AccueilExpressions par MontaigneLa crise des migrants, défi existentiel pour l'EuropeL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.18/06/2018La crise des migrants, défi existentiel pour l'Europe EuropeImprimerPARTAGERAuteur Dominique Moïsi Conseiller Spécial - Géopolitique Le drame humanitaire de l'Aquarius est un révélateur de l'importance prise par la crise migratoire en Europe. Elle constitue le test le plus difficile pour notre continent depuis le lancement du projet européen."Bienvenue chez vous". Sur le port de Valence, une immense banderole accueille les passagers de l'Aquarius. En 2018, l'Espagne est devenue ce que fût l'Allemagne en 2015 : l'honneur de l'Europe.Emotion positive - il est bon d'aider l'Autre dans le besoin - contre émotion négative - la peur d'être envahi par l'Autre. Au-delà de cette guerre d'images, il existe une réalité plus complexe. Tout comme la lutte contre le réchauffement climatique, la question des réfugiés suppose des réponses globales, une action coordonnée entre tous les pays concernés. On ne se sauve pas tout seul et on ne doit pas se retrouver seul à sauver les autres.On ne prend pas la véritable mesure du défi et on ne se prépare pas à lui répondre de manière digne et responsable. Calculs politiques, lenteur bureaucratique, réflexes souverainistes, tout se conjugue et s'additionne pour aboutir à la situation qui prévaut désormais et qui traduit l'inadéquation totale entre l'ampleur du problème et la modestie, sinon la contradiction absolue des réponses fournies.Pour en juger il faut d'abord partir des chiffres. L'Union Européenne compte aujourd'hui 510 millions d'habitants vieillissants : l'Afrique 1,25 milliard, dont 40 % ont moins de 15 ans. En 2050, 450 millions d'Européens feront face à 2,5 milliards d'Africains. D'ici à 2100, trois personnes sur quatre venant au monde naîtront au sud du Sahara.Dans un livre publié cette année, "La Ruée vers l'Europe" (Grasset), Stephen Smith tirait de ces chiffres une conclusion inquiétante : "Une migration de masse va se produire". La montée des populismes traduit pour partie cette peur devant un avenir qui nous appartiendra toujours moins. Comment vivre et rester nous-mêmes dans un monde où nous serons comparativement toujours moins nombreux ?Le vrai visage du populismeLe drame humanitaire de l'Aquarius n'a pas seulement été l'occasion d'un échange musclé, puis d'une "réconciliation de façade" entre la France et l'Italie. Il constitue un double révélateur, au sens chimique du terme, de la nature profonde du populisme et de l'importance qu'a prise la crise migratoire sur la scène européenne.Le Premier ministre italien, Giuseppe Conte, s'est dernièrement présenté avec fierté comme un "populiste", une expression qui à ses yeux transcendait les oppositions classiques entre la droite et la gauche. Mais il ne définissait pas ce qu'il entendait par populisme. Son gouvernement et plus particulièrement son ministre de l'Intérieur, Matteo Salvini, s'est chargé de le faire pour lui. Dans le cas italien, être populiste c'est fermer ses frontières aux migrants et "ouvrir" - on l'a vu une fois de plus au dernier sommet du G7 - sa politique étrangère à la Russie de Poutine.Bien plus complexe que l'euroLa crise migratoire constitue pour l'Europe le test le plus difficile qu'elle ait jamais eu à confronter depuis le lancement du projet européen. Car il ne s'agit pas seulement de son existence mais de son essence. La crise de l'euro hier - faut-il ou non s'engager sur la voie d'une monnaie commune - apparaît rétrospectivement comme "un jeu d'enfant" comparée à la thématique infiniment plus émotionnelle mais aux retombées politiques majeures qui est celle des migrants.Dans le premier cas, il s'agissait de rejoindre un projet au nom d'un pari - plus ou moins rationnel - sur l'avenir. Dans le second, il s'agit de faire face à un dilemme beaucoup plus existentiel. Au nom des valeurs d'ouverture et de tolérance qui sont les nôtres, pouvons-nous prendre le risque d'accepter en notre sein des hommes et des femmes en nombre toujours plus grand ? Et qui, ajoutent les critiques des politiques d'ouverture, sont pour certains d'entre eux, animés par des valeurs radicalement opposées aux nôtres : le refus de la différence, la croyance au bonheur dans l'au-delà et non dans le présent.La solidarité ne se décrète pasComment faire, généreusement et lucidement, appel aux idéaux des "Lumières" quand la majorité des citoyens a le sentiment de se retrouver presque aux portes d'un "nouveau Moyen Age" ? La solidarité que l'on entend désormais mettre en avant pour rééquilibrer les injustices de la géographie ne se décrète pas. Pour être mise en oeuvre avec quelque chance de succès, elle doit être ressentie, vécue sinon comme naturelle, au moins comme légitime. Sinon elle restera lettre morte. A l'heure de la renaissance des nationalismes, du "moi d'abord" et même de plus en plus "du moi seul", décliné sous tous les modes et de toutes les manières par des polémistes et des politiques toujours plus virulents, il est difficile de faire preuve d'optimisme.Ceux qui ferment leurs frontières et rêvent d'une "Europe forteresse" prennent le risque de perdre leur âme. Ils n'en ont cure et dénoncent comme de la faiblesse et de la mièvrerie cette considération éthique du souci de l'autre. Ceux qui ouvrent leurs frontières sans restriction prennent le risque de perdre les élections ou de voir leur majorité s'effriter sous eux, à l'exemple d'Angela Merkel en Allemagne.Comment réagir face à l'ampleur de cette crise sans précédent ? Le premier commandement à suivre pourrait être formulé ainsi : on ne répond pas à la complexité du monde par des simplifications abusives et des analogies douteuses. Et ce "dans les deux camps", ceux qui privilégient le respect des traités et de la personne humaine, comme ceux qui au nom du bon sens politique flattent les instincts les moins nobles. Ainsi, le drame de l'Aquarius pour révoltant qu'il soit, ne saurait être comparé à celui de l'Exodus. Au lendemain de la seconde guerre mondiale des navires de guerre britanniques avaient tiré sur un bateau transportant des survivants des camps de la mort pour les empêcher de débarquer en Palestine.Des navires italiens ont accompagné et nourri les réfugiés de l'Aquarius. Entre le risque de perdre son âme et celui de faire le lit des populismes, la voie est décidément étroite.Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 17/06).ImprimerPARTAGERcontenus associés 19/03/2018 Le nécessaire réveil de l'Europe face aux menaces Dominique Moïsi 14/06/2018 Droit d’asile européen : retrouver une solidarité Institut Montaigne et Terra Nova