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26/07/2024

Énergie : priorités européennes, déclinaison française

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Énergie : priorités européennes, déclinaison française
 Maxence Cordiez
Auteur
Expert Associé - Énergie
 Pierre Jérémie
Auteur
Ingénieur en chef des Mines

Alors qu’Ursula Von der Leyen vient d’être réélue à la tête de la Commission et qu’un nouvel acte s’ouvre au niveau européen, quels seront les chantiers prioritaires  en matière de politique énergétique, tant au niveau européen que national ? Comment ces enjeux ont-ils été pris en compte dans la séquence électorale qui vient de s’achever ? Entretien avec Pierre Jérémie, ingénieur en chef de Mines, et Maxence Cordiez, expert associé à l’Institut Montaigne.

La campagne et les programmes des législatives en France ont-ils suffisamment pris en compte les grands enjeux énergétiques des cinq prochaines années ?

Maxence Cordiez : Une telle campagne-éclair a laissé peu de loisir aux parties en présence pour aborder des sujets complexes et techniques tels que celui de l’énergie. Le thème énergétique suscite des divergences fortes au sein du Nouveau Front populaire, notamment quant à la question du nucléaire, et ses membres ont donc jugé préférable de ne pas mettre l’accent sur ce sujet. Ce manque de proposition est également notable chez Ensemble.

Du côté du Rassemblement national, quelques propositions reprises de précédentes campagnes ont été émises (réduction de la TVA sur l’énergie, moratoire sur l’éolien et doutes quant au solaire photovoltaïque…) mais celles-ci apparaissent difficiles à mettre en œuvre et surtout les effets que l’on pourrait en attendre sont opposés aux objectifs sociaux qu’elles sont censées, selon le RN, servir… Par exemple, réduire la TVA sur les produits énergétiques coûterait très cher aux finances publiques et profiterait d’autant plus aux ménages que ceux-ci sont aisés.

Une telle campagne-éclair a laissé peu de loisir aux parties en présence pour aborder des sujets complexes et techniques tels que celui de l’énergie

De même, refuser l’éolien, voire le solaire photovoltaïque (la position du RN sur ce dernier étant floue), limiterait le potentiel de décarbonation par électrification. Les délais imposés par le déploiement des réacteurs nucléaires contraignent en effet l’augmentation, voire le maintien, de la production d’électricité bas carbone si on limite les nouveaux ouvrages à cette seule source d’électricité.

Pierre Jérémie : Cette campagne électorale a parfaitement illustré une mauvaise habitude française, qui consiste à faire complètement abstraction du cadre légal européen, bien que celui-ci procède d’engagements des autorités françaises et s’impose juridiquement aux travaux du législateur, comme à ceux de l’exécutif français.

Le premier de ces engagements est la planification énergétique, qui découle de nos engagements climatiques dans les Accords de Paris : il est à cet égard significatif que personne n’ait rappelé que Paris était censée adresser à la Commission, dimanche 30 juin, son plan énergie-Climat finalisé, c’est-à-dire les budgets carbone, assortis de l’ensemble des objectifs de transformation du système énergétique par vecteur énergétique et par mode de consommation d’énergie, ainsi que des mesures par lesquelles la France compte sécuriser l’atteinte de ces objectifs énergie-climat. Ce document a pourtant fait l’objet d’abondantes consultations depuis bientôt trois ans, et il est techniquement prêt, suite à un travail approfondi reposant sur les analyses du rapport Futurs énergétiques de RTE.

Sa publication est indispensable pour permettre à tous les acteurs de notre système énergétique d’avancer. Bien plus qu’un simple document de planification technique et administratif, c’est le scénario de référence pour la transition qu’attendent tous les acteurs économiques : tarder à le sortir, c’est maintenir un climat d’incertitude extrêmement préjudiciable aux investissements et à la bonne marche de l’économie.

Plus fondamentalement, négliger ce travail de planification, qui nous engage au niveau européen, nous place en risque de sanctions. La Commission a jusqu’à présent, malgré les effets de manche des autorités françaises, toléré de ne pas appliquer de sanctions sur le non-respect de nos objectifs 2020. Si nous continuons à négliger les règles de gouvernance de l’Union de l’Énergie, ce sera un test de crédibilité pour le prochain Commissaire que d’appliquer à la France les sanctions permises dans les textes européens.

En réalité, sur ces questions, c’est l'agenda européen qui "donne le la". Quelles sont donc les mesures concrètes qui doivent être mises en œuvre en application du cadre européen ?

Pierre Jérémie : Sur les sujets énergétiques, un deuxième angle mort tout aussi dommageable que celui du Plan énergie-climat est celui de la transposition des grands textes de Fit for 55, soit l’ensemble législatif de l’Union visant à réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre de 55 % d'ici 2030. La France est en retard sur leur mise en œuvre, qui d’ailleurs n’était que très marginalement évoquée dans les programmes des différents partis pour les élections européennes, alors que ce paquet est un grand succès de la Commission sortante dans lequel la France a su globalement préserver ses intérêts. Un point particulièrement délicat sera de mettre la deuxième phase du système d'échange de quotas d'émission de l'UE (ou ETS2 pour Emission Trading System 2). L’ETS est un mécanisme de marché visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre au meilleur coût : il repose sur la fixation d'un plafond total pour les émissions autorisées, associé à un système d'échange de quotas d'émissions entre entreprises sur un marché. Ce système permet ainsi d’inciter les entreprises à réduire leurs émissions pour vendre leurs quotas excédentaires ou à acheter des quotas supplémentaires si elles dépassent leurs limites, et de donner sur un marché concurrentiel une valeur à la réduction des émissions.

Cette deuxième phase de l’ETS étend la tarification carbone aux secteurs du bâtiment et du transport routier, secteurs qui ne sont pas encore couverts par le marché des quotas actuel (qui couvre l'industrie, la production d'électricité et l'aviation), afin de réduire de 55 % les émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030 : il fera ainsi directement porter un coût carbone sur les ménages et les entreprises de l’Union sur une part importante de leurs émissions. Cela comporte une sensibilité politique évidente, au regard des limites des dispositifs d’accompagnement social actuellement inscrits en droit européen.

La France est en retard sur leur mise en œuvre, qui d’ailleurs n’était que très marginalement évoquée dans les programmes des différents partis pour les élections européennes.

Cependant, si cette transposition n’intervenait pas rapidement (l’échéance est fixée au 31 décembre), la France courrait le risque de perdre l’accès aux quotas gratuits pour l’ETS 1, qui sont une protection cruciale contre les fuites de carbone pour nos industriels. Aucun État-membre, même la Hongrie de Viktor Orbán, ne remet aujourd’hui en cause cette transposition.

En pratique, serait-il possible de renégocier ces engagements au niveau européen, voire de détricoter certains textes du Green Deal pour en revoir les ambitions ?

Pierre Jérémie : Nombreux sont ceux qui prétendent que nous aurions la possibilité de rebattre les cartes de façon structurante à Bruxelles. Or, l’équilibre politique qui ressort des élections européennes s’inscrit dans la continuité de la législature passée. Puisque les rapports de forces restent peu ou prou similaires au Parlement, et vraisemblablement à la Commission, il n’y aura aucun espace politique pour rouvrir le plan Fit for 55. De même, la volonté d’instaurer une TVA à taux réduit sur les carburants est explicitement contraire à la Directive TVA : la seule façon d’obtenir une réouverture de ce texte serait d’obtenir l’unanimité au Conseil européen à 27 États-membres, ce qui semble impossible. Beaucoup de promesses se confronteront donc à une réalité : les choses n’ont pas changé à Bruxelles où, après le temps de la législation, s’ouvre désormais celui de mise en œuvre.

Pour éviter un décrochage économique et un isolement politique, notre attention doit désormais se focaliser sur la mise en œuvre concrète de ces objectifs. Or, alors que tous les acteurs économiques ont identifié ces textes et attendent leur implémentation claire, aucun parti ne s’en est emparé. La déconnexion entre les engagements juridiques pris à Bruxelles et les discours politiques à Paris, entre les réalités économiques et les postures politiciennes, est immensément préjudiciable et continuer de l’alimenter est tout à la fois irresponsable et déraisonnable.

Quel bilan peut-on établir de l’activité de la précédente Commission en matière énergétique, et notamment du Green Deal ?

Pierre Jérémie : L’Europe a fait face à une double crise énergétique d’une ampleur sans précédent à l’hiver 2022-2023 : les conséquences de l’invasion de l’Ukraine, tout d’abord, avec les tensions massives d’approvisionnement gazier qui s’en sont suivies pour toute l’Europe, et la crise de disponibilité du parc nucléaire français qui a également mis sous tension l’approvisionnement électrique en Europe de l’Ouest.

L’Europe a fait face à une double crise énergétique d’une ampleur sans précédent à l’hiver 2022-2023 : les conséquences de l’invasion de l’Ukraine [...] et la crise de disponibilité du parc nucléaire français.

Sans les mérites d’un marché européen intégré et profondément interconnecté, ouvert sur des importations énergétiques diversifiables et sur un socle de production domestique bas-carbone, la sécurité de l’approvisionnement en électricité et en gaz aurait été gravement compromise. Tout au long de la crise, l’Union a su construire des textes pertinents via des procédures d’urgence, sur la base d’un travail approfondi entre Conseil et Commission, permettant d’inventer de nouvelles options.

Seconde réalisation remarquable de l’Union, celle-ci a su continuer, en parallèle de ces crises, à maintenir le cap sur l’ambition climatique. Tout d’abord en se donnant un cap et des instruments pour atteindre nos engagements climatiques, à travers le paquet Fit for 55 et son panel de mesures allant de la tarification carbone au déploiement des renouvelables. Elle a su le faire en trouvant des compromis réalistes, et en reconnaissant mieux le rôle clé du nucléaire dans notre avenir énergétique, mais aussi en prolongeant Fit for 55 par des textes essentiels pour le déploiement de nos grandes infrastructures énergétiques.

Elle a su porter une voix claire dans la diplomatie climatique internationale, en atteignant à la COP 28 un accord sur le principe d’une sortie des fossiles, et des avancées majeures sur la réduction de l’impact climatique de l’amont pétrolier (en particulier des fuites de méthane afin d’en prévenir les émission dans les activités d’exploration, de production et de transports de pétrole et de gaz naturel). Cette avancée a été reprise en droit européen, via le règlement méthane.

Pour la politique énergétique européenne et ses déclinaisons aux échelles nationales, quelles seront les priorités pour la prochaine mandature ?

Pierre Jérémie : La priorité de la prochaine Commission sera d’établir une stabilité réglementaire, de créer les conditions d’une efficience du marché et de mettre en œuvre un environnement propice à l’investissement pour que les porteurs de projets réalisent les objectifs posés par Fit for 55. On peut regrouper ces objectifs en quatre ensembles :

  • S’assurer que les États-membres déploient chacun leur Plan national énergie-climat, le pack Fit for 55 et qu’ils mettent en œuvre les quotas d’émission ETS 2 et le Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) qui vise à corriger les effets des mesures énergétiques nuisibles à la compétitivité européenne. Il vise en même temps à réparer les "trous dans la raquette" du cadre de tarification carbone européen, qui pourrait le rendre plus préjudiciable que porteur d’effets utiles pour notre action climatique. Un processus d’élargissement rapide du MACF à davantage de secteurs aval, dans un processus d’extension régulier, ainsi qu’un remboursement export du coût carbone comme pour la TVA, sont ainsi des mesures indispensables pour la cohérence globale du dispositif.
  • Continuer le déploiement des grandes infrastructures, à la fois en développant les réseaux qui existent déjà (électrique), ceux avec des enjeux de transformation (réseau gazier) et ceux qu’il faut faire émerger, comme l’hydrogène.
  • Poursuivre, en lien avec les États-membres, une ligne ambitieuse dans la diplomatie climatique, en prolongeant les succès de la COP 28 sur la sortie des fossiles et la prévention des émissions de l’exploration/production pétrolière et gazière par des engagements à la COP 29, sur les émissions du midstream et du raffinage (sortie de l’hydrogène gris, etc.), et en COP 30 et au-delà en portant un véritable cadre de tarification carbone universel.


Côté industrie, quels seront les enjeux à l’agenda européen ?

Maxence Cordiez : De même sur les sujets industriels, il ne suffit pas d’adopter le Pacte vert et sa déclinaison dans le paquet législatif Fit for 55 : ecnore reste-t-il à le mettre en œuvre.

Un enjeu essentiel pour la prochaine Commission sera de répondre à la guerre protectionniste à laquelle se livrent les États-Unis et la Chine, qui soutiennent leur industrie avec une égale détermination, quoiqu’avec des moyens distincts de part et d’autre du Pacifique. En Europe, certains secteurs stratégiques sont particulièrement exposés à ces politiques offensives, notamment ceux liés à la décarbonation : solaire photovoltaïque, éoliennes, batterie de véhicules électriques, nucléaire…

Un enjeu essentiel pour la prochaine Commission sera de répondre à la guerre protectionniste à laquelle se livrent les États-Unis et la Chine.

La prochaine Commission et les prochaines institutions européennes vont devoir prendre ce sujet à bras-le-corps : y répondre exigera de rompre avec l’approche traditionnelle qui considère comme absolue priorité l’ouverture maximale du marché européen. Pour préserver l’industrie européenne et à plus forte raison pour la développer, on ne pourra pas se contenter d’outils comme le Net Zero Industry Act - un règlement qui vise à stimuler la production locale de technologies propres et à renforcer la compétitivité industrielle de l'UE - bien qu’il constitue un premier pas dans la bonne direction. Et pour être crédible et efficace, cette politique doit impérativement être menée à l’échelle européenne.

Pour aborder la compétition internationale sur un pied d’égalité avec les industriels non-européens (donc non-soumis au marché du carbone), et cela fait écho à ce que disait Pierre, l’UE doit renforcer le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Plus le prix du carbone sera élevé, plus les coûts de production le seront également, occasionnant un déficit de compétitivité préjudiciable à l’économie européenne. Dans les secteurs soumis à une forte concurrence, l’Union européenne, notamment sous l’impulsion française, a promu une démarche consistant à faire payer aux produits importés des quotas équivalents aux quotas ETS des produits européens, afin de permettre une compétition équilibrée : c’est le Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières.

Pour l’instant, et à l’instar de l’industrie manufacturière, tous les secteurs concernés par le système des quotas d’émissions (ETS) ne sont pas encore couverts par ce mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Le risque de ce manque de cohérence des périmètres est par exemple qu’une voiture produite hors Europe coûte moins cher qu’une voiture européenne. Il faut donc œuvrer à l’extension du périmètre du mécanisme et veiller à sa profondeur : dans le cas des voitures, il s’agit d’assurer que toute la chaîne de production, depuis l’extraction minière jusqu’à l’assemblage, s’acquitte du prix du carbone imposé aux entreprises européennes (et pas seulement la dernière étape de la production).

Parallèlement, en dehors de l’Europe, les produits ne sont le plus souvent pas taxés pour leurs émissions de carbone. L’ajustement doit donc également s’opérer dans le sens des exportations (remboursement de quotas) - sauf bien sûr si le pays de destination dispose d’un marché carbone comparable - pour permettre à l’industrie européenne de ne pas partir handicapée sur les marchés à l’export.

Cela impliquera de prendre, sinon de la distance, du moins certaines libertés avec les principes de l’OMC qui ne sont de toute manière plus respectés par les principaux concurrents industriels de l’Union européenne (États-Unis et Chine).

Propos recueillis par Lola Carbonell et Hortense Miginiac

Barrage hydraulique d'Angle Guignard, (long de 140 mètres et haut de 10 mètres) en Vendée
Copyright image :  Lionel BONAVENTURE / AFP

 

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