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31/01/2018

La guerre sans fin en Syrie - Après Afrin et Sotchi

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La guerre sans fin en Syrie - Après Afrin et Sotchi
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

L’offensive aérienne et terrestre déclenchée le 20 janvier par la Turquie contre l’enclave kurde d’Afrin, au Nord de la Syrie et à proximité de la frontière turque, résulte sans doute de la combinaison de trois facteurs.

Les trois raisons de l’incursion turque vers Afrin

En premier lieu, le ressentiment d’Ankara contre l’alliance des Occidentaux avec le PYD, la branche syrienne du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), a été porté à son comble par la décision américaine, prise au début de l’année, de prolonger cette alliance au-delà de la chute de Daesh. Washington a annoncé à la fois le maintien d’une présence militaire américaine dans le Nord-Est de la Syrie et la formation d’une force locale de 30 000 hommes, avec comme c’est le cas actuellement des "Forces Démocratiques Syriennes" (alliées des Occidentaux contre Daesh), un fort encadrement kurde.

En second lieu, les Russes ont évidemment joué leur jeu. Ils laissent passer les avions turcs (alors qu’ils contrôlent l’espace aérien de cette région) et ont retiré les éléments militaires qu’ils avaient stationnés à Afrin. Moscou adresse ainsi, par forces turques interposées, un message à Washington.

Lorsque l’on connaît un peu la psychologie des dirigeants du Kremlin, il va de soi que le plaisir de diviser encore un peu plus deux alliés majeurs de l’OTAN a dû paraître irrésistible : des forces turques disposant de matériel OTAN se trouvent à portée de canons de forces américaines et attaquent des unités miliciennes qui disposent probablement d’équipements issus des stocks américains. M. Erdogan somme les Etats-Unis de se retirer de Manbij, plus à l’Ouest, qui serait la prochaine cible de l’offensive turque. A la différence d’Afrin, qui ne faisait pas partie du périmètre couvert par l’alliance entre les Kurdes et la coalition anti-Daesh, les Américains ont une présence militaire à Manbij.

Enfin, l’opération turque répond à des motivations de politique intérieure. Grâce à Afrin, M. Erdogan a pu reconstituer autour de lui une sorte d’union nationale. Les foules communient dans l’exaltation nationaliste que suscite une opération militaire ressentie comme "anti-terroriste" et "anti-américaine".

Que va-t-il se passer maintenant ? Il n’y aura pas de victoire facile pour l’armée turque. Selon un modus operandi devenu classique dans la "guerre sans fin" syrienne, les Turcs opèrent essentiellement par des bombardements et ils ont enrôlé pour l’action au sol des éléments de l’Armée Syrienne Libre de la province d’Idlib – et des factions islamistes diverses dont des restes d’Al-Qaida (Hayat Tarhir al Cham). Selon certains observateurs, les villages conquis le jour par les supplétifs des Turcs sont repris la nuit par le PYD, qui a une expérience consommée de ce type de combat. 

Un enlisement de l’opération turque n’est donc pas à exclure. Les Etats-Unis par ailleurs encouragent la Turquie à limiter ses objectifs et à mettre fin le plus tôt possible à son offensive. Mais une négociation intense est maintenant engagée entre le PYD et Damas. Les Américains ne se porteront pas au secours d’Afrin, et la manœuvre turque pourrait in fine déboucher sur un accord permettant au régime de revenir dans cette région, aux Turcs d’instaurer une deuxième "zone de sécurité" (après celle déjà acquise à la suite de l’opération "bouclier de l’Euphrate") et aux Kurdes… de sauver une certaine autonomie dans la ville d’Afrin. Ce serait un résultat très positif pour la Russie.

La conférence ratée de Sotchi

S’il y a un élément surprenant dans l’attaque turque sur Afrin, c’est son calendrier.

Elle est intervenue en effet quelques jours avant la conférence de "dialogue national inter-syrien" réunie à Sotchi par la Russie. Cette conférence, reportée à de nombreuses reprises, était censée marquer le début d’une réconciliation nationale qui aurait apporté à M. Poutine un couronnement politique à son intervention militaire. 

Sur les 1 500 invités représentant la société civile syrienne, une large partie venait de Syrie et avait été triée par les services syriens. Un certain nombre d’opposants se sont rendus à Sotchi sous la pression de la Turquie, qui a peut-être acheté ainsi le feu vert russe pour l’opération sur Afrin. Par contre, du fait d’Afrin, les Kurdes ont boycotté la réunion. On peut se demander dans ces conditions pourquoi les Russes n’ont pas attendu que Sotchi soit achevé avant de donner leur accord à Afrin.

En tout état de cause, le congrés syrien convoqué par la Russie était mal engagé du fait du régime de Damas. Lors de la réunion dite de "Genève IX", tenue en fait à Vienne les 25 et 26 janvier, les représentants de Bachar al-Assad, selon leur habitude, ont refusé le geste minimum que les Nations-Unies attendaient d’eux. Il s’agissait en l’occurrence de s’engager à entrer dans des discussions sur une révision de la Constitution syrienne. Le comité syrien pour la négociation, qui structure désormais l’opposition, a donc refusé de venir à Sotchi, privant l’exercice de tout semblant de légitimité. Américains, Britanniques et Français ne sont pas allés non plus à Sotchi mais les Nations-Unies, sans doute pour ne pas insulter l’avenir, ont quand même envoyé le représentant spécial du Secrétaire Général pour la Syrie, Staffan de Mistura.

Les choses vont ainsi en Syrie : la Russie peut imposer à son protégé de Damas une incursion turque sur le territoire national syrien mais ne paraît pas capable d’obtenir de lui une concession secondaire dans le cadre d’une négociation politique internationale.

Y a-t-il eu de la part des Américains et de leurs principaux alliés une volonté de nuire à la tentative russe de forcer un accord politique à Sotchi ? Ce serait une erreur de le penser.

Le réengagement américain en Syrie, tel qu’exprimé notamment par M. Tillerson dans un remarquable discours à la Hoover Institution le 17 janvier, ne se limite pas au maintien d’une présence militaire dans le Nord-Est du pays et à la consolidation de l’alliance avec les Kurdes, surtout motivés par la préoccupation de "contrer" l’Iran. Il comporte aussi une dimension de coopération avec Moscou, agréée entre M. Poutine et M. Trump lors de leur rencontre de Danang en novembre. Par exemple, si le départ à terme d’Assad reste un objectif des Américains, ce doit être, dans la vision de M. Tillerson, par le biais du processus de négociation tel qu’il existe, officiellement sous les auspices des Nations-Unies mais de facto sous l’égide de Moscou.

Les Américains ont constitué un "small group" (France, Royaume-Uni, Etats-Unis, Arabie saoudite, Jordanie) pour contribuer à stimuler ce processus de négociation. Réuni au niveau ministériel le 23 janvier à Paris, ce groupe est convenu de suggérer un recentrage de la médiation onusienne autour des idées de nouvelle constitution, de préparation d’élections générales et de création d’un environnement neutre pour de telles élections.

Exit donc, dans l’esprit des Américains et de leurs alliés, le départ de Bachar al-Assad comme élément inhérent à toute transition. C’est là un programme allant dans le sens de ce que souhaitent les Russes : chacun reste sur ses positions s’agissant du but final mais, en termes de processus, les Etats-Unis et leurs alliés se rallient, dans leurs propositions, au médiateur onusien, à ce que les Russes demandaient depuis longtemps.

Suite de la guerre sans fin en Syrie

Si l’on tente d’esquisser un premier bilan au lendemain de l’offensive turque sur Afrin et de la conférence de Sotchi, on pourrait faire état des éléments suivants :

  • Pendant toutes ces manœuvres, militaires ou diplomatiques, les massacres se poursuivent : les bombardements sur la Ghouta ont redoublé d’intensité et l’assaut des forces du régime contre la province d’Idlib se précise. Il semble d’ailleurs que les Russes aient dû intervenir pour empêcher le 29 janvier dernier, un affrontement entre des forces pro-régime et une colonne turque à l’ouest d’Alep ;
     
  • Alors que beaucoup prévoyaient depuis des mois une pacification du pays sous l’égide d’un Vladimir Poutine triomphant, la diplomatie russe est à la peine pour capitaliser sur le plan politique les succès remportés par son armée. On peut se demander si la hâte des Russes à tenter d’arracher une solution politique ne provient pas du pressentiment qu’ils ne seront plus très longtemps encore considérés comme les maîtres du jeu ;
     
  • Si tel est le cas, le "réengagement américain" en Syrie (pour combien de temps ?) y est sans doute pour quelque chose. Mais le choix de l’administration Trump, et de la France, de garder une présence militaire dans l’Est de la Syrie, ne va pas sans risque, d’autant plus que les moyens engagés restent limités (2 000 forces spéciales du côté américain). L’offensive turque constituerait ainsi un premier "effet boomerang" de cette politique.

Dans l’immédiat, le problème russe porte donc sur la suite à donner à Sotchi, et le problème des Occidentaux est de colmater la nouvelle brèche apparue dans l’alliance atlantique. Sur le fond, hélas, la guerre sans fin en Syrie continue, dans un schéma de rapports de force toutefois en évolution : les groupes armés arabes sunnites ou kurdes apparaissent de plus en plus comme des milices mercenaires (des Américains, des Turcs, des Jordaniens etc.) ; les forces étrangères (y compris américaines et turques) sont de plus en plus présentes ; la confrontation américano-iranienne, seulement latente tant que Daesh existait en tant que proto-Etat, et qui se trouve en réalité à la base de l’actuelle collision entre Turquie et Russie d’un côté et Etats-Unis de l’autre, commence à émerger comme un facteur majeur du conflit syrien.

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