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29/09/2021

La coopération franco-néerlandaise au cœur du quantique européen 

Trois questions à Florian Carrière et Rogier Verberk

La coopération franco-néerlandaise au cœur du quantique européen 
 Florian Carrière
Senior Manager, Technologies Digitales et Émergentes chez Wavestone
 Rogier Verberk
Directeur du programme Technologies quantiques, Semi-conducteurs, Industrie 4.0 au TNO

Les gouvernements français et néerlandais ont récemment engagé des budgets significatifs dans le domaine quantique (1,8 milliard et 615 millions d'euros respectivement). Ils souhaitent désormais mobiliser un effet de levier supplémentaire à travers une nouvelle coopération. En présence de Cédric O, Secrétaire d’État français chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques et de Mona Keijzer, secrétaire d'État néerlandaise chargée des Affaires économiques et des Politiques climatiques, un mémorandum d'entente a été signé le 31 août 2021 dans le but de renforcer la collaboration entre les deux pays dans le domaine des technologies quantiques. Florian Carrière, Senior Manager chez Wavestone, et Rogier Verberk, directeur du programme Technologies quantiques, Semi-conducteurs, Industrie 4.0 à l’organisation néerlandaise pour la recherche scientifique appliquée, TNO, reviennent sur la portée de cet accord, dont l’objectif est de concurrencer les géants du domaine que sont les États-Unis et la Chine.

La France et les Pays-bas ont signé fin août un protocole d'accord visant à renforcer leur coopération bilatérale dans les technologies quantiques. Les deux pays déploient déjà respectivement des efforts importants dans la recherche quantique. Qu'en attend la France ? Qu'en attendent les Pays-Bas ?

Rogier Verberk :

Le mémorandum d'entente porte principalement sur les attentes communes de la France et des Pays-Bas. Les deux pays reconnaissent que leurs écosystèmes et leur main-d'œuvre réunis sont plus importants que ce qu'un pays pourrait réussir seul. C'est pourquoi nous unissons nos forces. Cela nous permettra de réunir de nombreuses disciplines, de former davantage d'experts et de constituer des équipes plus efficaces. Pour mener à bien cette entreprise, la circulation des personnes et des idées au-delà des frontières européennes est essentielle. L'Europe est certainement propice au développement à grande échelle. Toutefois, certains sujets pourraient aller plus vite s'ils étaient abordés à l’échelle humaine. Dans cette optique, le mémorandum mentionne les points sur lesquels la France et les Pays-Bas peuvent espérer trouver un soutien mutuel.

Les Pays-Bas ont une grande expérience dans la construction d'équipements complexes, comme le montre la production d’équipements de lithographie pour l'industrie des semi-conducteurs tout comme les bits quantiques à base de spin. La France, quant à elle, est particulièrement compétente en matière de technologie informatique, ce qui la rend complémentaire à l'expertise néerlandaise en matière de développement d'équipements. Outre les aspects scientifiques, les infrastructures de fabrication (laboratoires de nanofabrication) en France et aux Pays-Bas sont également complémentaires. Il est donc logique d'approfondir cette relation bilatérale.

Florian Carrière :

En rapprochant leurs écosystèmes quantiques, tous deux de première importance, les deux pays souhaitent accélérer l’émergence d’une industrie quantique de pointe, avec des répercussions majeures attendues en termes de performance économique et de souveraineté.

Plus concrètement, l’un des premiers débouchés visés concerne la filière silicone pour la production de puces quantiques. Les deux pays travaillent déjà main dans la main pour le programme QLSI (Quantum Large Scale Integration in Silicon), dans le cadre du programme européen Quantum Flagship : il était donc tout naturel de faire de cette filière un des points majeurs du protocole d’accord. L’ambition est certainement de peser plus nettement sur la stratégie de ce projet, aujourd’hui financé à hauteur de 15 millions d’euros. 

Un second pan du protocole d’accord concerne la mise en place de hubs ou de "maisons du quantique", pour favoriser le rapprochement des mondes industriel et académique. La France a ces dernières années renforcé son action pour développer les startups et licornes de façon générale (via le label "French Tech", par exemple) et plus précisément dans le monde de la DeepTech (notamment via les initiatives de la BPI). Pour activer plus fortement encore le potentiel économique considérable lié à son excellence académique, la collaboration renforcée avec les Pays-Bas, riche d’une immense culture dans le monde du commerce, ne peut être que bénéfique.

La facilitation de la collaboration entre la recherche et l'industrie est l'une des priorités de ce protocole d'accord. Qu'en est-il actuellement dans les deux pays respectivement ? Comment cet objectif pourrait-il être atteint conjointement ? 

Rogier Verberk :

Ces deux dernières décennies, la France et les Pays-Bas ont réalisé d'impressionnantes percées scientifiques en physique quantique. Mais le domaine des technologies quantiques est encore nouveau. Il reste à faire le lien de ces percées avec l'industrie.

Nous devons donc travailler davantage pour promouvoir le potentiel des technologies quantiques dans de nombreux domaines d'application.

Bien que les deux pays abritent plusieurs entreprises de haute technologie avancées, potentiellement capables d'adopter et d'appliquer les technologies quantiques, nous n'avons pas le type d'entreprises "Big Tech" dont disposent les États-Unis, avec les ressources nécessaires pour capitaliser sur les développements. Nous devons donc travailler davantage pour promouvoir le potentiel des technologies quantiques dans de nombreux domaines d'application, y compris les domaines spécifiques dans lesquels les entreprises de haute technologie françaises et néerlandaises sont actives.

La deuxième voie consiste à stimuler activement les entreprises spin-offs/start-up. Rien qu'à Delft, nous comptons déjà cinq entreprises start-up quantiques. Et beaucoup d'autres suivront, à Amsterdam, Paris et Grenoble. Cela aboutira à un nouveau secteur industriel et, espérons-le, une petite partie de ces entreprises seront les prochaines licornes. De ce point de vue, je vois de nombreuses connivences entre nos deux pays, mais aussi entre d’autres États membres européens.

Florian Carrière :

Les deux pays font en effet partie des nations les plus avancées sur le sujet. Les Pays-Bas ont initié un premier plan d’investissement public de 615 millions d’euros et envisagent de le compléter par un investissement public-privé de 3,6 milliards d’euros d’ici à 2027. Ce financement public-privé, porté par l’organisme Quantum Delta NL, est au cœur de la collaboration entre la recherche et l’industrie. L’objectif est de dépasser les 100 startups quantiques et les 2000 doctorants et ingénieurs durant la période de financement. La collaboration entre le recherche et l’industrie peut également être observée dans les hubs de R&D nationaux qui structurent et rassemblent industriels et académiques, couvrant plusieurs domaines clés tels que le calcul et les communications, les technologies habilitantes et le développement des puces quantiques. 

Selon un modèle similaire, la France répartit son plan de financement entre le privé (800 millions d’euros) et le public (1 milliard d’euros). La chaîne de valeur industrielle se structure aujourd’hui autour de grands groupes français, que ce soit dans le domaine du logiciel ou des technologies habilitantes, mais aussi autour de grands groupes américains. Cette chaîne de valeur intègre également de plus en plus de startups, le plus souvent issues directement des laboratoires de recherche. Cette courroie de transmission de la recherche vers les applications industrielles a souvent été le point de faiblesse des initiatives françaises sur le plan technologique, mais le paysage évolue aujourd’hui rapidement.

Le but de cet accord est bien de rapprocher les mondes académique et industriel à une échelle européenne, et ne plus se limiter à des partenariats nationaux. 

Enfin, tout comme les Pays-Bas, trois clusters géographiques principaux structurent l’écosystème français : Paris-Saclay, Paris et Grenoble. 

Le but de cet accord est bien de rapprocher les mondes académique et industriel à une échelle européenne, et ne plus se limiter à des partenariats nationaux. L’écosystème quantique européen en est encore à sa genèse et le nombre de compétences et d’acteurs disponibles sur le marché reste trop faible au regard des besoins. Une collaboration plus étroite permettrait donc, tout en atteignant plus rapidement la masse critique nécessaire, de mieux distribuer les compétences en fonction des besoins de chaque pays. Si une startup française spécialisée dans le hardware ne trouve pas de partenaire français pour avancer sur la dimension logicielle par exemple, elle se doit d’aller chercher ce partenariat aux Pays-Bas. Il paraît peu probable qu’une seule nation excelle sur tous les aspects : la France a des bases solides dans la filière silicium, dans les technologies habilitantes ou encore sur la dimension logicielle, quand les Pays-Bas ont déjà de fortes compétences en matière d’internet quantique et de cryptographie. 

Les deux pays envisagent d'investir dans le développement de l'écosystème à travers des "maisons quantiques" pour augmenter les montants de capital-risque disponibles. Cela va-t-il dans le bon sens ?

Rogier Verberk :

Ce nouveau domaine n'est pas encore uniquement dominé par quelques grands acteurs industriels qui définissent la direction à suivre et organisent la chaîne d'approvisionnement (du moins pas en Europe). À l’inverse, nous avons de multiples petites start-ups, et heureusement aussi diverses entreprises intéressées, ainsi que des scientifiques hautement qualifiés. Il faut alors travailler davantage pour réunir ces personnes dans des marchés non établis. Cela peut donner lieu à des percées ou des lancements de start-ups fructueuses. Il en va de même pour le capital-risque. Si la quantité de capital-risque en Europe est limitée, cela nous oblige à nous concentrer sur la manière d'utiliser pleinement le capital disponible. C'est pourquoi la House of Quantum et la Maison du Quantique jouent un rôle primordial dans les stratégies nationales respectives de la France et des Pays-Bas. Le capital-risque et le capital humain peuvent fusionner pour offrir de meilleures alternatives. Les jeunes entreprises sont également encadrées par des investisseurs expérimentés. En outre, en coopération avec le CEA, le TNO et les universités fourniront des infrastructures essentielles. Il est évident qu'aucune jeune entreprise ne souhaite dépenser son premier capital dans la construction d'une salle blanche ou l'achat d'un équipement de nanofabrication coûteux qu'elle n'utilisera qu'un jour par semaine. Les entreprises envisagent de partager ces infrastructures. C'est en effet la bonne stratégie pour le moment.

Enfin, la création d'une industrie des technologies quantiques, en tant que telle, n'est pas l’unique objectif. Je pense que les technologies développées ici auront un impact positif sur, voire auront une synergie avec les industries fortes existantes en Europe. La puissance de calcul quantique, les capteurs quantiques et la communication sécurisée seront tous intégrés ou adoptés par d'autres industries. Et les ingénieurs qui travaillent sur les tâches actuelles les plus difficiles y trouveront aussi en partie un emploi. On peut espérer que cela aidera d'autres industries à avoir un caractère plus durable d'un point de vue économique, géopolitique et environnemental.

Florian Carrière :

Le développement de ces hubs doit permettre de développer les filières de formation dans le domaine, au travers d’un renforcement des collaborations et des opportunités pour les chercheurs et ingénieurs des deux nations. Une plateforme commune présentant les offres d’emplois des acteurs du quantique sera ainsi mise en place. Pour les Pays-Bas comme pour la France, l’ambition est nette : il s’agit de réduire le risque de pénurie de compétences, sur un marché déjà en sous-effectif, pour ne pas obérer la future croissance attendue. 

L’accord signé entre les Pays-Bas et la France est un bel exemple à suivre pour faire émerger des clusters, facteur clé de succès des projets d’innovation sur le plan mondial (avec en point de référence la Silicon Valley), mais cette dynamique devrait à terme embrasser une échelle plus large, l’échelle européenne.

Pour les Pays-Bas comme pour la France, l’ambition est nette : il s’agit de réduire le risque de pénurie de compétences, sur un marché déjà en sous-effectif, pour ne pas obérer la future croissance attendue.

La recherche dans le domaine quantique est très coûteuse notamment en raison de certains coûts fixes (on estime par exemple à 15 millions d’euros le budget minimal pour se lancer dans la fabrication de qubits). Les nations les plus avancées, comme les États-Unis ou la Chine, sont également les plus grandes sur le plan économique, et disposent d'enveloppes budgétaires centralisées permettant de mieux absorber ces coûts fixes et de financer des clusters : à l'échelle d'un pays comme la France ou les Pays-Bas, les enveloppes sont plus faibles et ne permettent pas toujours les mêmes effets de levier.

Pourtant, mis bout à bout, les budgets européens n’ont pas à rougir et font du vieux continent l’un des premiers investisseurs dans le domaine du quantique. 

Malgré des investissements à la hauteur au niveau mondial, on observe également des problèmes de saupoudrage qui viennent freiner la dynamique de ces nouveaux clusters : les investissements se font sur de nombreuses entités et projets qui ne leur permettent pas de dépasser les barrières financières pour entrer sur le marché du quantique. Les investisseurs auront donc un rôle clé dans l’amorçage puis dans le passage à l’échelle des futures pépites de l’écosystème.

L’accord signé par la France et les Pays-Bas est donc une initiative positive puisqu’elle permet de dépasser un certain nombre de freins inhérents au modèle européen actuel. En parallèle du Quantum Flagship européen, ces accords bilatéraux doivent devenir les moteurs de l’indépendance quantique européenne, pour conduire à terme à un modèle de coopération forte et efficace entre les principaux acteurs.

 

Copyright : THOMAS KIENZLE / AFP

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