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27/03/2024

La France n'est pas prête face au bouleversement du monde

La France n'est pas prête face au bouleversement du monde
 Jonathan Guiffard
Auteur
Expert Associé - Défense et Afrique

Après une double-décennie dominée par la lutte contre le terrorisme islamiste, les relations internationales sont entrées dans une phase d’incertitude grandissante et de retour des confrontations armées entre nations. ​​Loin de toute vision progressiste de l’histoire, on constate la perte d’influence de la norme de droit face au rapport de force. Comment comprendre que les organisations internationales aient ainsi battu en retraite ?  Quelles sont les forces contraires et qu’est-il arrivé à la puissance américaine ? Alors qu’on constate une convergence des lignes de front mondiales, au nom de quelles valeurs et principes les nouvelles solidarités se cristallisent-elles ? Jonathan Guiffard propose un état des lieux des lignes de front et des conflits latents pour s’interroger sur la place qui peut être celle de la France, à condition qu’elle prenne acte des bouleversements en cours.

Selon le programme de recherche Uppsala Conflict Data Program, les années 2022 et 2023 ont été les plus conflictuelles depuis la fin de la guerre froide. Le panorama actuel des conflits laisse voir petit à petit une extension des lignes de front, mais aussi un alignement progressif des acteurs par modèle politique. Ces dynamiques nous amènent pas à pas vers une nouvelle période de transition historique par la violence. Ni la France, ni l’Europe ne sont actuellement prêtes pour réagir, résister et vaincre dans cette période d’incertitude stratégique. Il ne s’agit pas tant d’anticiper une troisième guerre mondiale que l’entrée dans une période durable de multiplications de conflits locaux et régionaux, dont l’Europe ne pourra pas ignorer les conséquences. Il est nécessaire que les responsables politiques et les citoyens travaillent leur agilité et leur plasticité intellectuelle pour naviguer dans ces hautes vagues, en construisant aussi les outils qui permettront de ne pas sombrer.

Les appétits néo-impériaux à la recherche de nouvelles marges territoriales

Au début de l’année 2024, le constat est sombre. La Fédération de Russie continue sa guerre d’agression contre l’Ukraine, après 2 ans de combats acharnés et 10 ans de confrontation hybride par proxies. Malgré ses pertes considérables et sa grande fragilisation, la Russie poursuit un projet régional réactivé autour de représentations impériales, menaçant directement la Moldavie, la Géorgie, la Finlande, les pays Baltes ou la Pologne par des coups de pression politico-sécuritaires réguliers. La Chine, pour sa part, planifie sur le temps moyen le règlement par la contrainte de sa "question taiwainaise", alternant coercition par la démonstration de force et délégitimation des autorités démocratiques taïwanaises. Elle n’omet pas non plus d’utiliser ces leviers dans son environnement régional, notamment contre les Philippines ou l’Inde.

Ces deux grandes puissances autocratiques façonnent leur environnement régional et le cadre stratégique international, assumant désormais un usage désinhibé de la contrainte et une contestation systématique des normes démocratiques et libérales.

 L’ordre international actuel est très perfectible et critiquable, mais il avait établi la conception progressive de normes de droit comme principe directeur.

L’ordre international actuel est très perfectible et critiquable, mais il avait établi la conception progressive de normes de droit comme principe directeur. Désormais, la dynamique est dans l’autre sens : en l’absence de moyens de coercition politique, juridique ou policier à l’échelle de la planète, les relations internationales restent avant-tout structurées par des rapports de force. Les organisations internationales, telles que l’ONU, peinent à s'imposer.

Ce changement récent d'atmosphère est apparu car :

  • l'hegemon démocratique américain est en retrait pour des raisons intérieures (radicalisation politique d’une frange grandissante de la population) et extérieures (échec stratégique des guerres en Afghanistan et en Irak) ;
  • l’instrumentalisation récente de la suprématie économique, militaire et technologique des États-Unis par des élites très interventionnistes (Bush Jr., Obama, Trump, Biden) a été exploitée en retour par les puissances autoritaires pour légitimer leurs systèmes politiques oppressifs ;
  • la puissance économique chinoise a été favorisée par une dérégulation des échanges économiques et une croyance, aujourd’hui battue en brèche, dans l’expansion de la paix et l’émancipation politique par le commerce ;
  • la double décennie de conflits liés à la lutte contre le terrorisme a favorisé le recours à la violence.

Bien que toujours en avance sur les plans économiques et technologiques, la puissance américaine n’est plus stabilisatrice et ne parvient pas à neutraliser les appétits des puissances autoritaires ou sur le point de le devenir. Les rêves, d’empires ou de gloires, et la réécriture de l’Histoire par ces nouveaux révisionnistes (notamment la Chine, la Russie ou l’Iran) ouvrent la voie à une multiplication des conflits.

Une reconfiguration en cours des puissances qui impose de choisir son camp

Cette nouvelle équation déclenche de nouvelles dynamiques :

  • l’alignement progressif en bloc de modèles politiques ;
  • la recherche du gain territorial et politique ;
  • in fine la multiplication des conflits.


Ainsi, les grandes puissances autoritaires et révisionnistes de l’ordre international sont progressivement désinhibées, mais aussi promotrices de valeurs autoritaires et conservatrices alternatives, non pour une visée universelle mais bien pour renforcer leur position globale et régionale. Ces puissances portent en elles des germes révolutionnaires et des fragilités structurelles, comme l’absence de contre-pouvoirs internes, qui facilite une forte corruption et la recherche d’une nouvelle légitimité à l’extérieur des frontières. Pour cette raison, la décennie 2010 a vu apparaître un soutien financier et politique de la Russie aux partis politiques occidentaux nationalistes, partageant aussi une vision conservatrice et traditionnelle de la société.

Ce soutien croisé de la Russie et des franges de l’extrême-droite américaine nourrit un discours paranoïaque, viriliste et raciste. L’Iran ou la Syrie ont fait la même chose auprès de certaines franges radicales de nos sociétés, à l’extrême-gauche comme à l’extrême-droite du spectre politique, nourrissant ainsi des visions complotistes et antisémites de la politique internationale.

Ce soutien croisé de la Russie et des franges de l’extrême-droite américaine nourrit un discours paranoïaque, viriliste et raciste.

Cette dynamique s’est accompagnée d’un renforcement d’alliances avec des acteurs politiques internationaux partageant ce cadre de valeurs. Ainsi, on observe progressivement un alignement et un soutien mutuel, diplomatique ou militaire, entre la Russie, la Biélorussie, l'Iran, la Syrie, la Chine, la Corée du Nord et Cuba. Depuis 2018, des pays africains tels que la République Centrafricaine, le Mali, le Burkina Faso et le Niger rejoignent cet axe cohérent mais flexible. Il est certain que d’autres acteurs politiques et d’autres pays suivront, car cet axe est en construction et offre des leviers de pouvoir, notamment en cas de contestation des démocraties.

En cas de nouveaux conflits de grande ampleur, les grandes nations supposées neutres, à l’image de l’Inde, du Brésil ou de l’Afrique du Sud, le resteront-elles ? Quelles seront les limites politiques et géographiques de puissances autocratiques, qui jugeront que la force est le meilleur levier de leurs ambitions, à l’image des récentes opérations militaires azéries ou éthiopiennes ? Tant que l’ordre du droit international ne sera pas soutenu avec vigueur ou qu’un ou plusieurs hégémon démocratiques ne seront pas rétablis, les puissances révisionnistes prendront de nouveaux avantages en récupérant des territoires revendiqués ou de nouvelles ressources économiques, comme la Russie le fait en Afrique de l’Ouest.

Cette dynamique de solidarité entre puissances autoritaires et l’appétit renouvelé des puissances moyennes reculant sur le plan démocratique, comme la Turquie, le Pakistan ou les pays du Golfe, expliquent au moins partiellement l’accroissement significatif du nombre de conflits et la baisse du nombre de démocraties fonctionnelles dans le monde.

La ligne de front s’agrandit

L’Asie est le lieu de conflits latents ou en cours entre les Occidentaux, le Japon, l’Inde et la Chine dans l’Indopacifique ; entre les deux Corées ; entre le Pakistan et l’Inde, mais aussi parfois entre le Pakistan et l’Iran ; sans oublier l’ombre qui s’étend sur l’Afghanistan des Talibans. La compétition stratégique entre Occidentaux, Russes, Turcs et Chinois en Asie Centrale et l’apparition d’un discours nationaliste dans ces anciennes "colonies" russes cristalliseront nécessairement des tensions. Pour les démocraties, il s’agit autant d’impératifs de sécurité (résurgence du jihadisme), que d’enjeux économiques (coopération économique, chaîne de valeurs industrielles, commerce régional, concurrence non-biaisée) ou politique (permettre aux États voisins de la Russie, de la Chine ou de l’Iran de s’émanciper de leur influence ou ingérence politique).

Le monde arabe est aussi le théâtre de conflits latents ou en cours entre le Maroc, l’Algérie et le front Polisario.

Le monde arabe est aussi le théâtre de conflits latents ou en cours entre le Maroc, l’Algérie et le front Polisario ; en Libye, en Syrie, en Irak ou au Yémen, sur fond d’insurrections populaires, de guérillas jihadistes et de compétitions entre puissances régionales. L’Iran mène pour sa part une politique impériale et révolutionnaire en déployant des troupes et ressources militaires en Irak, Syrie, Liban et au Yémen.

La Turquie étend ses marges territoriales en occupant des parties du nord de la Syrie et en bombardant son ennemi kurde dans le nord de l’Irak. Traumatisé par le massacre du 7 octobre 2023, le gouvernement israélien mène une guerre de neutralisation du Hamas, avec des modes opératoires inadaptés et une violence désinhibée, ayant pour conséquence une situation humanitaire catastrophique et le déplacement de milliers de civils sans défense. Désalignée avec une partie de la population israélienne, le gouvernement et ses partisans sont en proie à une mutation idéologique nationaliste dangereuse pour cette démocratie.

L’Afrique sub-saharienne voit aujourd’hui s’étendre les conflits au Mali, au Burkina Faso, au Niger ; aux régions du nord des pays côtiers de la Côte d’Ivoire, du Togo, du Bénin, du Ghana, du Nigéria ; au Tchad, au Soudan et en République Centrafricaine ; entre la République Démocratique du Congo et le Rwanda ; au Mozambique, au Somalie ou en Ethiopie. En Amérique Latine et dans les Caraïbes, le Vénézuela menace son voisin, le Guyana, Haïti sombre dans un conflit interne et plusieurs pays, dont l’Equateur, le Nicaragua ou le Mexique, mettent en place des politiques publiques extrêmement répressives contre la violence des organisations criminelles : les autorités justifient la disparition de l’État de droit par la gravité de la situation. Le retour en arrière sera très difficile.

Enfin, l’Europe, "délivrée de la violence armée depuis 1945" pour les amnésiques de la guerre froide ou des années 1990, recouvrera bientôt la mémoire avec l’accroissement des tensions et de la violence politique, orchestrées par la Russie. La situation en Serbie, Bosnie et au Kosovo est bouillonnante sur le plan diplomatique comme sur le plan militaire. Les pays souhaitant sortir d’une satellisation subie par la Russie, à l’image de la Moldavie ou de la Géorgie, risquent eux-aussi des troubles importants.

En parallèle, les organisations onusiennes sont paralysées, anesthésiées ou spectatrices. Les opérations de maintien de la paix n’ont ni réussi à maintenir la paix, ni à l’obtenir : l’échec patent de la MINUSMA au Mali, de la MONUSCO en RDC ou le soutien indirect au despote Touadéra par la  MINUSCA en RCA en sont des illustrations parfaites. Leurs règles d’engagement contraintes et leurs faibles poids politique ont gelé des conflits ou limité le seuil de violence, donnant du temps à la préparation des belligérants, au prix de nombreuses vies de casques bleus.

A mesure que la dynamique d’ouverture des conflits convergera vers une dynamique d’alignement par modèles politiques, les lignes de front deviendront une seule et même ligne de front. La confrontation des modèles politiques est à l’ordre du jour. La fin de la guerre froide n’a pas établi la victoire définitive du modèle démocratique, de l’État de droit, de l’équilibre des pouvoirs et de la protection des valeurs libérales.

La démocratie en ballotage : répondre à la confrontation des modèles politiques

Depuis le milieu des années 2000, l’indice de démocratie est en chute constante. Le nombre de démocraties évolue peu, mais le nombre d’autocratie augmente. Les dérives illibérales de nombreuses démocraties malades, telles que la Hongrie ou la Turquie, renforcent ce processus.

En outre, la légitimité des grandes puissances démocratiques est fortement contestée en raison d’une multitudes d’actions controversées ou fragilisant l’État de droit durant deux décennies de lutte contre le terrorisme, tels que l’usage de la torture, les exécutions extra-judiciaires ou l’intégration d’un droit d’exception dans le droit commun.

Depuis le milieu des années 2000, l’indice de démocratie est en chute constante. Le nombre de démocraties évolue peu, mais le nombre d’autocratie augmente.

Les responsables politiques démocratiques devraient plutôt travailler à réduire les vulnérabilités de nos sociétés en accordant leurs actes aux valeurs démocratiques prônées : à ce titre, l’exemple récent du Sénégal, modèle de la démocratie en Afrique, illustre bien qu’il ne s’agit pas seulement d’un enjeu européen.  Cette recension, pessimiste mais réaliste, pose plusieurs questions :

  • la France et l’Europe sont-elles prêtes à agir et naviguer dans ce contexte ? La population est-elle suffisamment informée et préparée à supporter la houle ? Ce n’est pas le cas.
  • Le contexte est-il si nouveau qu’il faille changer la grammaire stratégique de nos responsables politiques ? Oui, vraisemblablement.

 

Premier constat : la fragilité interne de l’équation démocratique aux États-Unis ne permet pas de se reposer sur la seule puissance américaine pour se prémunir des futures secousses du monde. Cette vision est très présente dans la psyché des démocraties européennes ou asiatiques. Avec son discours sur l’autonomie stratégique, la France a un temps d’avance, mais elle doit apprendre à co-construire cette grammaire avec ses partenaires. L’Europe mature : les États-membres corrigent progressivement leurs défauts, France y compris, et il convient de sortir des rivalités nationales au profit de la conception d’une sécurité et d’une défense communes. La stratégie se travaille, elle n’a rien d’innée.

Deuxième constat : malgré la sémantique martiale de nos responsables politiques et bien qu’un réveil ait eu lieu suite à l’invasion russe en Ukraine, la France et l’Europe suivent encore globalement les mêmes tendances que d’habitude sur le plan stratégique. La France atteint encore difficilement le seuil des 2 % du PIB consacré à la défense et à la diplomatie et n’est pas revenue à sa trajectoire des années 1980. Si comparaison n’est pas raison, la part de PIB consacrée à cet effet pendant la Seconde Guerre mondiale est de l’ordre de 35/40 % : un juste milieu entre ces deux situations existe sûrement, pour soutenir autant notre effort d’affirmation stratégique que la défense de nos alliés agressés. Cette tendance risque de persister : en effet, les difficultés actuelles de l’Ukraine sur le front ont déclenché un débat susceptible d’empêcher un sursaut. Une forte dissension s’est exprimée entre les Européens, notamment la France et l’Allemagne, sur les options à envisager (soutien militaire accru, production d’armement en Ukraine, envoi de troupes…). Alors que la Pologne, la République Tchèque ou l’Estonie, par exemple, appellent à un soutien renforcé, la Tchéquie et la Hongrie freinent cet engouement. Le manque de cohérence européen est une faiblesse.

Troisième constat : les responsables politiques n’expliquent pas assez aux citoyens la nature des enjeux internationaux. Si les élections européennes donnent à voir des débats sur l’Ukraine ou sur Gaza, après une longue période de strict respect de la doctrine du domaine réservé, ceux-ci restent profondément liés à la politique nationale, sans discussion sur les options stratégiques. En outre, la vulnérabilité importante des populations et élites européennes à la désinformation étrangère, notamment russe, depuis le début des années 2010, illustre bien la fragilité de nos concitoyens face à des narratifs biaisés ou mensongers (sur l’OTAN, sur la santé ou les vaccins, sur les raisons de l’inflation, sur les minorités…). Une limite artificielle existe trop souvent entre les enjeux de politiques intérieurs et les questions internationales, alors que celles-ci sont intrinsèquement liées : le débat sur l’Europe ou les accords de libre-échange dans le cadre de la crise agricole est très parlant ; les attaques au couteau par un jihadiste de l’EI ou un malien panafricaniste pro-russe aussi. Si les citoyens préfèrent fermer les yeux face à des enjeux complexes ou lointains, il est de la responsabilité des chercheurs et des décideurs politiques de les informer et de les préparer.

Quatrième constat : le champ stratégique est renaissant mais encore trop fragile. Le dialogue entre l’État, les think-tanks et les universités est limité, ce qui diminue les capacités des responsables politiques à naviguer sur ces eaux troubles sans erreur. Bien que des efforts soient faits avec des publications régulières, les questions internationales, diplomatiques et militaires sont traitées par des cercles d’experts et nourrissent peu les citoyens. Ceci limite le développement d’une résilience de nos sociétés face aux conséquences de ces tensions internationales. En miroir, les responsables politiques et administratifs n’engagent pas un dialogue suffisamment dense avec les tenants de cette expertise, notamment en raison d’un désintérêt relatif pour ces questions peu rentables électoralement. Cette petite communauté stratégique doit grandir en France et multiplier les connexions à l’international pour nourrir une vision commune des démocraties sur la réalité des confrontations en cours et à venir.

Cinquième constat : les débats anciens doivent se renouveler. Il est nécessaire de sortir des débats éternels sur l’OTAN, dopés par plusieurs décennies de souverainisme, de gaullisme instrumentalisé et de campisme, ce réflexe qui consiste à choisir nécessairement le camp anti-américain sans regard critique sur l’allié défendu.

La convergence stratégique avec les Européens est notre porte de salut.

La convergence stratégique avec les Européens est notre porte de salut. Ainsi, ce n’est faire aucune entache et aucune antithèse à la souveraineté du peuple français que de se doter d’alliances robustes, multiples et complémentaires.

L’articulation des niveaux de défense et de coordination n’est pas difficile à concevoir : elle n’empêche ni l’autonomie stratégique, ni la liberté d’action. Enfin, il semble stérile de se perdre dans des priorisations des intérêts nationaux : la Russie menace autant l’Europe démocratique que les jihadistes ou que les ingérences chinoises. La culture stratégique occidentale doit reprendre ces enjeux ensemble et simultanément, la contrainte budgétaire ne saurait sacrifier la survie de l’idéal démocratique. L’investissement dans l’industrie européenne de défense ou la mutualisation budgétaire dans un cadre européen sont autant de pistes à explorer pour y parvenir.

Des nouveaux débats seraient infiniment plus féconds pour faire face aux réalités actuelles : comment améliorer le fonctionnement de nos alliances ? Comment améliorer la résilience de nos sociétés démocratiques ? Comment concevoir des politiques industrielles pour se défendre, ainsi que nos alliés ? Comment renforcer la surveillance de nos adversaires ? Comment contester les politiques d’agression des puissances révisionnistes ? Comment se préparer à la guerre moderne, pour ne pas avoir à la mener ? Comment moderniser notre dissuasion ? Quelles leçons tirer de 20 ans de lutte contre le terrorisme ? quelle place pour la médiation et la négociation ?… Les questions ne manquent pas.

Changer d’ambition

Le modèle d’une armée autonome, moderne mais petite, ne tient pas : les points de fragilité sont trop nombreux et les opérations ciblées ne suffiront pas à contester l’élan des puissances autocratiques. Les défis et les dilemmes se multiplient, comme l’ont souligné les travaux de l’Institut Montaigne. Le métier de diplomate est en crise et les vocations ne sont pas suffisantes pour encaisser la charge. Les services de renseignement sont soumis à des défis grandissant et les attentes à leur égard se multiplient.

L’extension du front va demander plusieurs révolutions conceptuelles  :

  • réintroduire la compétition des modèles politiques et des valeurs dans l’équation stratégique, pour faire disparaître le relativisme et le primat des affaires ;
  • concevoir des stratégies avec des objectifs et des ressources dédiées, mais aussi un contrôle politique et parlementaire de leurs avancées ;
  • cartographier nos dépendances économiques aux puissances autoritaires, pour travailler à les diminuer ;
  • considérer leurs agressions sous le seuil de la guerre comme des attaques pleines et entières, afin d’y apporter des réponses fortes et réintroduire un semblant de dissuasion ;
  • considérer l’arme nucléaire comme une garante de la sécurité, mais aussi comme un parapluie dans la contestation, libératrice plutôt que paralysante ;
  • sortir d’une universalité française mal calibrée, en assumant de suivre en alliance l’ensemble des conflits mais de ne parler et de n’agir que dans certains cas, lorsque les effets seront au rendez-vous ;
  • concevoir le monde à toutes les échelles pour s’y positionner, en apprenant à se projeter stratégiquement et politiquement hors de nos frontières. Multiplier les opportunités d’apprentissage de la géographie, des relations internationales, de la coopération économique et culturelle, sans entrer dans les erreurs de l’impérialisme, du colonialisme ou de la coercition ;
  • renforcer le modèle démocratique en attirant les talents de ce monde, en se faisant le refuge des opprimés et en soutenant les mouvements démocratiques étrangers, ces leviers devant permettre de rétablir dans la durée un ordre basé sur le droit.

 
Ainsi, pour naviguer plus sereinement dans ces eaux troublés, il semble nécessaire de doter les responsables politiques d’un outil de pilotage de la politique étrangère, à l’image d’un conseil permanent de sécurité nationale, d’outils parlementaires de supervisions, de processus de fertilisations croisés et continus avec les experts et les citoyens à travers un dialogue stratégique dense, et de stratégies offensives contre les points de faiblesses des puissances autoritaires.

Le bouleversement du monde impose aux responsables démocratiques d’arrêter d’apaiser les dictateurs et autocrates : le commerce et le dialogue avec les autocraties n’impliquent pas de courber l’échine. Les États-Unis l’ont bien compris, l’Europe doit apprendre à le faire.

Copyright image : Fred TANNEAU / AFP

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