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06/10/2022

Démocratie, ordre international : quels sont les enjeux de l'élection présidentielle au Brésil ? 

Démocratie, ordre international : quels sont les enjeux de l'élection présidentielle au Brésil ? 
 Olivier Dabène
Auteur
Professeur de science politique à l'Institut d'Études Politiques de Paris (Sciences Po)

Cet article a été réalisé dans le cadre de l'Observatoire du Populisme, en partenariat avec l’Illiberalism Studies Program de l'Université de Washington. Cette initiative conjointe vise à apporter des clés de décryptage et de compréhension face aux phénomènes que l'on qualifie de "populistes" dans le monde. Quelles incidences économiques, sociales et démocratiques ces mouvements entraînent-ils ? Comment les distinguer les uns des autres, sans céder aux amalgames et aux raccourcis ? Pour cette première session consacrée aux élections brésiliennes, nous avons échangé avec Olivier Dabène, professeur à Sciences Po et spécialiste de l'Amérique Latine.

Le 2 octobre 2022, Luiz Inácio Lula da Silva a récolté 48,4 % des suffrages, contre 43,2 % pour le président sortant, Jair Bolsonaro, un résultat beaucoup plus serré qu’attendu. Les deux concurrents ont désormais un mois pour convaincre les Brésiliens de leur accorder leur suffrage. Le second tour des élections, prévu le 30 octobre, présente un double enjeu : la consolidation du socle démocratique brésilien d'abord ; le rôle du Brésil sur la scène internationale ensuite, avec un accent particulier sur sa capacité à assumer un rôle de leadership en Amérique Latine.

L'affaissement de la démocratie brésilienne

Les entraves à la démocratie au Brésil ne datent pas de 2018 et ne sont pas le seul fait de l'élection de Jair Bolsonaro. Son élection est en réalité l'aboutissement d'un long processus de fragilisation démocratique entamé depuis plus de 30 ans. Deux présidents brésiliens ont été destitué ces trente dernières années, sous le coup de procédures d'impeachment : Fernando Affonso Collor de Mello en 1992, accusé de corruption ; puis Dilma Rousseff en 2016, accusée d'avoir enfreint les lois fédérales sur la responsabilité fiscale. La destitution de Rousseff est toujours considérée, par un certain nombre de commentateurs, comme un coup d'État.

Sous la direction de Luiz Inácio Lula da Silva, le Parti des Travailleurs brésilien (Partido dos Trabalhadores, PT) a été le parti majoritaire durant quatre élections consécutives. Le succès du PT de gauche a obligé les partis conservateurs de droite à renouveler leur approche et leur stratégie afin de s'emparer à nouveau du pouvoir. Ainsi, même avant l'arrivée de Bolsonaro sur la scène politique, le Brésil était marqué par une très forte fragmentation des partis - un élément qu'il faut garder à l'esprit pour cette nouvelle élection. Cette instabilité démocratique progressive est corroborée par plusieurs chiffres : 25 % de l'électorat brésilien est aujourd'hui radicalisé et vote pour les partis d'extrême droite ou d'extrême gauche. On assiste également à une crise de la représentation politique, notable dans toute l'Amérique latine : alors qu'en 2006, les principaux partis brésiliens captaient 90 % des voix, en 2018, ce chiffre est tombé à 35 %. Bolsonaro a su profiter de ce paysage éclaté en se positionnant comme un "outsider", un qualificatif parfaitement erroné, Bolsonaro ayant passé 27 années en politique à la Chambre des députés (de 1991 à 2018). Pourtant, c’est bien en revendiquant cette posture d’un homme en dehors du système et des partis qu’il a construit son discours et promis d'apporter des solutions aux problèmes du Brésil.

Depuis son arrivée au pouvoir, Bolsonaro a donc accéléré le déclin du système démocratique brésilien.

Depuis son arrivée au pouvoir, Bolsonaro a donc accéléré le déclin du système démocratique brésilien. Il s'est employé à disqualifier et à discréditer des institutions telles que la Cour suprême, il a entretenu des allégations de fraude électorale et a renforcé les liens avec les militaires, en nommant 6 000 d'entre eux à des postes gouvernementaux. Peu respectueux de l'État de droit et de la liberté d'expression, il est tristement célèbre pour avoir diffusé toute une série de "fake news".

Au palmarès de ses échecs, sa gestion du Covid-19 arrive très probablement en tête, Bolsonaro ayant délibérément laissé la population être infectée afin de développer une immunité collective, ce qui peut être considéré comme "un crime contre l'humanité". Sa politique vis-à-vis de la population indigène a également été un fiasco, et est considérée par certains comme une forme de génocide. Si Bolsonaro devait remporter l'élection au second tour, il est à craindre qu'il continue sur cette même lancée.

Avec toute la prudence nécessaire, il semble qu'une telle hypothèse reste cependant peu probable. Les derniers sondages placent l'ancien président Lula en tête au second tour. L'hypothèse Lula équivaudrait à un "retour à la normale", avec la mise en place d'un gouvernement de coalition. Si Lula remporte l’élection le 30 octobre, il devra faire face à une opposition considérable au Congrès, car le parti politique de Bolsonaro a remporté les élections législatives. 

Quelle place pour le Brésil dans le nouvel ordre international ? 

Deuxième sujet majeur concernant cette élection : la place du Brésil dans l'ordre international. Il apparaît clairement que le Brésil est aujourd’hui isolé sur la scène mondiale. Pendant la présidence Lula, le Brésil s’est imposé comme leader mondial de premier plan. Le président travailliste a promu la coopération Sud-Sud à travers l'Union des nations sud-américaines (UNASUR) et la Communauté d'États latino-américains et caraïbes (CELAC), qui sont toutes deux devenues des organisations dormantes sous Bolsonaro. Pendant la présidence Trump, Bolsonaro s'est montré assez amical envers les États-Unis, sans que les bases d'une relation de long terme avec le Brésil ne soient clairement posées ni définies. La position du Brésil sur la guerre en Ukraine restera probablement inchangée : Bolsonaro a rendu visite à Poutine peu avant l'invasion du 24 février et Lula a exprimé son opposition à l'imposition de sanctions contre la Russie. S'agissant de la Chine, Bolsonaro avait initialement adopté une position anti-chinoise, avant d'évoluer. Il a depuis autorisé l'entrée de Huawei sur le marché brésilien et il est probable que Lula aurait fait la même chose. La réalité est que ces deux hommes reconnaissent le rôle prépondérant de la Chine dans la politique internationale et qu'elle est trop importante pour être mise à l'écart. Sur l'Union européenne enfin, un effort conjoint avait été mené pour obtenir un accord commercial entre le Brésil et l'UE, qui a été suspendu par les Européens face au traitement de l'Amazonie par le Brésil, après la victoire de Bolsonaro en 2018.

La principale différence entre Lula et Bolsonaro en matière d'affaires internationales concerne ainsi la crédibilité. Le retour de Lula ne ramènera pas le pays à la situation qu'il a connue dans les années 2000 : il ne faut pas s'attendre à une explosion de la croissance et du potentiel économique, que le contexte international rend largement aléatoire. Mais nous aurons assurément un Brésil plus crédible sur la scène mondiale.

La principale différence entre Lula et Bolsonaro en matière d'affaires internationales concerne ainsi la crédibilité.

Si l'on se place dans une dynamique régionale, à l'échelle de l'Amérique latine, il sera intéressant d'observer les éventuelles coalitions qui pourraient se former dans la région. Le PT pourrait en effet discuter avec d'autres pays dirigés par la gauche, comme le Chili, afin de créer une alliance de partis progressistes en Amérique latine, ce qui permettrait de relancer le régionalisme. Le multilatéralisme est nécessaire pour répondre aux questions telles que la migration, le trafic de drogue et le changement climatique, et c'est exactement ce genre d'approche que nous pouvons espérer voir en cas de victoire de Lula.

Bolsonaro et Lula : comment les qualifier ?

En tant que leader politique, Bolsonaro dispose d'un certain nombre de traits caractéristiques. Il est à la fois un populiste, un autoritaire et un conservateur. Il ne croit pas en la démocratie représentative et n'a d'ailleurs pas d'attachement particulier à son parti politique. Lors de son élection en 2018, Bolsonaro n'a pas seulement réussi à convaincre l'électorat pauvre et non éduqué, en jouant la carte de l’outsider politique. Au contraire, en se présentant comme garant absolu des valeurs traditionnelles (notamment les valeurs familiales), Bolsonaro a réussi à séduire un électorat bien plus large et divers. La situation a, depuis, évolué : beaucoup de ses anciens fidèles ne le soutiennent plus, ce qui explique pourquoi Lula est en tête dans les sondages. Mais l'avancée n'est pas écrasante et l'on ne peut pas s'attendre à une victoire fracassante. Une bonne partie des électeurs est toujours convaincue que Bolsonaro est compétent et qu'il mérite de briguer un second mandat. 

Lula, de son côté, est un leader charismatique et pragmatique. Il a su comment créer des coalitions, en particulier lorsqu'il s'agit de résoudre les problèmes de pauvreté au Brésil. Il est issu d'une génération de syndicalistes profondément impliqués dans la démocratisation du pays. Son parti est également une force résiliente au sein du système politique brésilien et, malgré la défaite du PT aux élections de 2018, il a su résister au point d'être sans doute aujourd'hui l'un des deux seuls partis politiques forts au Brésil, avec le Parti libéral de Bolsonaro. Ainsi, si Lula défend des valeurs de gauche, il est fondamentalement un leader pragmatique. Les questions climatiques pourraient se retrouver au cœur de son mandat s'il l’emporte, tant ces questions sont d'actualité sur la scène internationale. Néanmoins, il n'a pas la réputation d'être un dirigeant particulièrement "irréprochable" sur ce point. Sous sa présidence, il y a eu, certes, un ralentissement de la déforestation de la forêt tropicale, mais sa politique n'avait rien de révolutionnaire en la matière. Les Brésiliens en général croient en la souveraineté absolue du Brésil sur l'Amazonie, et il est donc peu probable que les choses évoluent beaucoup tant que les Brésiliens n'agissent pas en faveur d'un changement. 

La campagne et ses conséquences

Si les campagnes de Lula et de Bolsonaro devaient être caractérisées par un marqueur, c'est probablement le niveau de virulence et d’invectives qu'elles suscitent. Cette campagne présidentielle n'a pas été (et les prochaines semaines ne devraient pas contredire ce diagnostic) une bataille d'idées ni de propositions politiques : les questions de fond ont été largement secondaires. La campagne a plutôt été alimentée par la haine : la base religieuse et aisée de Bolsonaro nourrit une haine contre le parti des travailleurs qui remonte à l'époque où il était au pouvoir, et les membres du PT nourrissent une haine envers Bolsonaro, la corruption et le danger qu'il incarne.

Cette haine pourrait déborder si Bolsonaro venait à perdre l'élection. S'il est peu probable que la police ou l'armée commettent des actes de violence au nom de Bolsonaro, il est tout à fait possible que cette campagne débouche sur une augmentation durable de la violence populaire dans le pays. Le nombre d'armes à feu détenues légalement au Brésil a récemment augmenté, et la culture des armes a atteint un nouveau zénith. Et si le Brésil n'est pas un pays particulièrement marqué par la violence politique, il est possible que les partisans déçus de Bolsonaro, armés et en colère, descendent dans la rue, surtout si les résultats de l'élection sont serrés. Rappelons que trois partisans du PT ont déjà été tués au cours de cette campagne.

L'éventualité d'un procès pénal et d'une mise en accusation de Bolsonaro constitue une autre problématique. La corruption, non seulement de Bolsonaro lui-même, mais aussi des membres de sa famille, a été largement rapportée. Et si le système judiciaire brésilien a été politisé dans un passé récent, il fonctionne toujours de manière professionnelle et indépendante. Des accusations pourraient donc être portées contre Bolsonaro, même si Lula lui-même ne s'impliquera pas. Cela peut potentiellement s’expliquer en partie par sa propre incarcération récente (liée aux fausses accusations, qui ont été invalidées par la suite), mais plus largement, cela peut simplement être dû à la crainte d'une politisation accrue du système judiciaire.

Cet article a été rédigé avec l’aide d’Aaron Irion et John Chrobak.

 

Copyright : Miguel Schincariol / AFP

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