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03/04/2018

La bataille pour le Kurdistan syrien – une délégation à l’Elysée, M. Erdogan à l’offensive et M. Trump en déserteur potentiel

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La bataille pour le Kurdistan syrien – une délégation à l’Elysée, M. Erdogan à l’offensive et M. Trump en déserteur potentiel
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Le président de la République a reçu le 29 mars à l’Elysée une délégation constituée de militaires kurdes syriens et de représentants d’institutions civiles liées aux Forces Démocratiques Syriennes (FDS), cette alliance de Kurdes et d’Arabes, largement dominée par le PYD (parti kurde syrien), qui a constitué la force terrestre de la coalition contre l’Etat islamique.

Ce n’est pas la première fois que des combattants kurdes syriens étaient reçus à l’Elysée, mais à la différence d’un épisode précédent sous M. Hollande, cette fois les Kurdes faisaient donc partie d’une délégation comportant aussi des Arabes et où des civils côtoyaient des militaires.

"Notre objectif politique - la stabilisation de la région libérée de Daesh par le biais d'une gouvernance locale échappant au régime de Damas."

S’agissait-il justement pour Emmanuel Macron de répondre aux critiques formulées par son prédécesseur dans une interview au Monde quinze jours plus tôt ? François Hollande estimait que la France était coupable de ne pas se porter aux côtés de ses alliés kurdes syriens victimes d’une attaque en règle de l’armée turque dans la région d’Afrin. En France, la dénonciation de la trahison des Kurdes par les Occidentaux est un sport qui a toujours du succès. A l’issue de la rencontre du 29 mars, le bureau des Kurdes syriens à Paris faisait savoir que le président avait annoncé son intention de renforcer la présence militaire française à Manbij, la prochaine ville contrôlée par les FDS, située plus à l’Ouest et non loin de l’Euphrate, que M. Erdogan entend bientôt conquérir.

Bien entendu, la présidence de la République s’est empressée de démentir. Notre présence dans le Nord-Est syrien repose sur le déploiement de forces spéciales, dont il est d’usage de ne pas faire état publiquement. On peut croire le communiqué de la présidence de la République lorsque celui-ci indique que M. Macron avait voulu en recevant cette délégation remercier les Forces Démocratiques Syriennes pour leur contribution à la lutte contre Daesh. Il s’agissait aussi, précise le communiqué, d’assurer "les FDS du soutien de la France, en particulier pour la stabilisation de la zone de sécurité au nord-est de la Syrie, dans le cadre d’une gouvernance inclusive et équilibrée, pour prévenir toute résurgence de Daesh dans l’attente d’une solution politique au conflit syrien". La langue sent bien sûr l’établi d’un menuisier mais fait passer plusieurs messages sur notre objectif politique – la stabilisation de la région libérée de Daesh par le biais d’une gouvernance locale échappant au régime de Damas – et sur la base juridique de notre présence (prévenir un retour de Daesh).

"L'offensive turque dans le nord de la Syrie est un succès, utilisé à fond par M. Erdogan dans la campagne qu'il mène d'ores et déjà."

La rencontre de l’Elysée comportait aussi de toute évidence des messages destinés à la Turquie. Dans les copeaux du communiqué, on trouve une formule rappelant le combat de la France contre le PKK (organisation terroriste dont Ankara considère que le PYD syrien n’est qu’une branche) et le souhait qu’ "un dialogue puisse s’établir entre les FDS et la Turquie avec l’assistance de la France et de la communauté internationale". Ces précautions de langage n’ont pas empêché M. Erdogan et ses collaborateurs de se déchaîner contre la France et nominativement M. Macron, accusés de « pactiser avec le terrorisme ». Une grande partie de la propagande anti-française qui se développe en Turquie contre la politique française apparaît intolérable, même si on peut se demander si la méthode choisie (cette rencontre à l’Elysée et ce communiqué) était la meilleure pour faire avancer l’objectif d’une médiation entre les Kurdes syriens et la Turquie.

La réaction excessive des autorités turques n’est qu’un indice parmi d’autres d’un phénomène auquel il convient de prêter la plus grande attention : l’offensive turque dans le nord de la Syrie est un succès, celui-ci est utilisé à fond par M. Erdogan dans la campagne qu’il mène d’ores et déjà en vue des élections de l’année prochaine. Il illustre un nouveau pacte entre le président, l’armée et l’extrême droite nationaliste. A ses côtés, pour l’instant du moins, en Syrie, la Russie ; face à lui, aux côtés des FDS, les Etats-Unis et leurs alliés, militairement présents sur les bords de l’Euphrate. M. Erdogan menace de conduire ses troupes jusqu’à la frontière irakienne. En fait, jusqu’où exactement compte-t-il aller ?

"On peut espérer que les déclarations de M. Trump dans l'Ohio ne sont pas le dernier mot de la position américaine."

La question se pose avec d’autant plus d’acuité que depuis la mise à l’écart de M. Tillerson, la communication entre Ankara et Washington était à peu près rompue. Heureusement, une délégation turque d’un niveau important a rejoint la capitale américaine. Mais un autre développement beaucoup plus important vient de se produire, une sorte de coup de tonnerre à vrai dire : lors d’un meeting électoral dans l’Ohio ce même jeudi 29 mars, le président Trump a soudain déclaré que les Etats-Unis allaient très rapidement se retirer de Syrie. Selon lui, "c’est à d’autres de s’occuper maintenant de ce problème". De quels "autres" s’agit-il ? Les commentateurs s’interrogent : on pense à M. Poutine, selon l’inclination ancienne de M. Trump, à l’allié saoudien qu’il s’agirait de davantage mettre à contribution, ou encore à M. Erdogan avec lequel la réconciliation pourrait finalement être scellée sur le dos des Kurdes. À peu près au même moment, le président américain a ordonné le gel des crédits destinés à la stabilisation du nord-est syrien. La mort de deux deux soldats de la coalition, un américain et un britannique, tués dans des conditions mystérieuses à Manbij, quelques heures avant le meeting dans l’Ohio, a peut-être poussé M. Trump à rendre publique une réticence à l’égard du maintien de l’engagement de son pays en Syrie qu’il nourrissait depuis longtemps.

Il va de soi que si les propos de M. Trump venaient à être suivis d’effets, la zone libérée de Daesh en Syrie deviendrait un terrain d’affrontement entre la Turquie et les Kurdes, puis entre la Turquie et le régime, l’Iran aurait toute chance d’élargir son « corridor chiite » entre Téhéran et la Méditerranée, Daesh bénéficierait de conditions optimales pour sa résurgence et… un président français se trouverait pris à revers une seconde fois par une volte-face d’un président américain sur une opération militaire très significative dans le conflit syrien. On peut espérer que les déclarations de M. Trump dans l’Ohio ne sont pas le dernier mot de la position américaine. D’ores et déjà cependant, l’attaque turque contre Afrin et le flottement des alliés occidentaux des FDS ont conduit le PYD à dégarnir les fronts contre Daesh, dans les zones résiduelles que l’organisation terroriste détient encore.

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