AccueilExpressions par MontaigneÉmeutes, deux mois après : une colère en quête de motifsL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.04/09/2023Émeutes, deux mois après : une colère en quête de motifs Cohésion sociale Société Villes et territoiresImprimerPARTAGERAuteur Hugues Lagrange Sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS Deux mois après les émeutes qui ont embrasé le pays en juin, le sociologue Hugues Lagrange, professeur émérite à Sciences Po, revient sur les événements, leurs singularités et leurs ressorts. Dans quelle mesure le parallèle entre les émeutes de 2023 et celles de 2005 est-il pertinent ? En quoi les soulèvements de 2011 au Royaume-Uni peuvent-ils apporter des éléments de comparaison intéressants ? Pour l'auteur, la séquence de juin dernier se démarque par l'importance des pillages et l'absence totale de matrice sociale permettant d'expliquer les moteurs collectifs des soulèvements. Nous vous proposons de découvrir son analyse.L'homicide de Nahel le 27 juin 2023, dont les images ont circulé rapidement, a suspendu les règles de vie ordinaires et a remis en cause la légitimité de l'action publique, ouvrant la voie à un surgissement de colère destructrice, éruptive et volatile. Le mouvement émeutier qui est intervenu dans les premiers jours de l’été aura duré à peine une semaine.Parties de Nanterre, les émeutes ont embrasé d’abord l’Ouest parisien, qui en est peu coutumier et, très vite, se sont étendues dans toute la France. Ces émeutes ont, dit-on, un air de "déjà-vu". Mais cette lecture nous paraît superficielle. Les soulèvements qui ont embrasé la France en 2023 ont pris des formes bien différentes de celles de novembre 2005 qui s’étalèrent sur trois semaines. Deux mois après leur déclenchement, une analyse fine des communes concernées met en évidence un recoupement limité entre les villes impliquées en 2005 et en 2023, à l’exception des plus grandes. Seules soixante agglomérations sur près de trois-cent ont connu des émeutes à ces deux dates. Au-delà des lieux, les modes d’action, déterminants et conséquences diffèrent aussi, comme nous l'expliquons ici.Les modes d'actionCe qui fait la particularité des émeutes de juin 2023 en France c’est, à mes yeux, l’importance des pillages. Elles furent souvent l’occasion d’incursions dans les centres-villes, comme à Paris où, dès le deuxième jour, des émeutiers se rendent près de la place du Châtelet, et pillent des magasins de la rue de Rivoli. Ces pillages sont parfois commis avec des moyens puissants - voitures et camions béliers -, le dessein d’appropriation est assumé et préparé (caddies amenés à l’avance). De nombreuses attaques de bâtiments en centre-ville ne visent pas les lieux du pouvoir, mais ceux de la richesse, ancienne et moderne, boutiques de luxe dans la tradition française, commerces de marque - Apple-store, Nike - mais aussi, de façon plus surprenante, des magasins populaires de grande distribution comme Aldi. L'importance de ces pillages et vols contraste avec la rareté de ce type d'actes il y a 17 ans. L'importance de ces pillages et vols contraste avec la rareté de ce type d'actes il y a 17 ans.Autre différence notable : les modalités de rassemblement et la rapidité de leur propagation. Les réseaux sociaux, notamment Snapchat et TikTok, sont les vecteurs des rendez-vous et les cités HLM déqualifiées leurs camps de base.Si beaucoup d’incendies d’écoles, de centres sociaux, de médiathèques, comme des bus et des voitures, ont lieu dans les quartiers des cités, c’est parce qu'ils sont les plus accessibles aux jeunes gens, qui trouvent dans leurs impasses et leurs coursives des lieux de repli.Une dialectique quartiers/centres s'opère. Elle se décline entre des actions visant les mairies, les commissariats, les centres des impôts, et des actions de dégradations ou de vols ciblant les commerces de luxe, l'argent, l’ostentatoire qui ne sont pas toujours localisés aux mêmes endroits.Ces émeutes mobilisent les techniques d'après-demain et d'avant-hier, réseaux sociaux d'un côté, cocktails molotov, cailloux et feux de pneus de l'autre. La visibilité change aussi : ça n'est pas seulement la télévision qui diffuse le spectacle des "prouesses", ce sont les boucles virales, envoyées d'une ville à l'autre, qui déploient virtuellement cette guérilla consumériste avide de reconnaissance.Les lieux Ce qui caractérise aussi l'explosion de l’été dernier, c'est la diffusion des émeutes dans quantité de petites villes dépourvues de cités HLM, qui étaient restées à l'écart des violences il y a dix-sept ans. Le ministère de l'Intérieur a donné, au terme de la semaine d’émeutes, le chiffre de 500 communes, ce qui est considérable. Pour dresser une comparaison, il est nécessaire d’établir une référence, j’ai ainsi retenu les villes de plus de 20 000 habitants en 2012, soit quelques trois cents communes de France métropolitaine1. Une petite moitié des communes a connu des émeutes, l'autre pas. Parmi les villes gagnées par les émeutes, plus de 60 % ont vu des affrontements avec les forces de l'ordre, des dégradations ou destructions visant les institutions - mairies, écoles, commissariats, centres des impôts, bibliothèques, médiathèques et transports publics. Deux-tiers ont connu des incendies de toute nature de bâtiments publics, trams, bus, magasins, voitures, poubelles. Enfin, dans un petit tiers des villes touchées, la presse a relevé des pillages, des vols dans des magasins et des destructions de vitrines. Dans beaucoup de villes les incendies et attaques des institutions vont de pair ; en revanche la géographie des pillages est dissociée de celle des actions visant les bâtiments publics et des incendies. En 2005, les déterminants sociaux des émeutes sont nets : il existe une corrélation étroite entre le taux de chômage élevé des moins de 25 ans et les lieux d'embrasements. Ces jeunes qui s'adressent violemment à l'État sont dépourvus de bagage scolaire, et s'ils ne sont certes pas encore sur le marché du travail, ils sont les témoins des difficultés rencontrées par leurs grands frères pour trouver du travail, ce qui a pu les démotiver à apprendre.Il existe une corrélation étroite entre le taux de chômage élevé des moins de 25 ans et les lieux d'embrasements.On observe un lien net entre l'importance relative des familles nombreuses et les émeutes en 2005. C'est une France des banlieues des grandes villes, des cités pauvres où vivent les migrants venus du Sud qui flambe (près de 10 000 voitures incendiées2). Les émeutes sont particulièrement massives en Seine Saint-Denis3. Pour comprendre les émeutes de l'été 2023, c'est moins la France de 2005 qu'il faut observer, mais les émeutes au Royaume-Uni d’août 2011. La violence s'y est propagée durant quatre nuits dans une vingtaine de quartiers de Londres4 et dans plusieurs agglomérations de province. Des troubles ont éclaté à Birmingham, seconde ville d'Angleterre, qui a été le théâtre de pillages de boutiques dans le principal quartier commerçant de la ville. Les émeutiers ont été encouragés par le sentiment que "les rues étaient à eux", sentiment relayé sur les réseaux sociaux alors naissants. Entre 13 000 et 15 000 personnes ont activement participé aux violences selon le rapport officiel. Les motivations énoncées allaient du désir d'une nouvelle paire de baskets à celui de s’en prendre à une société considérée comme raciste. L’histoire des violences urbaines au Royaume-Uni trouve de nombreux parallèles avec celle que connaît la France contemporaine. Dans les années 1980 et 1990, elles impliquent des villes des Midlands touchées par la désindustrialisation mobilisant à la fois des jeunes Afro-Caribéens et des fils d’ouvriers d’ascendance britannique, puis à partir de 2001, avec les émeutes de Bradford et de Oldham (Manchester), des adolescents issus des familles d’origine pakistanaise et bangladeshienne, en 2005 il y a des hostilités intercommunautaires dans les émeutes de Birmingham5. Les pillages sont rares jusque dans les années 1990, ils prennent une place croissante dans les années 2000 et prépondérante en 2011.Les circonstances et les déterminants plausibles en 2023En France, les émeutes de l'été dernier n’ont pas, à la différence de celles de 2005, une matrice sociale lisible. Ni la proportion de jeunes dépourvus de formation, ni les taux de chômage des moins de 25 ans, ni la proportion de famille monoparentales, ni celle des familles nombreuses, pas non plus la faiblesse des revenus au sein des communes émeutières ne contribuent seules ou conjointement à expliquer les lieux d’éruption des émeutes6.Les lieux des émeutes sont difficiles à relier à des caractéristiques du contexte social qui, même indirectement, pourraient motiver les jeunes. Seuls deux facteurs, selon moi, contribuent à élever de manière significative le risque d’émeutes. D'abord, les villes où une fraction relativement importante de la population habite dans des zones qui font l’objet des politiques de la ville. Plus spécifiquement, les villes où la population vivant dans des quartiers prioritaires (QPV) est relativement élevée sont plus souvent impliquées. C’était aussi le cas en 2005 mais les facteurs sociaux mentionnés influaient alors plus directement sur le risque d'émeutes que l'inscription dans les politiques de la ville7. En 2023, de façon surprenante, les éléments constitutifs des difficultés éducatives - familles monoparentales ou très grandes familles, proportions élevées de jeunes sortis sans diplôme du système scolaire, chômage des 15-24 ans - ne contribuent pas à l’éruption d’émeutes dans les villes considérées.Seule la proportion de la population très démunie, habitant en QPV, contribue à élever le risque d'émeutes.Ces quartiers prioritaires ont été classés comme tels en se basant sur un critère unique : le revenu, comparé aux revenus moyens de l'agglomération dans laquelle se situe le quartier. Le taux de pauvreté de la ville n'intervient pas, seule la proportion de la population très démunie, habitant en QPV, contribue à élever le risque d'émeutes. Ce sont des poches de pauvreté incluses dans des agglomérations plutôt prospères. Ces quartiers prioritaires sont, pour beaucoup, héritiers des quartiers qui ont fait l’objet des politiques urbaines par le passé. Les quartiers qui allaient mal il y a quarante ans, ceux que pointaient les rapports Dubedout et Bonnemaison, qui ont fait l’objet des politiques d’inscription en ZUS dans les années 2000, devenus quartiers prioritaires depuis quelques années, sont pour beaucoup restés des quartiers enclavés dans la pauvreté. Ce sont aussi des quartiers où les proportions de la population issue des migrations du Sud est plus élevée, mais il n'y a pas en 2023 de lien entre la proportion des familles issues des migrations du Sud8 et le risque d'émeutes. Passé colonial et ségrégationOn observe en France, au cours des trois dernières décennies, que la concentration spatiale des migrants du sud s'est accentuée. Comme le note France Stratégie en 2020, c'est la concentration de la fraction des populations venues d’Afrique qui s'est développée, plus que la ségrégation9. C'est-à-dire que les quartiers où la population issue de l’immigration du sud est importante ont vu affluer de nouveaux migrants. Cette concentration est moins l’effet des politiques publiques, qui se sont efforcées de la contrecarrer, que des choix des familles "les moins mal loties". Les familles sans ascendance migratoire qui habitaient les HLM, puis les familles issues de l’immigration du sud qui "s'en sortent mieux" tendent à quitter ces quartiers, pour des raisons éducatives en particulier. Parallèlement, l'arrivée dans ces quartiers de familles pauvres issues des territoires africains déstabilisés par les guerres renforce la concentration des plus démunis. Généralités connues direz-vous, pas tout à fait. En 2005, on l'a dit, le risque d'émeutes est plus important dans les villes où les grandes familles sont en fortes proportions, c'est cette structure familiale qui est étroitement liée au risque d’émeutes, plus que le pourcentage de familles venues d’Afrique sahélienne, qui certes contribue à la surreprésentation des grandes familles ; la proportion des familles d’origine maghrébine contribuant peu à cette surreprésentation.En 2023 le facteur origine n'influe pas sur la probabilité d'émeutes dans les villes de plus 20 000 habitants considérées ici.En 2023 le facteur origine n'influe pas sur la probabilité d'émeutes dans les villes de plus 20 000 habitants considérées ici. Ni la proportion des familles issues de l'immigration maghrébine, ni d'Afrique noire, ni des Antilles. Le rôle de l'origine est évidemment nul dans les bourgs et les petites villes, étant donné la concentration des migrants du sud et de leurs descendants en France dans les grandes agglomérations.Soupçon, deal de drogue et délit de facièsDans la période 2013-2017, la multiplication des attentats terroristes au nom du jihad a cristallisé en France une hostilité déjà formée. Bien que l’immense majorité des familles musulmanes de ces quartiers n’ait rien à voir avec ces dérives, elles vivent le soupçon quand ce n’est pas l’hostilité ouverte. Ce soupçon et cette hostilité sont évidemment ressentis très négativement par les jeunes issus de ces migrations. Cela ne contribue pas à pacifier les mœurs, mais on ne peut pas considérer que cela soit directement lié au risque d’émeutes pour autant. Un facteur a pu influer sur la géographie des émeutes : le deal de drogue.Un facteur a pu influer sur la géographie des émeutes : le deal de drogue. Les quartiers d’habitat social en sont très fréquemment le théâtre10, même si la diffusion des drogues illicites s'est étendue à des petites villes et même des bourgs, non sans lien avec les achats par Internet.Les communes où le deal de cannabis et, depuis une dizaine d'années, d'opioïdes, de cocaïne et d’amphétamines est marqué, ont été plus émeutières que celles où le celui-ci est relativement rare. On a mis en exergue le fait que nombre de quartiers des villes où les infractions à la législation sur les stupéfiants sont les plus nombreuses sont restés à l'écart des émeutes et notamment des pillages. Et, force est de constater que les villes où les pillages sont mentionnés ne sont pas celles où le deal est important d’après les infractions aux stupéfiants11. Ainsi, les agglomérations des départements des Bouches du Rhône, du Rhône et du Val de Marne, où les infractions à la législation sur les stupéfiants sont relativement nombreuses, n’ont pas enregistré beaucoup de pillages. On peut penser que dans ces villes les dealers ont calmé les "minos" en leur faisant valoir que le calme est une condition de la poursuite du business. Mais au total, cette capacité à "réduire les jeunes au silence" n'a pas d'effet systématique.L'importance du deal, dont témoignent les infractions à la législation sur les stupéfiants, contribue aussi à accroître le nombre de contrôles d’identité, notamment ceux sur réquisition du procureur, ces contrôles s'opérant dans des zones où la police suspecte des activités de revente. Ces contrôles catalysent un véritable sentiment d'arbitraire chez les jeunes car ils sont opérés sur des zones et n'ont pas besoin d'être motivés par un comportement individuel soupçonnable. Depuis 2006, nombre d'enquêtes12 ont mis en évidence ce qu'on appelle des 'délits de faciès', les jeunes de ces quartiers faisant l'expérience massive d'interpellations récurrentes. Il en découle naturellement un sentiment d'injustice et parfois de "haine" à l'égard de la police. Cet engrenage de défiance dans lequel s'insère la pratique du deal est une contribution significative, sans qu’elle soit exhaustive, à la diffusion des émeutes de 2023.Dysfonctionnements familiauxLes jeunes issus de l’immigration ne partagent pas un même sentiment d'injustice avec les adultes de leurs familles, car ni les "darons", ni les mamans ne font comme eux l’objet de contrôles policiers. De ce fait, pères et fils n'ont pas la même expérience. Cela réduit, selon moi, la capacité des pères et mères de ces familles à "tenir" les adolescents. En 2005 on observait effectivement un lien direct entre la géographie des émeutes et la proportion de familles issues d’Afrique noire, j’avais soutenu que l'autoritarisme des pères a pu être un problème pour l’intégration de jeunes d’origine africaine. L’autoritarisme se conjuguait souvent avec un déficit d'autorité sur les enfants - du fait de l’absence de ces pères, au sens littéral, mais aussi de la disqualification sociale dont ils pouvaient faire l’objet. Cet autoritarisme, en tout cas dans les familles d'Afrique sahélienne que je suivais, consistait à dire aux mères "tu t'occupes des mômes". Si les pères pouvaient se montrer ponctuellement violents, ils ne jouaient que trop rarement ce rôle d'autorité qui suppose une continuité dans l'engagement. Autoritarisme et autorité sont des choses différentes. En invoquant des dysfonctionnements familiaux, je ne parlais pas de démission des parents, mais de pratiques éducatives incohérentes et, en tous cas, inappropriées, dans le contexte français. Dans ce sens, l’imam de Garges-Lès-Gonesse soulignait récemment que les filles et garçons ne montrent guère de considération pour des parents qu’ils trouvent indifférents à ce qu’ils vivent. La crise du Covid-19 nous a révélé que les classes d'âge sont plus fortement cloisonnées qu'on ne le pensait. Dans le contexte des émeutes, les jeunes vivent les contrôles répétés comme une expérience qui leur est propre et tout à fait inconnue de leurs aînés. Cela réduit la capacité des adultes à intervenir, et c’est sans mentionner le fait que ce phénomène ne concerne pas uniquement les familles immigrées. Est-ce que la coupure entre les jeunes issus des migrations du sud et leurs parents s'est approfondie ? C'est une interrogation ouverte. Mais la capacité des familles à imposer aux jeunes un respect de la police est entravée. Est-ce que la coupure entre les jeunes issus des migrations du sud et leurs parents s'est approfondie ?L'évolution de l'âge des acteurs a été mise en avant. Il est en réalité bien difficile de le connaître car nous n’avons d’informations que sur ceux qui font l'objet d’interpellation. Je veux mentionner à cet égard qu’en suggérant que le nombre des participants à ces émeutes serait compris entre 8 000 à 12 000, les pouvoirs publics donnent l’image d’une petite minorité, ce qui est peu vraisemblable. Supposons une cinquantaine de jeunes dans les 350 villes de moins de 20 000 habitants impliquées, et environ cent-cinquante dans les 150 villes de plus de 20 000 habitants, ce qui est certainement une estimation basse, cela fait un minimum de 40 000, soit 5 fois plus. Mais au-delà de cette invraisemblance, c'est l'idée même que les quelque 4 000 interpellés et plus de 2 000 déferrements donnent une idée de l'âge des émeutiers qui peut être questionnée. Poussés par de plus aguerris, les plus jeunes se sont fait attraper. Nous n'avons aucune idée précise de l'âge des protagonistes - ni en 2005, ni en 2023. Qu'ils soient jeunes ne fait pas de doute mais cela reste vague13.Les structures de l'explosion de violence restent obscuresLes politiques publiques ne parviennent pas à pacifier ces poches de pauvreté, comme si le stigmate qu’elles portent comptait plus que les contextes éducatifs objectifs, comme si ces jeunes élevés dans un dénuement relatif exprimaient sans vergogne leur désaffection et leur haine de la police. Depuis les années 1980 - période à laquelle la question des banlieues a émergé - nous avons vécu, à grands traits, trois principaux épisodes à portée politique. La marche des Beurs en 1983 - 1984 d’abord, qui a conduit à la création de SOS racisme et a fait entrer en politique des fractions importantes des jeunes issus de l’immigration. En 2005 ensuite, les émeutes expriment encore une demande politique adressée à l'État. En 2023, lorsque les émeutiers munis de caddies pillent des magasins, nous sortons de ce registre-là, d’autant que les acteurs les plus radicaux y sont de plus en plus présents (Black blocs notamment). On ne peut se départir du sentiment d’un effondrement. Il ne s'agit ni d’un désaccord sur les règles, le partage des revenus ou la façon de gérer. Il ne s'agit pas non plus d’une difficulté de vivre ensemble, mais bien d’une forme d'anomie ; l'expression d’une involution sociale nourrie par la grande pauvreté et le deal de drogue, lisible au plan des mœurs et des symboles.Les fractures dans la société française, dont les éloquents témoignages se sont multipliés ces dernières années - du mouvement des Gilets jaunes aux oppositions parfois dures à la vaccination, en passant par la violence qui entoura plusieurs des manifestations contre la réforme des retraites - découpent des ensembles que n’unifient aucune visée politique ou sociale. Le rapport au salariat et l'action syndicale ont perdu leur pouvoir structurant du conflit social et politique. Les concerts de klaxons qui accompagnent les incendies et les actions le plus spectaculaires circulant sur les réseaux sociaux donnèrent à ces journées le caractère d’un inquiétant potlatch moderne. 1 Il y en a près de 400 mais en pratique n’ayant recueilli que les incidents rapportés dans la presse pendant les quatre premières nuits de 2023, ma comparaison porte sur un peu moins de trois cents communes de cet ensemble pour lesquelles j’ai procédé à une classification simple en trois catégories : incendies ; affrontements avec les forces de l’ordre et attaques contre des bâtiments publics et privés ; pillages et vols.2 Ainsi parmi les villes comportant des ZUS, deux-tiers ont connu des émeutes contre moins de la moitié des villes qui n’ont pas de quartiers sensibles.3 Lagrange H. et Oberti M. (ed.), 2006. Emeutes urbaines et protestations. Paris, Presses de Sciences Po.4 Dans la nuit du 8 au 9 août, le phénomène s'étend à d'autres boroughs de Londres : des poubelles, des véhicules et des immeubles sont incendiés dans la capitale à Croydon, Peckham, Lewisham et Clapham dans le sud et des pillages ont lieu dans les rues d'Hackney à l'est, Camden dans le nord et Ealing à l'ouest.5 Waddington, Jobard & King, 2009, Rioting in the UK and France, Willan publishing.6 Tels que peut le mesurer une régression multivariée.7 Les zones qui font l’objet d’actions publiques de rénovation ou de requalification, incluant des zones défiscalisées (ZUS zones urbaines sensibles et ZFU zones franches urbaines dans le jargon administratif), sont impliquées dans les émeutes de 2005.8J'emploie cette formulation barbare car les statistiques publiques françaises ne fournissent pas de données sur l'ethnicité, et c’est seulement en utilisant les mentions des origines géographiques dans les fichiers d'état civil diffusés mois par mois pendant la crise sanitaire que j’ai pu reconstituer des indicateurs de la place des familles issues des migrations dans la population des villes.9 Contrairement à ce que l’on imagine, la ségrégation, au sens du déséquilibre des proportions des migrants du sud et du groupe majoritaire selon les quartiers, n’a guère augmenté de 1990 à 2015, en revanche la concentration a cru.10Comme en atteste la forte corrélation entre la proportion de la population en QPV et le niveau des infractions concernant les stupéfiants (0,36 en 2019 dans les communes de plus de 20 000 hab.) 11La corrélation pillages-deal est faible (0,06), alors que la corrélation émeutes_2023 deal est nettement plus significative (0,14).12 Je mentionne le rapport publié en 2009 sous l'égide de l'Open society initiative par F. Jobard et R. Lévy Police et minorités visibles : les contrôles d'identité à Paris, et l'enquête sur l’accès aux droits publiée dans le Rapport 2017, sous la responsabilité de J. Toubon, Défenseur des droits.13On ne peut mettre en cause les insuffisances de financement de la prévention spécialisée sans montrer que ce sont les lieux où elle est le plus déficiente qui ont connu des émeutes. Peu d’observateurs se sont donné la peine de le faire. Certes plus d'éducation, mais c’est une antienne maintes fois reprise qui ne change pas grand-chose, et qui méconnait le fait que le niveau de diplôme dépend aussi des individus. Copyright Image : PHILIPPE LOPEZ / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 31/01/2023 Retour sur : notre événement sur l'avenir des quartiers pauvres, en présenc... Iona Lefebvre