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20/04/2023

Israël : de l’émergence du pouvoir judiciaire à sa contestation

Israël : de l’émergence du pouvoir judiciaire à sa contestation
 Samy Cohen
Auteur
Directeur de recherche émérite à Sciences Po

La crise politique que traverse Israël est le point d’orgue d’un processus amorcé au tournant des années 2000. Alors que le projet de réforme judiciaire a été suspendu par le gouvernement, Samy Cohen, professeur émérite à Sciences Po et spécialiste de politique israélienne, propose de prendre du recul pour mieux saisir les tenants et aboutissants de cette crise. Dans cet entretien, il retrace le rôle du pouvoir judiciaire dans la construction de l’État d'Israël et offre ainsi de nouvelles clés pour comprendre la remise en cause dont ce pouvoir fait l’objet. Au-delà, en quoi cette séquence révèle t-elle une forte polarisation de la société israélienne ?

Dans une perspective historique, comment l'émergence de la Cour Suprême et d’un pouvoir judiciaire se sont-ils articulés à la construction politique de l’État d'Israël ?

Si la Cour Suprême émerge en même temps que l’État d'Israël en 1948, elle est alors différente de celle que nous connaissons aujourd’hui. Très respectée, elle n’avait cependant pas la possibilité de contrôler la constitutionnalité des lois ordinaires au regard des lois fondamentales. En 1948, sous l'influence d’une double opposition, Israël ne se dote pas de Constitution. À la place, les partis politiques israéliens se mettent d’accord pour évoluer en élaborant des lois fondamentales. On en compte quinze qui touchent à peu près à tous les sujets : le gouvernement, la Knesset (NDLR : le Parlement israélien), l’armée, le Président de l’État… Ce qui est intéressant, c’est qu'il n'existait pas de loi fondamentale sur l’égalité ou les droits de l’Homme. Ainsi, la Cour, en l’absence de loi fondamentale sur l’égalité ou la dignité de l’homme, n'avait pas de raison d’intervenir comme elle le fait aujourd’hui.

Notons que cette hostilité à l’élaboration d’une Constitution provenait du refus des partis ultra-orthodoxes lors de la création de l’État. Ils avaient été sollicités par David Ben Gourion, le fondateur de l’État d’Israël, pour s’associer au gouvernement et soutenir la coalition. Cependant, pour les ultra-orthodoxes, aucun texte ne pouvait être déclaré supérieur à la Torah. Mais Ben Gourion craignait également qu’une Constitution ne s’avère trop contraignante. Le compromis trouvé consistait à promulguer une série de lois fondamentales qui, une fois réunies, seraient agrégées pour former une Constitution. À ce jour, Israël n’a toujours pas de Constitution.

Deuxièmement, la société n’était pas aussi clivée qu’elle l’est aujourd’hui. Il était rare que le gouvernement se saisisse d’une loi fondamentale pour la modifier selon son intérêt. Ce phénomène est plus récent. La Cour suprême, quant à elle, n’a été amenée qu'une fois seulement, en 1969 (arrêt Bergman), à invalider une loi sur le système de financement des partis, au motif qu’elle n’était pas conforme à la loi fondamentale, ce qui était passé sans encombres à l’époque.

Aux côtés de la Cour Suprême, une autre institution a également été mise en place à la création d'Israël : le Conseiller juridique du gouvernement. Contrairement à son appellation, il n’a pas qu’un seul rôle de “conseiller”, mais une double casquette.
Rattaché au Premier ministre, son rôle consiste d’abord à conseiller le gouvernement sur le respect de l’État de droit. Il le conseille également en cas de plaintes qui seraient portées à l’encontre de l'exécutif devant la Cour suprême.
Le Conseiller juridique du gouvernement agit également en tant que procureur : il est à même de mettre en accusation les membres du gouvernement ainsi que ceux de la haute fonction publique.

Ce fut le cas avec Yitzhak Rabin, Premier ministre de 1974 à 1977, à son retour du poste d’ambassadeur aux États-Unis. Sa femme avait conservé le compte en dollars qu’ils possédaient à l’étranger. C’était interdit à l’époque, en raison du contrôle des changes. Lorsqu’il est entré en fonction comme Premier ministre, ce compte était demeuré ouvert. Une plainte avait donc été déposée contre lui, ce dont le Conseiller juridique l’avait prévenu. Yitzhak Rabin a agi en conséquence et démissionné de son poste en avril 1977.

Le rôle de ce Conseiller juridique est toujours prégnant en Israël. En 2019, ce dernier a inculpé Benjamin Netanyahu sur la base de trois chefs d’accusation, dont un pour corruption. Le Premier ministre a néanmoins nié les faits et mené campagne contre le Conseiller du gouvernement, l’accusant d'œuvrer dans le but unique de le fragiliser politiquement et non pour des raisons véritablement légales. Un procès a été ouvert, qui est toujours en cours. Contrairement à la norme de tous les pays démocratiques - norme selon laquelle un membre du gouvernement démissionne lorsqu’il est inculpé - Netanyahu a refusé de quitter son poste.

En somme, les deux institutions que sont la Cour suprême et le Conseiller juridique du gouvernement ont joué un rôle clé dans le respect de l’État de droit. Mais elles y sont parvenues dans un contexte bien moins tendu en comparaison de la situation actuelle.

Dans le cas de la crise qui se joue, l’un des objectifs du gouvernement est non seulement d'affaiblir la Cour suprême, mais aussi de faire en sorte que le Conseiller juridique du gouvernement ne cumule plus les “deux casquettes”.

Comment expliquer l’animosité que manifeste actuellement le pouvoir politique envers la Cour Suprême ? Est-ce un phénomène nouveau ?

Expliquer l’animosité du gouvernement actuel implique de faire quelques pas en arrière. À partir des années 1992-1995, l’activisme de la Cour Suprême s’est intensifié. L’élargissement du droit de saisine de la Cour s’est accompagné d’un interventionnisme accru de sa part. En 1992, la Knesset, qui était à l’époque dominée par le Likoud - alors modéré et respectueux de l’État de droit - avait promulgué deux lois fondamentales l’une sur la Dignité et la Liberté de l’homme, et une autre sur la Liberté professionnelle. Pour la première fois, la question de la dignité et de la liberté professionnelle entraient dans un texte constitutionnel. Il faut noter qu’il n’y a toujours pas de loi fondamentale sur l’égalité pour autant.

Une série de raisons explique cette absence de loi fondamentale sur l’égalité. D’abord parce que les religieux orthodoxes s’y montrent profondément réfractaires. Leur système de valeur est fondamentalement hiérarchique et inégalitaire. Statuer sur une loi en la matière impliquait une révolution inacceptable pour eux.
Deuxièmement, une loi fondamentale sur l’égalité aurait reconfiguré les relations avec la minorité arabe d’Israël, soit 20 % de la population dont les droits se sont progressivement renforcés depuis 1948 (en matière de droits sociaux, de vote, de grève, de représentation à la Knesset…). Pour les Israéliens, l’État d’Israël est celui du peuple juif, au sens où il a été créé pour eux comme “État refuge”. Bien qu’ils le reconnaissent comme “État juif et démocratique”, une loi fondamentale sur l’égalité remettrait en question leur supériorité.   

Le Président de la Cour Suprême d’alors, Aharon Barak, est considéré comme le plus grand juge qu’Israël ait jamais connu. Il est gardé en mémoire pour sa personnalité très forte et comme défenseur intransigeant des droits fondamentaux. En l'absence de loi fondamentale en la matière, il a permis que les questions d’égalité soient interprétées à partir de la loi fondamentale sur la dignité de l’homme : respecter la dignité impliquait d’accorder l’égalité.
Mais plus largement, en 1995, le juge Barak a permis de consacrer la hiérarchie des normes en Israël. Les lois ordinaires devaient désormais être conformes aux lois fondamentales pour être promulguées, ces deux types de loi étant toutes deux votées par la Knesset. Et le juge Barak fit également accepter que ce soient les juges de la Cour suprême qui statuent sur cette conformité. La Cour suprême Israélienne s’est arrogée cette prérogative selon la même logique que la Cour américaine au 19e siècle, dans l’arrêt Marbury V. Madison de 1803.

C’est à partir de cet épisode que la situation tourne en défaveur de la démocratie. 15 ans plus tard, la droite commence à remettre en cause ce pouvoir de la Cour suprême. Le conflit débute lorsque Netanyahu arrive au pouvoir en 2009. On voit alors émerger une volonté de remettre en question cette prérogative, au motif, très contestable, que la Cour Suprême empêcherait l'exécutif de gouverner en s'immisçant dans les domaines qui ne sont pas de sa compétence toutes. La Knesset étant élue par le peuple, elle seule devait détenir le dernier mot.

Au cours des années 2010, une clause “de contournement” est élaborée : dans le cas où la Cour Suprême invaliderait une loi ordinaire, cette clause permettrait à la Knesset de s’en ressaisir au bout de trois mois. Elle serait alors revotée à une majorité simple de 61 députés sur 120.
À l’époque, la clause n’avait pu être votée, le gouvernement n’ayant pas de majorité suffisante pour la faire passer. Mais la situation est très différente aujourd’hui : le gouvernement dispose désormais d’une majorité très à droite, antidémocratique et hostile au système judiciaire. Parmi les alliés de Benjamin Netanyahu, les ultra-orthodoxes, ne demandent qu’à faire disparaître la haute juridiction. Les sionistes religieux de la faction de Betzalel Smotrich, très proches des ultra-orthodoxes, souhaitent quant à eux le retour d’un État qui serait un peu à l’image de celui du roi Salomon, 3 000 ans auparavant, comme il l’affirma. Aujourd'hui, une majorité à la Knesset veut faire aboutir ce projet d’affaiblissement de la juridiction suprême - un projet né dans les années 2010.

Que révèle cet épisode de la crise de la démocratie israélienne ?

Certes, les manifestants s’opposent au projet  d’affaiblissement de la Cour Suprême. Mais cette contestation avait des motifs plus larges. Les Israéliens ont bien senti qu’il y avait là de la part du premier ministre une tentative de satisfaire les religieux devenus très puissants à la Knesset. Ces derniers représentent la moitié des députés de la majorité, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Ces députés ont de nombreuses exigences afin de judaïser la vie politique et sociale. Une loi récente interdit par exemple l’introduction de nourriture non casher dans l’enceinte des hôpitaux pendant la période de Pessah, la Pâques juive. D’autres projets de lois visaient directement la communauté LGBT. Les laïcs ont bien senti qu’il y avait là une offensive à l'encontre de leurs valeurs, et une remise en question de leur mode de vie. Alors qu’ils n’étaient pas descendus dans la rue dans les années 2010, ils y marchent désormais.

N’y a t-il pas une contradiction entre la tendance à la radicalisation des religieux orthodoxes d’une part et un mouvement de libéralisation de la société civile de l’autre ?

Deux processus ont été en confrontation pendant les années 1970-2010 : un processus de consolidation de la démocratie d’une part et un phénomène de dé-démocratisation de l’autre.
En premier lieu, durant cette période, la population arabe s’est vue accorder de nombreux droits, alors que de 1948 à 1966, le régime d’administration militaire se montrait très sévère à leur encontre.
Qui plus est, on note un recul de l’influence des ultra-orthodoxes sur le respect du shabbat et un renforcement des pratiques laïques. Dans les années 1950-1960, en échange de leur soutien au gouvernement, les religieux avaient exigé un certain nombre d’avantages, dont le strict respect du Shabbat et la dispense de service militaire. À cette période, toutes les grandes agglomérations, notamment Tel-Aviv, devenaient de véritables villes-fantômes du vendredi soir au samedi soir, à l’heure du coucher du soleil. Avec l’évolution de la société israélienne, cette observation stricte du shabbat a profondément été remise en question.
Enfin, le troisième point de ce renforcement démocratique concerne l’émergence de la Cour Suprême dont nous avons retracé le parcours. 

En parallèle néanmoins, un phénomène de dé-démocratisation se joue également. Il se manifeste d’abord dans les territoires sous occupation israélienne, par l’émergence d’un courant sioniste religieux, extremiste, raciste et homophobe à l’origine de l’édification des colonies en Cisjordanie. Cette mouvance considérait que la guerre des Six Jours était un signe divin de rédemption du peuple juif et de retour dans sa patrie historique. Cette mouvance a porté des figures comme Bezalel Smotrich, aujourd’hui ministre de l’économie, ou encore Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale.
Le deuxième phénomène apparent avec le retour de Netanyahu en 2009, c’est la recrudescence d’attaques contre les ONG de défense des droits de l’homme. Mais ces attaques sont aussi portées contre la gauche, les universitaires, les artistes et les Arabes. Le gouvernement est parvenu à faire passer quantité de lois liberticides, dont l’interdiction pour ces ONG de s’exprimer devant les écoliers.

Le point d’orgue de cette vague de dé-démocratisation n’est autre que la loi fondamentale de 2018 : la “loi Israël, État-nation du peuple juif”. Ce texte consacre aux Juifs et aux Juifs seuls le droit de s'autodéterminer dans l’État d'Israël.
Pour beaucoup, cette loi ne se traduit pas par beaucoup de changements en pratique, dans la mesure où tous les leviers du pouvoir sont d’ores et déjà entre les mains des Juifs (gouvernement, haute administration, armée, police…). Mais pour le gouvernement, il s’agit de prévenir un scénario dans lequel la minorité arabe deviendrait un jour majoritaire. Il entend sécuriser la situation par la promulgation d’une loi fondamentale.
Mais là encore, on pourrait objecter qu’il est aisé de remettre en cause une loi fondamentale en Israël, ce qui est l’une des grandes faiblesses de cette démocratie. Une majorité simple suffit à modifier la loi, sans débat national de grand ampleur. Si un jour, la minorité arabe devenait la majorité, elle pourrait changer cette loi très facilement. Qui pourrait l’en empêcher ? Seule la force des armes. Mais dans un tel cas de figure, la démocratie serait définitivement enterrée, comme en Afrique du Sud, où une minorité impose sa volonté à une majorité par la force des armes.

Pour conclure, à l’heure d'aujourd'hui, nous ne pouvons rien présager quant à l’issue de la crise actuelle. Si les mobilisations ont permis d’obtenir la suspension de la réforme, rien n’est joué pour autant. Netanyahu aura beaucoup de mal à renoncer complètement à son projet car il en irait de sa carrière politique.
Les partis politiques de l’opposition et de la majorité négocient actuellement un compromis. Mais un compromis se ferait forcément au détriment de la démocratie. Or, une démocratie en demi-teinte, une semi-démocratie, n’en est pas une.

 

Copyright Image : RONEN ZVULUN / POOL / AFP

Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu (à droite) est assis à côté du ministre de l'Intérieur et de la Santé Aryeh Deri lors d'une réunion hebdomadaire du cabinet au bureau du Premier ministre à Jérusalem, le 8 janvier 2023.

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