AccueilExpressions par MontaigneLa 5G au Japon, un miroir pour l’Europe L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.11/03/2020La 5G au Japon, un miroir pour l’Europe États-Unis et amériquesImprimerPARTAGERAuteur Mathieu Duchâtel Directeur des Études Internationales et Expert Résident Il est naturel que les débats autour de la 5G gravitent autour de la Chine, des États-Unis et du positionnement stratégique de l'Europe dans un ordre international à la bipolarité croissante. L’année 2020 est, pour l’Europe, celle des choix - et ceux-ci sont difficiles. Comment protéger les infrastructures critiques du continent contre les fournisseurs à haut risque, tout en déployant la prochaine génération de réseaux de télécommunications à temps pour ne pas être distancé dans la compétition internationale ? Le Japon diffère radicalement de l’Europe dans trois volets importants du déploiement de la 5G : l'attribution des fréquences, la gestion du risque Huawei et les solutions industrielles nationales visant à garantir des architectures multifournisseurs, et ainsi à créer des marges de manœuvre pour les décideurs politiques. Cette singularité fait qu'il est particulièrement enrichissant de se pencher sur le cas du Japon.La gratuité des fréquences adossée à des responsabilitésContrairement aux États européens, le Japon n’a pas mis aux enchères ses fréquences. Le ministère des Affaires intérieures et des Communications les a gratuitement attribuées aux quatre opérateurs du pays (NTT Docomo, KDDI, Softbank et Rakuten) en avril 2019. Comme c’est le cas dans de nombreux pays, cette attribution s’est assortie d'obligations en matière de couverture. Les deux plus grands opérateurs, NTT Docomo et KDDI, se sont engagés à couvrir plus de 90 % de la population japonaise - 64 % pour Softbank, et 56 % pour Rakuten. Les opérateurs se sont également soumis à l'obligation d’adopter des mesures préventives visant à pouvoir faire face aux éventuelles coupures de courant qui pourraient être causées par des catastrophes naturelles - comme ce fut le cas récemment lors du séisme d’Iburi, à Hokkaidō, en 2018. Ils se sont enfin engagés à faire "des efforts" pour implanter des stations de base (centres de traitement des signaux, qui permettent de connecter un réseau mobile) dans les régions les plus reculées.Plus caractéristique de la singularité japonaise, le gouvernement impose aux opérateurs des seuils minimaux d’investissement dans les infrastructures, de l’ordre de 1,7 milliard de dollars pour Rakuten, et jusqu’à 7 milliards de dollars pour NTT Docomo. C’est le corollaire de la libre attribution des fréquences : il libère les opérateurs par rapport à des situations où ils doivent, comme en Italie ou en Allemagne, payer des milliards à l'État pour utiliser les fréquences réseau. Le ministère des Affaires intérieures et des Communications impose par ailleurs 13 conditions aux opérateurs en contrepartie de la mise à disposition gratuite des fréquences. Elles comprennent notamment certaines responsabilités en matière de sécurité, comme l'obligation de "prendre des mesures de cybersécurité suffisantes pour gérer la chaîne d'approvisionnement en équipements".Une exclusion tacite et polie de HuaweiCet accord passé entre les opérateurs et le gouvernement permet aux acteurs japonais de se concentrer sur les solutions d'équipement sans avoir à affronter l’enjeu des équipementiers à risque. Le Japon applique poliment une interdiction de facto de Huawei - sans jamais utiliser ce terme. Cette approche diffère de la posture américaine car elle évite une confrontation ouverte avec la Chine.Le Japon diffère radicalement de l’Europe dans trois volets importants du déploiement de la 5G : l'attribution des fréquences, la gestion du risque Huawei et les solutions industrielles nationales.Par conséquent, les opérateurs japonais n’ont dans l’ensemble pas à subir les contraintes de la dépendance à leurs choix d’équipements passés, alors que plusieurs opérateurs européens qui ont choisi des équipementiers à risque pour leurs réseaux 4G se trouvent aujourd’hui restreints lors de la première phase de déploiement de la 5G, celle des réseaux 5G NSA (non standalone). En effet, cette première étape consiste essentiellement à une amélioration sur la base du cœur de réseau 4G et du réseau d'accès radio (radio access network) déjà existants.Parmi les quatre principaux opérateurs, seul Softbank utilise de la technologie Huawei dans son infrastructure 4G. Or en décembre 2019, Softbank a annoncé le retrait des équipements Huawei de son réseau 4G au profit de Nokia et d’Ericsson. Cette décision a un coût. En effet, 13 % des stations de base 4G japonaises ont été déployées par Huawei, un pourcentage atteint grâce aux contrats Softbank de l’équipementier chinois. Softbank a choisi d’honorer ses responsabilités en matière de sécurité conformément aux exigences du gouvernement japonais en matière de 5G, et ce malgré l'importance des activités chinoises dans son portefeuille d’actifs. Avec des intérêts dans Alibaba, Zhong'an Insurance, ByteDance et Didi, Softbank est un investisseur étranger de premier plan dans l'écosystème numérique chinois, notamment par le biais de sa filiale - SoftBank Vision Fund.Comment le Japon est-il parvenu à gérer cette exclusion de facto à l’égard de Huawei sans répercussions négatives sur ses relations avec la Chine ? La seule réponse chinoise accusatrice a été prononcée en décembre 2018, après la publication, par le gouvernement japonais, de directives d'achat émises à l'intention des Forces japonaises d'autodéfense et des agences gouvernementales. En pratique, ces directives les empêchent d'acheter du matériel auprès de Huawei ou d’autres d’entreprises jugées indignes de confiance, que ce soient ordinateurs, serveurs ou réseaux de télécommunications. L'ambassade de Chine à Tokyo a alors accusé le gouvernement japonais d’avoir imposé "des pratiques discriminatoires à l'encontre d’entreprises spécifiques originaires de pays spécifiques, une situation défavorable non seulement pour le Japon lui-même, dans sa capacité à attirer les investissements étrangers, mais aussi pour la coopération économique entre la Chine et le Japon".Mais aucun autre coût n’est à déplorer pour le Japon. Un facteur clé est la rapidité de la prise de décision. Au lieu de devoir concevoir pendant de longs mois une boîte à outils pour gérer politiquement et techniquement les multiples risques de la construction d’infrastructures par des entreprises en qui il n’avait pas confiance, le gouvernement japonais a agi rapidement, ce qui a permis au débat de se déplacer immédiatement sur la question de l’émergence de solutions technologiques positives et de l'innovation locale comme réponses aux enjeux de la 5G.Des solutions technologiques nationalesL’approche japonaise du risque Huawei, à la fois ferme et non conflictuelle, a également été facilitée par l’existence de solutions technologiques nationales - inconnues du grand public en dehors du Japon. Lorsqu’ils ne se méprennent pas en croyant, à tort, qu’il n’y a pas d’alternative à Huawei, nombreux sont les commentateurs qui estiment que les opérateurs ne disposent que de cinq options d'équipement : Huawei, Ericsson, Nokia et, dans une moindre mesure, ZTE et Samsung. Or, en 2017, selon IHS Market, les deux principaux acteurs japonais du secteur que sont Fujitsu et NEC, détenaient respectivement 0,9 % et 1,4 % du marché mondial des équipements de télécommunications. Une part très minoritaire à l’échelle mondiale, mais qui occulte leur importance stratégique sur le marché intérieur japonais où se concentrent leurs activités, en particulier grâce à leur part majoritaire dans les infrastructures de NTT Docomo. Il s’agit ainsi d’un marché captif, qui explique qu’ils aient été protégés contre les tendances à la consolidation caractérisant le secteur des équipementiers télécom, tendances qui affectent les autres petits fournisseurs d'équipements dans le monde.Cette particularité devrait offrir à NEC et à Fujitsu suffisamment de temps pour développer la technologie 5G SA (standalone), autrement dit la deuxième phase de la 5G, en vue d'un déploiement d'ici 2025. Une première phase, de type NSA (non-standalone) est prévue en vue des Jeux olympiques de Tokyo cet été. NEC collabore avec Rakuten pour déployer 16 000 antennes 5G sur une période de cinq ans, dans le but de développer une technologie à faible coût. L’entreprise Fujitsu est particulièrement active sur le marché national des licences radio 5G privées. Elle fournit aux gouvernements locaux et aux entreprises les infrastructures nécessaires pour les accompagner dans leur transformation numérique, en dehors des contrats commerciaux passés avec les opérateurs de télécommunications.Lorsqu’ils ne se méprennent pas en croyant, à tort, qu’il n’y a pas d’alternative à Huawei, nombreux sont les commentateurs qui estiment que les opérateurs ne disposent que de cinq options d'équipement : Huawei, Ericsson, Nokia et, dans une moindre mesure, ZTE et Samsung.L'environnement mondial actuel est favorable à l'expansion internationale de ces entreprises, en dehors de leur nid national. Les opérateurs et les fournisseurs d'équipements s’impliquent dans des activités internationales afin de soutenir des normes ouvertes et l'interopérabilité. À titre d’illustration, NTT Docomo a annoncé avoir atteint l'interopérabilité multi-fournisseurs pour les stations de base 4G et 5G. La solution de NTT Docomo intègre des systèmes de bande de base fournies par Nokia avec des équipements radio fournis par Fujitsu et par NEC, et est conforme aux normes internationales de l'Alliance O-RAN (Open Radio Access Network, réseau d'accès radio ouvert). Toutefois, la taille du marché japonais est insuffisante pour faire de cette architecture ouverte une alternative crédible aux solutions existantes, et il faudrait que des alliances internationales soient conclues pour que la diversification des fournisseurs soit couronnée de succès.Le gouvernement japonais prévoit également des mesures d'incitation qui viendront soutenir les entreprises développant des solutions innovantes et fiables. Par exemple, le gouvernement a récemment soumis au Parlement un projet de loi qui prévoit une réduction d'impôt de 15 % pour les entreprises investissant dans les réseaux 5G, y compris en matière industrielle et agricole - pas seulement pour les services commerciaux de téléphonie mobile.Plus encore, les décisions du Japon en matière de 5G et de gestion du risque Huawei ont été prises dans un contexte d’amélioration des relations sino-japonaises. SiXi Jinping a dû annuler sa visite d’État à Tokyo, c’est en raison de la crise du coronavirus, et non du fait de ces enjeux autour de la 5G ou des différends maritimes. Le coronavirus a même provoqué un réchauffement significatif des relations entre les deux pays, avec de nombreux signes suggérant qu’en Chine, les dons de masques chirurgicaux, les donations et les signes de soutien japonais aux régions à fort taux d'infection ont été très appréciés. Si l’Europe devait tirer un enseignement de cette singularité japonaise, il serait le suivant : agir rapidement, de manière déterminée et avec une vision claire de l’intérêt national afin de ne laisser aucun espace à des efforts de persuasion diplomatique reposant plus ou moins sur l’intimidation, et ainsi réduire le risque négatif sur les relations avec la Chine. Ce commentaire s’appuie sur les échanges de la Japan-Europe Policy Conference 2020, organisée par l'Institut Montaigne à Paris les 6 et 7 février sur le thème "Trust and Autonomy in the Digital Sphere".ImprimerPARTAGERcontenus associés 31/10/2019 L’offre 5G de Huawei et les sanctions américaines : la clef taïwanaise Mathieu Duchâtel