AccueilExpressions par MontaigneGuerre en Ukraine : le prix de la liberté, un enjeu franco-allemandL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.07/05/2024Guerre en Ukraine : le prix de la liberté, un enjeu franco-allemand EuropeImprimerPARTAGERAuteur Michel Duclos Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie Auteur Joseph de Weck Expert associé - Allemagne La guerre en Ukraine divise les partenaires français et allemand qui, dans leur soutien à Kiev, développent des stratégies distinctes. Pourtant, seul un plan communautaire et même paneuropéen, porté par Paris et Berlin, serait à même de dégager les moyens financiers et matériels sans lesquels l’Europe faillira à régler le "prix de la Liberté". Comment la France et l’Allemagne pourront-elles faire de la réunion du Conseil européen, qui se tiendra au mois de juin, un moment crucial pour répondre aux enjeux de la guerre ? Michel Duclos et Joseph de Weck livrent leur analyse, dans un article initialement paru en anglais pour Quarterly. Avant l'invasion massive de l'Ukraine par la Russie en février 2022, la politique russe était l'un des rares domaines où la France et l’Allemagne trouvaient un point d’entente. Longtemps, Berlin et Paris ont cherché à s’accorder avec le président russe Vladimir Poutine, en dépit des avertissements des autres États membres de l'Union européenne à l'Est. Les deux pays avaient chacun leurs motivations propres : l’Allemagne veillait sur ses intérêts économiques et la France, ou plus précisément son président Emmanuel Macron, était obsédée par l'idée d'attirer Moscou vers l'Europe et de l'éloigner de la Chine. C’est ainsi que Paris et Berlin ont initié le processus de Minsk pour tenter de maîtriser le "problème ukrainien".Cependant, l’invasion de l'Ukraine par la Russie a éloigné les deux poids lourds de l'UE et, plus la guerre dure, plus les divergences entre les deux capitales apparaissent aux yeux de tous. Tantôt, le chancelier allemand Olaf Scholz pointe du doigt les autres pays européens pour avoir livré trop peu d'armes à Kiev, désignant implicitement la France. Tantôt, Emmanuel Macron déclare que l'Europe ne peut pas agir "lâchement", en visant l'Allemagne.S’il fallait résumer le désaccord, on pourrait dire que Berlin craint les conséquences d’une défaite de Moscou quand Paris redoute celles d’une victoire de la Russie.S’il fallait résumer le désaccord, on pourrait dire que Berlin craint les conséquences d’une défaite de Moscou quand Paris redoute celles d’une victoire de la Russie. Ainsi, alors que la France a l’avantage lorsqu’elle occupe une posture de dissuasion, elle manque de force de conviction financière, tandis que l'Allemagne, qui dispose d'un portefeuille solide, se montre timide lorsqu’il s’agit de proférer des menaces.Menacer et dissuaderParis a adopté, au cours de la guerre, une posture plus offensive et, contrairement à Berlin, préconise l'adhésion de Kiev à l'OTAN. La France et le Royaume-Uni ont ainsi été les premiers à livrer des obusiers, des chars et des missiles et ont poussé l'Allemagne et les États-Unis à faire de même. Pour Emmanuel Macron, toute escalade russe doit s’accompagner d’une réponse des Alliés, selon l’idée que la dissuasion commence dès maintenant. Les sondages ont beau montrer que les Français n'approuvent pas l'approche "sans ligne rouge" de M. Macron, cela n'a pas d'importance car le président, au pouvoir jusqu'en 2027, ne pourra pas se représenter au terme de son deuxième mandat : il peut donc politiquement se permettre d'adopter une vision à long terme. Toutefois, et la restriction est de taille, il est incapable de la financer : le déficit budgétaire de Paris s'élève à 5,1 % du PIB cette année. Le manque de marge de manœuvre budgétaire de la France explique en grande partie pourquoi elle n’est pas à la hauteur s’agissant des livraisons d'armes à l'Ukraine.En Allemagne, le chancelier Olaf Scholz ne doute pas non plus des projets néo-impériaux de Moscou et serait en capacité de sortir le bazooka financier afin de faire douter M. Poutine de sa victoire. Mais Berlin ne voit aucun moyen de mettre fin à cette guerre. Laisser entendre à Kiev que l'adhésion à l'OTAN est possible conforterait Moscou dans l'idée que sa guerre de conquête contre l'Ukraine est une guerre existentielle. Or, une Russie acculée à la défaite pourrait rendre Poutine imprévisible.L’Allemagne ne disposant pas en propre d’une force de dissuasion nucléaire, elle est contrainte de se régler sur Washington. Même si les États-Unis envoient désormais des missiles à longue portée, M. Scholz ne changera pas d'avis sur le Taurus, les missiles de croisière capables de détruire le pont de Kertch et de fragiliser la mainmise de la Russie sur la Crimée.Tant que l'élection présidentielle américaine de novembre n’aura pas eu lieu, Berlin ne réévaluera pas sa position, pour s’assurer que la garantie nucléaire américaine tient toujours. Enfin, contrairement à M. Macron, M. Scholz doit affronter des élections l'année prochaine et pour espérer être reconduit dans ses fonctions, il lui faut conserver intacte l’adhésion de sa base électorale. Or, une partie de l'électorat traditionnel du parti d’Olaf Scholz, les sociaux-démocrates de centre-gauche (SPD), sont des pacifistes et des nostalgiques de l'Ostpolitik. Lorsque le leader parlementaire du SPD, Rolf Mützenich, a appelé à "geler" le conflit en Ukraine, M. Scholz n’a fait aucun effort pour le rappeler à l'ordre.Il est vrai que peut-être M. Scholz n'aime pas philosopher avec M. Macron autour d'un verre de vin pendant des heures, comme le faisait son prédécesseur Angela Merkel, mais là n’est donc pas le principal problème : des raisons politiques et sécuritaires plus profondes expliquent pourquoi Berlin et Paris n'ont pas réussi à s'entendre sur l'Ukraine jusqu'à présent. Cela ne signifie pas pour autant qu'ils ne doivent pas essayer de résoudre la quadrature du cercle.Deuxième chanceOr, si les atermoiements survenus au Capitole ces derniers mois nous ont appris quelque chose, c'est bien que l'engagement américain envers l'Ukraine n’allait pas de soi. Certes, les États-Unis ont une nouvelle fois volé au secours de Kiev en adoptant un programme de soutien de 61 milliards de dollars. Cette somme permettra de combler les déficits financiers de l'Ukraine jusqu'à la fin de l'année. Un délai suffisant pour permettre aux Européens de réfléchir ensemble à la meilleure manière de satisfaire les besoins à moyen terme de Kiev et de rappeler à Poutine que l’Ukraine n’est pas abandonnée.Les occasions de seconde chance ne sont pas si fréquentes. Pour qu’elles portent leurs fruits cette fois-ci, Paris et Berlin doivent d'abord accepter quelques vérités difficiles à entendre. D'une part, la France doit comprendre que l'Allemagne a ses propres contraintes en matière de politique intérieure et que M. Scholz aura toujours plus ou moins besoin de se concilier les Américains afin de bénéficier de leur dissuasion nucléaire et ce, quel que soit le locataire de la Maison Blanche.Les occasions de seconde chance ne sont pas si fréquentes. Pour qu’elles portent leurs fruits cette fois-ci, Paris et Berlin doivent d'abord accepter quelques vérités difficiles à entendre. Il doit également prendre en compte son opinion publique : si les sondages montrent que les Allemands, à une écrasante majorité, estiment que Paris est leur partenaire le plus proche, ce n'est pas la force de frappe française qui permettra aux Allemands de dormir sur leurs deux oreilles.L'Allemagne doit également reconnaître qu'elle ne peut plus compter sur les États-Unis. En admettant que Joe Biden soit réélu président des États-Unis, il pourrait perdre la majorité au Sénat. La guerre froide avec la Chine au sujet de Taïwan pourrait devenir brûlante, à l’instar du regain de tension survenu entre Iran et Israël. Une guerre sur plusieurs fronts acculerait rapidement l'armée et l'industrie de la défense américaines à leurs limites. Il convient de noter que les États-Unis accusent déjà aujourd'hui un déficit budgétaire de 7 %. Seule une européanisation accrue des dépenses et de la production d'armes fera comprendre à Poutine que Kiev peut réellement compter sur un soutien continu.Une troisième dure vérité est que, puisque Poutine pense à long terme, les alliés doivent faire de même. Plus de deux ans après le début de la guerre, les Européens continuent surtout à compter sur des initiatives nationales et des coalitions ad hoc improvisées pour soutenir l'Ukraine. Alors que Kiev manque d'obus d'artillerie, les Européens ne parviennent toujours pas à inciter les fabricants à intensifier leur production, et c’est Prague qui met en place une alliance pour acheter des munitions sur les marchés mondiaux. Lorsque la défense aérienne de l'Ukraine est mise à mal, l'Allemagne fait don d'un autre système Patriot et incite les autres à faire de même. En d'autres termes, l'Ukraine n'a pas seulement besoin de l'argent européen : elle a aussi besoin d'une stratégie européenne.Pas de guerre sans detteLa clé d’un plan européen efficace, qui pourrait être adopté lors du Conseil européen de juin, réside dans une série d'accords franco-allemands, peut-être modérés et poussés par la Pologne. En ce qui concerne le financement, toutes les options doivent être exploitées. Il pourrait s’agir de résidus budgétaires non dépensés par l'UE. Le mandat de la Banque européenne d'investissement devrait être modifié afin qu'elle puisse investir dans les entreprises de défense. La finalisation par Bruxelles des mesures visant à utiliser les bénéfices des avoirs russes gelés pour armer l'Ukraine est également la bienvenue. La réforme du Mécanisme européen de stabilité, peu utilisé à l'époque de la crise de l'euro, pourrait également s’avérer une voie prometteuse. Mais ces options de financement ne sont pas suffisantes.Il n'y a pas de grande guerre sans dette : c'est une règle fondamentale de l'histoire économique.Les guerres exigent à la fois des hommes, du matériel et de l’argent pour financer les deux premiers. Il n'y a pas de grande guerre sans dette : c'est une règle fondamentale de l'histoire économique. Les premières obligations d'État émises dans l'histoire étaient des obligations de guerre. C'est ainsi que les villes-États de la Renaissance, comme Venise et Florence, ont financé leurs querelles permanentes.Si nous voulons que l'Ukraine puisse continuer à résister, il faut qu'il y ait un financement par la dette. La seule question est de savoir à qui il incombera. Si Paris ne peut tout simplement pas se permettre de dépenser plus, est-ce à l'Allemagne et à d'autres États membres de l'UE disposant d'une plus grande marge de manœuvre budgétaire de payer la facture ? C'est possible, mais il n'y aurait alors pas de plan pan-européen décidé en commun pour donner à l'Ukraine ce dont elle a besoin à moyen terme.Le prix de la libertéLa meilleure option serait donc, comme lors de la pandémie, que l'UE accepte d'assumer les coûts en commun et qu’elle crée un nouveau fonds financé par la dette - peut-être entre 100 et 300 milliards d'euros. Comment Paris peut-il convaincre Berlin ? En répondant à deux préoccupations allemandes, à savoir la destination des financements et l’identité des États qui y abonderaient.Un bon compromis consisterait à employer une grande partie du fonds pour couvrir les besoins immédiats de l'Ukraine. Cela devrait inclure l'achat d'armes américaines. Une autre partie du fonds devrait être consacrée au développement de l'industrie européenne de la défense afin qu'elle puisse couvrir certains besoins essentiels pour la défense territoriale de l'Ukraine dans un délai de 18 mois. Si la guerre devait se terminer plus tôt, l'argent ne serait pas perdu, mais constituerait plutôt un investissement dans la dissuasion. La dernière partie devrait servir à financer la recherche et le développement de nouvelles armes, avec des incitations pour consolider l'industrie européenne de la défense.En ce qui concerne l'autre préoccupation, la dette commune ne peut être émise que par l'UE dans son ensemble, afin que la dette, lorsqu’elle arrivera à échéance, puisse être remboursée par des taxes ou d’autres sources de revenus européennes. Toutefois, d'autres pays européens non membres de l'UE, comme le Royaume-Uni ou la Norvège, pourraient aussi abonder au fonds. La relance de l'industrie européenne n'est pas une tâche communautaire, mais pan-européenne. Dans cette optique, on pourrait utilement s’inspirer du programme de recherche et d'innovation de l'UE, Horizon, dans le cadre duquel de nombreux pays non membres de l'UE, dont le Royaume-Uni, versent des fonds au budget de l'UE pour participer à ce programme qui octroie des subventions scientifiques dans toute l'Europe.Il faudrait aussi rallier à la cause certains pays russophiles tels que la Hongrie, en faisant valoir que leur industrie de défense nationale a également tout à y gagner. Alexander Hamilton, premier secrétaire au Trésor américain, a déclaré en 1790 que la dette publique contractée par la république américaine pour financer sa guerre d'indépendance était le "prix de la liberté". C'est maintenant à l'Europe de payer ce prix. Si nous voulons être en mesure de prendre des décisions lors du Conseil européen de juin, c'est maintenant qu'il faut commencer.Alexander Hamilton, premier secrétaire au Trésor américain, a déclaré en 1790 que la dette publique contractée par la république américaine pour financer sa guerre d'indépendance était le "prix de la liberté". C'est maintenant à l'Europe de payer ce prix.Copyright image : Tobias SCHWARZ / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneMars 2024[Scénarios] La Russie, une puissance crépusculaire ?L'échec de l'invasion en Ukraine et la résilience économique russe suscitent des interrogations sur l'avenir à long terme du pays. Dessins des trajectoires possibles sur le plan économique, démographique, militaire et politique.Consultez la Note d'éclairage 24/04/2024 Le paysage politique allemand à l’épreuve des élections européennes Joseph de Weck 20/03/2024 [Le monde vu d'ailleurs] - La relation franco-allemande à l’épreuve de la g... Bernard Chappedelaine