AccueilExpressions par MontaigneIA : Émirats arabes unis, partenaire clé de la France ou risque pour sa souveraineté numérique ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.17/02/2025IA : Émirats arabes unis, partenaire clé de la France ou risque pour sa souveraineté numérique ?ImprimerPARTAGERAuteur Jean-Loup Samaan Expert Associé - Moyen-Orient En amont du sommet pour l'Action sur l'IA, Paris et Abu Dhabi ont signé un accord de partenariat sur l'IA qui s’est traduit par l’annonce d’un projet d'investissements à hauteur de 30 à 50 milliards d'euros pour la construction d'un datacenter en France. Que nous dit cet accord de la stratégie des Émirats arabes unis, qui se repositionnent après les restrictions que les États-Unis leur imposent en matière de semi-conducteurs compte tenu de leur proximité avec la Chine ? Abu Dhabi pourrait-elle s'avérer le cheval de Troie de Pékin ? Quels sont les risques, notamment en termes de données personnelles ? La France est-elle obligée de choisir entre sa compétitivité économique et sa souveraineté numérique ? Une analyse de Jean-Loup Samaan.En amont de la tenue du sommet sur l'intelligence artificielle à Paris, l’Élysée a publié un communiqué annonçant le déploiement d'investissements dans le secteur français de l’IA en provenance des Émirats Arabes Unis (EAU). Ces investissements dont le montant final devrait se situer entre "30 et 50 milliards d'euros", selon le communiqué de l'Élysée, font partie de l'enveloppe de 105 milliards que le chef de l'État a par ailleurs promis pour faire du pays un acteur central de l'IA. En d’autres termes, entre un tiers et la moitié de ce package (pour la plupart des fonds étrangers) pourrait in fine provenir de ce petit État du Golfe, surtout connu du grand public pour sa richesse en hydrocarbures. Il faudra attendre la conférence Choose France 2025, au printemps prochain, pour en savoir plus sur les contours exacts de ce soutien émirien à l'industrie de la tech française. Néanmoins, le montant et la portée future de ce partenariat méritent un débat public afin de déterminer dans quelle mesure ces investissements émiriens sont de nature à soutenir les aspirations françaises dans le domaine de l'IA sans fragiliser notre souveraineté numérique.Un nouveau chapitre de l’entente franco-émirienneC'est à l'issue d'une visite officielle le jeudi 6 février à Paris du président des EAU, Mohammed bin Zayed Al Nahyan, que l'Élysée a annoncé la mise en place d’un "accord-cadre" entre la France et les EAU portant spécifiquement sur l'IA. Pour les diplomates français, cette initiative atteste d'abord de la vitalité de la relation bilatérale entre Paris et Abu Dhabi, relation souvent méconnue et pourtant devenue incontournable dans notre politique étrangère. Depuis une vingtaine d'années, le partenariat franco-émirien touche à tous les secteurs. Cela implique les hydrocarbures, via les concessions de Total sur place, mais aussi l'armée, avec l’ouverture d’une base navale dans le port d'Abu Dhabi en 2009 et la présence d'environ 800 soldats sur place. Depuis cette base, le commandant dit "Alindien" assure la supervision de toutes les forces françaises pour la zone de l'océan Indien. Mais la coopération bilatérale touche aussi à l'éducation avec la mise en place de la Sorbonne Abu Dhabi en 2006 et enfin la culture comme en témoigne l'inauguration du Louvre Abu Dhabi en 2017. À une échelle macro-économique, les EAU sont aujourd'hui la première destination des entreprises françaises au Moyen-Orient. Dans ce contexte, l'IA peut se lire comme une suite logique de cette coopération bilatérale.L'IA au cœur des ambitions internationales d'Abu DhabiL'accord-cadre signé à Paris est aussi le reflet d’ambitions émiriennes propres à l'IA qui méritent d’être mises en perspective. Vu depuis Paris, l'investissement de 30 à 50 milliards d’euros constitue une somme considérable mais celle-ci ne représente qu'à peine la moitié de ce que les Émiriens entendent injecter dans le projet américain baptisé "Stargate" - un consortium réunissant également Open AI, Soft Bank et Oracle, annoncé dans la foulée du retour de Donald Trump à la Maison Blanche et avec pour but de renforcer les infrastructures de l'IA aux États-Unis. Le projet Stargate serait estimé à 500 milliards de dollars pour lequel les EAU s'engagent à hauteur de 100 milliards. Autrement dit, l'entrée émirienne dans l'écosystème français de l'IA n'est qu'une expression parmi d'autres de la volonté d'Abu Dhabi de peser dans le secteur.L'entrée émirienne dans l'écosystème français de l'IA n'est qu'une expression parmi d'autres de la volonté d'Abu Dhabi de peser dans le secteur.En réalité, les EAU ont fait de l'IA une de leurs priorités politiques depuis une décennie. En octobre 2017, le gouvernement émirien publie sa première Stratégie nationale pour l'Intelligence Artificielle, devant guider les politiques publiques en la matière à l'horizon 2031. Un poste de ministre pour l'IA est créé à l’occasion et deux ans plus tard, voit le jour la "Mohammed bin Zayed University of Artificial Intelligence" dont le campus siège en périphérie d’Abu Dhabi. La priorité est d'abord d'ordre économique. Dans le sillage de la chute des prix du pétrole en 2014, les dirigeants émiriens voient dans les développements récents en matière d'IA le potentiel pour diversifier leur économie et réduire leur dépendance à la rente pétrolière. Selon un rapport de Price Waterhouse Coopers, l'IA pourrait représenter 13.6 % du Pib émirien d'ici 2030. Mais il ne s'agit pas seulement de moderniser les infrastructures locales et de développer les compétences des futures générations émiriennes : le leadership à Abu Dhabi entend faire de ce petit pays d'à peine 10 millions d'habitants un acteur international de l'IA, capable de dialoguer avec les grandes puissances technologiques américaine et chinoise.Pour ce faire, le président Mohammed bin Zayed (MbZ) s’appuie sur son frère Tahnoun, figure incontournable des cercles de pouvoir à Abu Dhabi. Tahnoun non seulement occupe le poste de conseiller à la sécurité nationale des EAU mais il est aussi aux commandes de plusieurs entreprises stratégiques. Tahnoun préside l'Abu Dhabi Investment Authority (ADIA), le plus gros fond souverain émirien, mais aussi le Group 42 (G42), une société créée en 2018 et spécialisée dans l'IA. La société est notamment à l'origine du développement de "Jais" le LLM (Large Language Model) le plus avancé en langue arabe. G42 s'est associé à Mubadala - l'autre grand fond souverain d'Abu Dhabi- pour lancer en 2024 MGX, un fond d’investissement consacré à l’IA, aux data centers et aux semi-conducteurs. C’est sur ce fond que les EAU s’appuieront pour investir dans la tech française. L'autre figure clé de ce dispositif est Khaled Al Mubarak, président de Mubadala et l’un des plus proches conseillers de MbZ. C’est Al Mubarak qui a signé devant le parterre de journalistes l’accord-cadre avec le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot. Cet enchevêtrement entre secteurs public et privé aux EAU montre que par essence, les investissements émiriens dans la tech française (comme dans la Silicon Valley) sont le fruit de décisions prises au plus haut niveau du pouvoir à Abu Dhabi.L'IA émirienne et la rivalité Washington-PékinÀ défaut de s'appuyer sur un savoir-faire local - encore embryonnaire - la stratégie de développement de l'IA émirienne s'appuie sur des partenariats internationaux. Parmi ceux-ci, le géant américain Microsoft décide en 2024 d'investir 1,5 milliard dans G42 afin de développer ses infrastructures cloud et assurer leur déploiement dans la région Moyen-Orient. Ce rapprochement entre Microsoft et les EAU ne se déroule pas sans susciter la nervosité de Washington. Les relations entre l'administration du président Joe Biden et Abu Dhabi sont alors difficiles, en raison de fortes suspicions américaines autour de la présence chinoise aux EAU. Une partie de cette méfiance porte sur la coopération militaire entre Abu Dhabi et Pékin (notamment sur la possible construction d'une base pour la marine chinoise dans le port d’Abu Dhabi). Mais le secteur de la tech et de l’IA est aussi au cœur de ces tensions.À défaut de s'appuyer sur un savoir-faire local - encore embryonnaire - la stratégie de développement de l'IA émirienne s'appuie sur des partenariats internationaux. Pour les États-Unis, la proximité industrielle entre les EAU et la Chine présente plusieurs risques, notamment l'exploitation de données privées par des entités proches du pouvoir à Pékin et le risque de compromission pour les forces américaines déployées à Abu Dhabi. Dès 2019, les services de renseignement américains alertent sur les capacités d’espionnage d'une application de messagerie émirienne ToTok développée avec un soutien chinois. Google et Apple s'empressent alors de la retirer de leur catalogue. L'année suivante, Washington pointe du doigt le partenariat entre G42 et la compagnie chinoise BGI Economics dans le déploiement de laboratoires de tests Covid-19. Convaincue que les données biologiques des patients sont transmises à Pékin, l’ambassade américaine sur place refuse que ses employés se soumettent à la campagne de dépistage d'Abu Dhabi.La Mohammed bin Zayed University of Artificial Intelligence qui abrite de nombreux chercheurs chinois est aussi perçue comme un cheval de Troie par Washington. Pendant un temps, Abu Dhabi revendique même ces liens étroits : en 2019, le ministre de l'Industrie émirien Sultan Jaber affirme dans les pages de Global Times - média du parti communiste chinois - que les deux pays font de l'IA l'un des piliers de leur coopération.Ce rapprochement affecte inexorablement les relations entre Abu Dhabi et Washington. À l'automne 2021, les États-Unis et les EAU suspendent les négociations sur le transfert de l'avion de combat F-35, la partie américaine faisant état de risques trop élevés liés à la présence chinoise dans les infrastructures critiques du pays du Golfe. Les pressions de Washington (tant des Démocrates que des Républicains) sont telles qu'Abu Dhabi finit par se résoudre en 2024 à réviser sa politique en matière d'IA. Cette année-là, G42 annonce mettre un terme à ses investissements dans le secteur de l'IA chinoise (estimés à près de 2 milliards de dollars). L’annonce entend clairement désamorcer une possible crise alors que Microsoft investit dans G42.Néanmoins, le "désinvestissement" de G42 en Chine ne répond pas à toutes les interrogations sur les liens entre Abu Dhabi et Pékin. Quelques mois plus tard, le média Bloomberg affirme que la plupart des partenariats précédemment conclus entre G42 et des entités chinoises ont simplement été transférés à un nouveau fonds émirien, Lunate, qui évolue également dans la constellation d'entités contrôlées par Tahnoun bin Zayed. Autrement dit, l'annonce très médiatique d'une prise de distance avec les entités chinoises ne serait qu'un effet d’optique pour prévenir un blocage américain du partenariat avec Microsoft. Pour les observateurs à Washington, l'absence de réaction de la Chine après l'annonce de G42 (pourtant prompte à exprimer son indignation lorsqu'un pays rompt ses liens commerciaux sous pression américaine) alimente l’idée d'un réarrangement cosmétique. La persistance de ces zones d’ombre explique la décision de l'administration Biden, quelques jours avant son départ, de ranger les EAU parmi les pays pour lesquels seraient imposées des restrictions dans l'exportation de semiconducteurs. Cette mesure consistant à limiter l'accès aux composants vitaux pour le fonctionnement des data centers et des diverses applications de l'IA cible explicitement les pays jugés trop proches de l’industrie chinoise.Toutefois, il est difficile de mesurer la portée de ce projet de régulation de l’administration Biden. Sur le plan politique, Donald Trump a affirmé vouloir réviser lui-même la politique de son prédécesseur en matière de semiconducteurs. Sur le plan économique, la décision a été immédiatement condamnée par Nvidia, l’un des leaders en la matière, qui y voit un frein à l'innovation. En outre, le déploiement quelques semaines plus tard de DeepSeek, une application chinoise concurrente de ChatGPT mais employant une fraction des ressources de ce dernier, pourrait également forcer les régulateurs américains à s'interroger sur l'efficacité de telles restrictions.Préserver la souveraineté numérique françaiseDans un tel contexte, il importe de saisir les implications de ce nouveau partenariat franco-émirien en matière d’IA. La question centrale pour le gouvernement et nos industries est de savoir si ces investissements sont de nature à renforcer ou compromettre nos ambitions en matière de souveraineté numérique. Le communiqué de l’Elysée évoque la "mise en place d’infrastructures souveraines d'IA et de cloud dans les deux pays" mais rien ne permet encore de juger des modalités de cette souveraineté. Dans la compétition internationale à l'IA, une certaine dose de pragmatisme est nécessaire. Comme le souligne Charleyne Biondi pour l’Institut Montaigne, "il vaut mieux avoir son propre centre de données partiellement financé par quelques étrangers que d’être contraint d'utiliser les infrastructures d'un hyperscaler américain". À cet égard, l’accord-cadre avec les EAU permet à la France - et à l’Europe - de ne pas décrocher face aux géants américains et chinois. Alors que les pays européens accueillent aujourd’hui seulement 18 % des data centers dans le monde, le projet français devrait permettre aux entreprises locales de réduire leurs dépendances aux grands groupes américains. Cette logique industrielle séduit certainement le président Macron et son entourage, désireux de favoriser l’émergence d’une autonomie stratégique européenne qui permette au continent de ne pas subir le diktat de Washington ou Pékin. Toutefois, cela suppose aussi de s’assurer que l'industrie française ne se retrouve pas à la merci des bailleurs de fonds émiriens. À priori, prévenir une telle dépendance peut être garanti par l'obtention d'autres sources d'investissements publics et privés (notamment le fonds canadien Brookfield qui s'est positionné à hauteur de 20 milliards d’euros) dans l'industrie française de l'IA.Une partie des inquiétudes américaines quant à l’industrie émirienne de l'IA porte spécifiquement sur l'exploitation des données privées. En effet, l'enchevêtrement des entités publiques et privées, et la proximité des acteurs de la tech émirienne de l'appareil de sécurité d'Abu Dhabi incitent à la prudence. Il ne s’agit pas ici de rejeter l'accord-cadre au nom des libertés publiques mais de s'assurer que celles-ci ne fassent pas les frais d'une telle opération. Comme le gouvernement américain, la France devra s’assurer de garanties en la matière. Celles-ci dépendront des conditions d’application de l'investissement émirien, et notamment vis-à-vis de la protection des données des data centers qui seront établis dans l'hexagone.Sur le plan géopolitique, le gouvernement français devra également s'assurer de ne pas se retrouver l'otage de l'ambivalence émirienne vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. La méfiance et les exigences de Washington sur le découplage entre l’industrie émirienne de l'IA et les opérateurs chinois peuvent sembler maximalistes et in fine irréalistes. Les décideurs émiriens affirment pour leur part que ces accusations sont infondées et que leur pays se retrouve victime des angoisses antichinoises du personnel politique américain. Abu Dhabi insiste pour ne pas voir de problème dans le maintien simultané de coopération dans des domaines sensibles, avec des partenaires occidentaux et chinois.Néanmoins, Abu Dhabi entretient elle-même le flou sur le sujet. Le fait que les investissements émiriens dans l'IA chinoise n'aient pas cessé mais ont simplement été réalloués à un autre fonds témoigne de cette ambiguïté. Par naïveté ou par orgueil, Abu Dhabi insiste pour ne pas voir de problème dans le maintien simultané de coopération dans des domaines sensibles, avec des partenaires occidentaux et chinois.À titre d’exemple, l’armée de l’air émirienne a participé en 2024 à des exercices conjoints avec son homologue chinoise dans la région du Xinjiang. De telles manœuvres ont légitimement provoqué l’ire de Washington. Or, l'International Institute for Strategic Studies a révélé, photos satellitaires à l'appui, que les Émiriens avaient déployé lors de ces exercices en Chine des Mirage-2000 français. Les EAU n’auraient probablement pas risqué un tel geste avec leurs avions de combat F-16, d’origine américaine, dont les licences d’exploitation sont beaucoup plus contraignantes. En somme, il faut se féliciter de l’opportunité que cet accord-cadre constitue pour la France afin de la positionner dans le paysage international de l’IA. Mais cela doit aussi s'accompagner d’un véritable débat public, notamment au Parlement, sur l’équilibre à définir entre ce partenariat avec Abu Dhabi et la protection de notre souveraineté numérique. Copyright Image : Ludovic MARIN / POOL / AFPEmmanuel Macron et le président des Émirats arabes unis, Mohamed bin Zayed al-Nahyan, tandis que le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères français, Jean-Noël Barrot, et le PDG de la société Mubadala Investment Company, Khaldoon Al Mubarak, signent un accord de partenariat sur l’IA entre les EAU et la France, le 6 février 2025. ImprimerPARTAGERcontenus associés 14/02/2025 UE : Après le Sommet de l’IA, le temps de l’action ? Charleyne Biondi Louise Frion 13/02/2025 Sommet sur l’IA : l’autonomie stratégique européenne en haut du col ? Charleyne Biondi