AccueilExpressions par MontaigneDoit-on s’indigner en diplomatie ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.18/04/2023Doit-on s’indigner en diplomatie ? Action publique Coopérations internationalesImprimerPARTAGERAuteur Louis Savoldi Élève de Master 2 à Sciences Po en spécialité administration publique Chaque mois, Expressions donne la parole à des auteurs en devenir : étudiants, doctorants, jeunes entrepreneurs ou penseurs, leurs textes ouvrent des perspectives nouvelles et nous invitent au pas de côté. Dans ce premier article de "Banc d’essai", Louis Savoldi, étudiant en Master 2 à Sciences Po Paris, s’interroge sur le bien-fondé de l’indignation en diplomatie.Au moment de qualifier l’attitude des diplomates, il est fréquent de prêter à Sacha Guitry la phrase suivante : "les diplomates, ça ne se fâche pas, ça prend des notes". Si la véracité d’une telle paternité n’est pas assurée, cette expression n’en traduit pas moins une perspective couramment partagée quant à la diplomatie qui l’opposerait assez naturellement à la possibilité d’exprimer une indignation (c’est-à-dire un "mouvement de protestation pour exprimer un sentiment de colère et de révolte suscité par tout ce qui peut provoquer la réprobation"). En bref, la diplomatie, soit "la science et la pratique des relations politiques entre les États, et particulièrement de la représentation des intérêts d'un pays à l'étranger", serait incompatible avec l’expression de la colère ou de la révolte.Bien sûr, une telle position n’est pas dénuée, à première vue, de fondements. Néanmoins, ces derniers ne résistent guère à un examen approfondi. Deux arguments principaux viennent au renfort de cette idée.D’aucuns avanceront d’abord que l’intérêt d’un pays réside dans l’établissement et la préservation de relations apaisées avec les autres pays du monde et qu’exprimer diplomatiquement un sentiment de colère ou de révolte serait de nature à troubler cette paix. Or, il est permis de douter du fait que l’absence d’indignation soit de nature à préserver la paix en toutes circonstances, bien au contraire. S’astreindre à ne jamais exprimer une réprobation diplomatique, loin d’éloigner d’un pays le risque de conflit, pourrait fragiliser la crédibilité de sa posture de défense et ainsi favoriser toutes les audaces belliqueuses. L’indignation du Président Kennedy, exprimée dans une allocution télévisée du 22 octobre 1962 dans le cadre de la crise des missiles de Cuba, en est un bon exemple. En s’indignant contre une "duperie délibérée" de façon publique et devant un public large, il démontra ainsi la détermination de son pays à préserver l’intégrité de son espace proche. Il demeure évident que les seuls mots de cette allocution n’ont pas conduit au renoncement des soviétiques ; le blocus maritime y est assurément pour beaucoup. Néanmoins, "l’équilibre de la terreur" qui garantissait la paix mondiale, reposait grandement sur la crédibilité de l’engagement des deux blocs à se défendre contre une agression adverse et l’indignation face à des provocations adverses participait indubitablement à ladite crédibilité. Notons d’ailleurs, qu’elle fut un des moyens les moins coercitifs et donc les moins belliqueux, pour œuvrer à la préservation de cette crédibilité.D’autres argueront ensuite, qu’une forme de "realpolitik" doit guider la diplomatie d’un pays et qu’en ce sens l’expression d’une colère, fruit d’une réprobation, ne serait que peu susceptible d’en servir la grandeur. Une telle remarque semble de prime abord évidemment bien-fondée. Il est vrai que l’expression irréfléchie d’une colère en diplomatie ne semble pas présenter d’intérêt pour un pays. Exprimer sa réprobation par humeur, sans autre but qu’exprimer son sentiment, même juste, est davantage assimilable à un caprice qu’à une action diplomatique. Cependant, si nous avons défini l’indignation comme un "mouvement de protestation pour exprimer un sentiment de colère et de révolte", nous n’avons en rien indiqué que ce mouvement devait être spontané. En effet, toute action diplomatique doit s’inscrire dans la cadre d’une politique étrangère. Elle doit en préserver la cohérence et chercher à remplir les objectifs fixés par cette dernière. À ce titre, l’indignation doit constituer un outil diplomatique parmi d’autres et ne pas être employée comme une fin en soi. La validité de cet argument tient donc en l’articulation des moyens et des fins. Nous pourrions le résumer ainsi : si l’indignation est un moyen, la politique étrangère est une fin et la diplomatie une collection de moyens spécifiques à la réalisation de cette finalité. Ainsi, si l’indignation présente un grand intérêt comme moyen diplomatique (nous le montrerons dans les paragraphes suivants), elle peut être nuisible du point de vue de la politique étrangère dès lors qu’elle devient une finalité.Ayant démontré que l’affirmation selon laquelle l’indignation devrait systématiquement être refusée en diplomatie n’était pas pertinente, nous nous attacherons ensuite à montrer qu’elle peut à l’inverse présenter de grands intérêts en la matière. Trois arguments le démontrent selon nous.Premièrement, nous avons affirmé en introduction que le cœur de l’action diplomatique se trouvait dans la "représentation des intérêts" d’un pays. Ladite représentation doit être comprise dans un sens assez large de sorte qu’elle induit nécessairement la défense de ces intérêts. Une interprétation restrictive n’aurait que peu de sens, pourquoi un pays s’engagerait-il financièrement pour la simple "présentation" de ses intérêts ? Or, dans un certain nombre de situations, l’indignation diplomatique peut être utilisée de façon efficace afin d’exercer une pression sur les partenaires d’un pays. Affirmer cela, c’est pointer du doigt la différence d’intensité qui existe entre deux des positions diplomatiques possibles pour un pays à savoir l’opposition et l’indignation. Pour l'illustrer, prenons par exemple la procédure de prise de décision au sein du Conseil de l’Union Européenne. Dans la plupart des situations, la majorité qualifiée y est utilisée, ce qui indique qu’il faut notamment qu’au moins 55% des États membres soient favorables à tout projet faisant l’objet d’un vote. Dès lors, un pays peut s’opposer à un projet sans pour autant s’indigner contre celui-ci. L’indignation est différente car elle exclut toute passivité. En ce qu’elle est un mouvement de protestation, elle exprime un rejet radical et public. Si nous restons dans le cadre de la construction européenne, un enjeu clé de souveraineté pour les États membres réside dans le montant de leurs contributions annuelles. De façon schématique, certains pays sont contributeurs nets (par exemple la France) et d’autres sont bénéficiaires nets (par exemple l’Espagne). Il semble évident que la seconde situation est davantage favorable aux intérêts financiers d’un pays que la seconde. C’est précisément ce qui poussa Margaret Thatcher, lors du sommet de Dublin, le 29 novembre 1979, à s’indigner en affirmant publiquement : "We are not asking for a penny piece of Community money for Britain. What we are asking is for a very large amount of our own money back". Or, de cette indignation est né le célèbre "rabais britannique" que nombre d’États membres n’ont pas obtenu par la suite. L’indignation peut donc être efficace.Cette efficacité est sans doute le fruit de la portée spécifique de l’indignation diplomatique sur les scènes intérieure et extérieure. Ce sera donc l’objet de notre deuxième argument. D’une part, l’indignation permet de toucher l’auditoire national d’un pays, ce qui n’est pas toujours aisé en matière de politique étrangère du fait notamment de la complexité des enjeux, de leur interconnexion et de l’apparente absence de conséquences directes pour le public. Mais l’indignation, en ce qu’elle est l’expression "d’un sentiment de colère et de révolte" apparaît comme plus facilement intelligible. Elle ne nécessite pas de connaissances préalables, ou de vision de long-terme. Elle est davantage, du point de vue intérieur, un exercice de communication où l’enjeu est de présenter une situation liée à la politique étrangère comme étant légitimement à l’origine "d’un sentiment de colère et de révolte". Dans ce cadre, elle est un exercice de persuasion. L’indignation de Colin Powell à l’encontre de l’Irak lors de la session du Conseil de sécurité de l’ONU du 5 février 2003, grossièrement appuyée par une fiole d'anthrax, le démontre très bien, ce discours ayant un intérêt majeur pour persuader le public américain de la nécessité d’une intervention militaire.D’autre part, l’indignation permet également d’envoyer un message d’une force particulière aux pays tiers, elle est une sorte de marqueur, de borne, de la position d’un pays. Par exemple, dans les agressions récentes que subit l’Arménie du fait de l’Azerbaïdjan, l’absence d’indignation, mais les simples condamnations (qui s’apparentent bien plus à une objection qu’à l’expression d’une colère ou d’une révolte) envoie le signal à l’Azerbaïdjan qu’il peut continuer à agresser l’Arménie sans craintes de représailles. D’ailleurs, sur la scène internationale, l’indignation est un marqueur jouissant d’une double temporalité, immédiate (c’est-à-dire une réponse à une action donnée) et future (c’est-à-dire qu’elle positionne un enjeu comme étant essentiel pour un pays et donne sa position de façon claire sur ce sujet). Ainsi, à l’inverse de ce que l’on pourrait parfois penser, ce n’est pas l’indignation diplomatique d’un pays mais bien l’absence d’une telle réaction qui peut brouiller la lisibilité de sa politique étrangère. Prenons l’exemple d’un intérêt stratégique (dont la nature peut être très diverse). Si un pays A veut le défendre, il doit marquer internationalement son attachement à cet intérêt. Or, après avoir marqué cet intérêt, si le pays ne s’indigne pas face à un acte allant à l’encontre de cet intérêt, quelle sera la crédibilité de sa parole par la suite sur d’autres intérêts ?Cet argument reçoit aujourd’hui une force nouvelle du fait des réseaux sociaux. En effet, l’indignation diplomatique est aujourd’hui susceptible de toucher aisément l’opinion d’un pays tiers. La communication du président ukrainien Volodymyr Zelensky en donne un exemple frappant. Ses indignations contre certains actes commis par la Russie touchent très largement les opinions publiques des pays occidentaux. Or, ces derniers influencent les choix de politique étrangère de leurs dirigeants. D’une manière paradoxale, c’est aujourd’hui un canal extra-diplomatique qui donne à l’indignation une nouvelle force diplomatique.Notons également dans un bref troisième argument que l’intérêt de l’indignation en diplomatie peut également se défendre hors d’une théorie réaliste des relations internationales, c’est-à-dire dans une logique extra-matérialiste. En effet, les intérêts d’un pays ne se résument pas à un solde économique ou à une somme de valeurs. Il porte généralement des principes qu’il est désireux de défendre. Certes, vouloir imposer ses principes aux pays tiers, notamment par l’indignation semble malvenu. Cependant, lorsque certains principes d’un pays sont directement menacés par l’action d’un pays tiers, l’indignation peut être un outil diplomatique important. C’est par exemple le cas de la révolte française exprimée quant au traitement réservé à Fariba Adelkhahn, une de ses ressortissantes, en Iran.Pour autant, pour être utile en diplomatie, l’utilisation de l’indignation doit être mesurée, non-impulsive et s’inscrire dans le cadre d’une stratégie globale. La mesure renvoie à l’idée qu’une indignation systématique fait perdre de la crédibilité à cet outil qui risque à terme de devenir inutile. C’est par exemple le cas des indignations de la Chine quant à l’attitude militaire des États-Unis dans la zone indopacifique. Dans ce cadre, l’utilisation systématique de l’indignation conduit à sa normalisation et lui fait perdre la gravité (et donc l’utilité) qui lui est normalement propre. Plus encore que le souci d’une irrégularité, l’usage de l’indignation nécessite de demeurer exceptionnel car il s’agit traduit un positionnement plutôt offensif. La non-impulsivité et l’intégration dans une stratégie globale reflètent l’idée que l’indignation est un moyen et non une fin sous un autre angle. En se risquant à un anglicisme, nous pourrions formuler cet argument ainsi : l’indignation "and so what ?". L’indignation peut par exemple être très utile pour dénoncer une situation bloquée et permettre ultérieurement un retour aux négociations dans un nouveau rapport de force. Mais son utilisation doit toujours s’inscrire dans une séquence diplomatique plus large et viser une normalisation du ton et des relations diplomatiques.Ainsi, nous pouvons conclure que l’indignation est un instrument diplomatique à considérer. Cependant, son utilisation doit être subordonnée à certaines conditions (caractère exceptionnel, mesuré et s’inscrivant dans une stratégie globale). Si l’indignation doit donc être considérée, elle n’est ni une réponse adaptée à toutes les situations ni toujours la meilleure stratégie. Copyright Image : Win McNamee/Getty Images/AFPLe président de l'Ukraine Volodymyr Zelensky s'adresse à une réunion conjointe du Congrès dans la Chambre des représentants du Capitole des États-Unis le 21 décembre 2022 à Washington, DC. Lors de son premier voyage officiel hors d'Ukraine à la suite de l'invasion russe, M. Zelensky a rencontré le président américain Joe Biden et a exposé les demandes de l'Ukraine concernant la reconduction de l'aide militaire. ImprimerPARTAGERcontenus associés 12/04/2023 Macron et la Chine : les périls du "en même temps" François Godement 12/04/2023 Printemps français à Pékin Mathieu Duchâtel 17/11/2020 Vers la fin de l’opération Barkhane Michel Goya