide est fixé par les financiers. L'autre scénario est que nous manquions de temps et subissions un choc économique dû au Covid-19 qui plongerait l’architecture financière mondiale dans une crise sans précédent depuis 1929. Quoi qu'il en soit, le temps presse. 
 

 

Copyright: JUAN MABROMATA / AFP

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