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19/06/2023

Décrypter le Trade and Technology Council États-Unis-Europe

Décrypter le Trade and Technology Council États-Unis-Europe
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Quels enseignements tirer du Trade and Technology Council, ce forum chargé de coordonner les approches américaines et européennes sur les plans économique, technologique et commercial ? À l’issue de la quatrième édition de cette rencontre, les 30 et 31 mai dernier en Suède, François Godement, conseiller spécial à l'Institut Montaigne, examine les synergies et les dissonances révélées au fil des discussions.

Lors du Stockholm China Forum (SCF), cette rencontre transatlantique bien connue des responsables politiques et experts sur la politique à l’égard de la Chine, les participants ont posé des questions sur le Conseil "Commerce et technologie" UE-États-Unis (en anglais Trade and Technology Council, ou TTC), dont la quatrième édition ministérielle se tenait au même moment. Dans ce processus qui vise une meilleure coopération transatlantique sur les sujets liés au commerce, à la technologie et à la sécurité, quelles sont les frictions entre Américains et Européens ? Cette question est restée sans réponse lors du SCF, par ailleurs remarquable à tout point de vue. L’explication est simple : si les experts de la diplomatie parallèle, dite Track 2, sont en général peu familiers des rouages du TTC, les représentants officiels, eux, se montrent taiseux.

Pour connaître les préparatifs de cette rencontre, la meilleure source est un compte rendu de Politico rédigé à partir de documents préliminaires ayant fuité. À celui-ci s’ajoute, bien sûr, la déclaration finale rédigée conjointement par l’UE et les États-Unis. Le document de Politico s’est concentré sur les frictions relatives à la Chine, la loi américaine sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act, IRA en anglais) et les désaccords internes entre Européens en matière de sécurité économique. Ces désaccords mettent à mal les efforts déployés par la présidente de la Commission européenne von der Leyen pour aboutir à un accord transatlantique sur des mesures défensives fortes, sans jamais nommer la Chine pour autant. La déclaration conjointe a bien sûr mis l’accent sur les livrables. Mais ces livrables ne sont que des projets en gestation, déjà initiés ou en cours d’expansion à ce stade, et non pas des accords définitifs ou contraignants.

Certains livrables, s’ils se confirment, pourraient avoir des effets considérables, car ils sont pertinents sur le plan technique. En premier lieu, l’ambition commune d’un "répertoire" des recherches d’IA dans le domaine des prévisions climatiques et météorologiques extrêmes, des réponses aux situations d’urgence, des progrès sanitaires et médicaux et de l’optimisation des activités dans les secteurs agricole et énergétique.

Les Européens et les Américains ont également salué les efforts déployés pour rendre compatible le format des prises, puis des chargeurs, pour les véhicules électriques lourds. Les deux parties se sont aussi entendues sur un mécanisme pour prévenir une course aux subventions visant à attirer les usines de semi-conducteurs, en y incluant la possibilité d’une "reprise des bénéfices excessifs" des entreprises. L’importance de la cryptographie post-quantique a en outre été abordée à cette occasion.

Les États-Unis et l’Union européenne conviennent également d’élargir leurs accords de reconnaissance mutuelle (Mutual Recognition Agreements en anglais) en matière de produits pharmaceutiques et d'équipements maritimes. Il a également été convenu d’un plan de travail sur la transition verte, comprenant des mesures sur les émissions intégrées et la transparence de la chaîne d’approvisionnement. Les deux parties se sont engagées à "se consulter avant l'introduction de contrôles à l’exportation de produits sensibles" et à "aligner leurs approches, dans la mesure du possible", sur un mécanisme de contrôle des investissements sortants. Sur le plan de la connectivité et des infrastructures numériques, les deux parties émettent le souhait de fixer une feuille de route commune pour le développement de la 6G, d’accélérer la coopération avec un certain nombre de pays tiers, et de désigner des "fournisseurs de câbles sous-marins de confiance". Enfin, une déclaration porte sur les principes de transparence et de responsabilité sur internet, afin de protéger les enfants d’une part, et de "structurer les échanges sur les interférences et les manipulations étrangères" d’autre part.

Malgré cette liste exhaustive, force est de constater que la quasi-totalité de ces initiatives n’en sont qu’au stade de l’élaboration ou, dans le meilleur des cas, de celui des principes directeurs. La raison principale pour cela est l’asymétrie entre les deux parties européenne et américaine. Dans de nombreux cas, le gouvernement américain préfère adopter une stratégie réglementaire plutôt que législative car les lois requièrent une adoption par le Congrès. Lorsqu’une loi est tout de même nécessaire, l’administration Biden se montre plus prudente. L’administration Biden, avec le soutien de certains au Congrès, serait par exemple encline à légiférer sur la protection de la vie privée en ligne - sur le modèle du RGPD européen - mais elle est consciente que le seul consensus garanti au Congrès à ce stade est celui de la protection des mineurs.

Du côté de l’Union européenne, les contraintes qui pèsent sur la Commission sont encore plus fortes. Pour les accords ou réglementations à caractère obligatoire, non seulement l’approbation du Parlement européen est-elle requise mais aussi le consentement unanime des 27 États-membres.La possibilité d’une censure a posteriori par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est aussi à prendre en compte. Les échecs successifs des deux accords sur les transferts de données transfrontalières avec les États-Unis l’ont démontré. Un scénario qui verrait ce cas de figure se reproduire une troisième fois ne peut être écarté, et cela après un long délai. Il est difficile d’imaginer comment l’UE et les États-Unis pourraient s’accorder sur une vision commune de contrôle de l’IA (aussi justifiée soit-elle) si un simple accord de transfert de données est jugé irrecevable sur le plan juridique. Dans le meilleur des cas, nous nous retrouverons avec des mesures à caractère purement volontaire et aux moyens d’actions limités, à l’image des codes de bonne conduite.

L’enjeu stratégique des flux de données transfrontaliers est symptomatique des limites de ce dialogue transatlantique. Dans les pays tiers, les enjeux de gouvernance et les intérêts commerciaux ont tendance à primer sur les mesures de protection des données personnelles. Ces pays pourraient trouver plus rapidement que les Européens un terrain d’entente avec les Américains. La Chine, avec ses politiques numériques bien plus intrusives, tente elle-même de se joindre à des accords internationaux moins exigeants en matière de transferts de données.

En grande partie, la compétition actuelle entre pays ne repose plus sur la mise en œuvre d’une approche universelle, multilatérale et fondée sur le droit, mais vise plutôt l’agrégation du plus grand nombre de pays et donc de consommateurs possibles. Cet agrégat peut se former autour d’un dénominateur commun normatif (dans le cas des démocraties), ou au contraire autour de l’absence de normes (dans le cas des régimes autoritaires).

Dans un autre domaine, on peut rappeler que l’Union européenne tente depuis 2015 - sans succès jusqu’à ce jour - de mettre en place une Cour multilatérale des investissements pour sauver le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP en anglais) de la controverse sur le règlement des différends entre investisseurs et États (Investor-state dispute settlement, ISDS en anglais). Dans la même lignée, l’administration Biden a proposé ce que l’on pourrait appeler un système judiciaire administratif autonome, la Cour de surveillance de la protection des données, afin de satisfaire les exigences européennes en matière de transfert de données. La Commission européenne soutient cette solution. Les opposants - et la CJUE éventuellement - pourraient encore la couler, ce qui entraînerait la perte d’un atout transatlantique non négligeable dans le numérique.

Côté européen, le parcours du combattant pour signer des accords formels et contraignants nuit à nos propres intérêts, puisqu’il a pour effet de susciter une réticence du partenaire américain à dépasser le stade des promesses. L’absence d’accords formels pourrait également être préjudiciable à l’administration Biden car son approche internationale repose sur la résolution des différends et la recherche de consensus avec ses alliés. Au sein même de l’administration américaine, certains préféreraient agir unilatéralement et faire pression sur les États et les entreprises étrangères par souci d’efficacité. Des velléités bien loin d’atteindre les effets que pourraient avoir les éléments populistes, néo-isolationnistes et MAGA [Make America Great Again] sur la politique extérieure américaine.

Les discussions du TTC se tiennent à huis clos. Lorsqu’elles sont divulguées, certaines avancées peuvent soudainement devenir la cible de l’opposition du public : c’est ainsi que le TTIP avait déraillé en 2016 à cause de l’ISDS, sans parler du poulet chloré (qui, pour les lecteurs peu familiers du sujet, est partiellement responsable de l’échec du projet d’accord commercial entre l’Union européenne et les États-Unis). La force du TTC réside dans sa flexibilité. Il permet de discuter en coulisse de sujets pouvant être répartis entre groupes de travail et de parvenir à un consensus éventuel en évitant les tensions inhérentes aux négociations ouvertes et au "tout ou rien". Initié par les Européens, le TTC s’inscrit de fait davantage sur une tradition européenne de petits pas, avec des solutions souples, que sur la base de pratiques américaines proposant des initiatives de grande envergure en provenance de l’exécutif.

Ce mode de fonctionnement nécessite toutefois sincérité et volonté de compromis de la part de chaque partie. Dans certains cas, les États-Unis refuseront le compromis. Dans d’autres, l’Union européenne sera incapable d’y parvenir. Il en va ainsi des différends sur les droits de douane sur l’acier et l’aluminium qui perdurent depuis l’administration Trump. Les technologies de rupture que sont l’IA et le quantique se prêtent également à de vives tensions. Les États-Unis, à juste titre probablement, affirment vigoureusement qu’ils ne peuvent sacrifier leur primauté technologique au nom d'une démarche réglementaire.

Mais l’Union européenne est sujette à de nombreuses controverses en son sein. Sur les questions des subventions, et de la surproduction ou de la duplication (dans les semi-conducteurs ou les batteries), les États-membres entrent aussi en concurrence les uns contre les autres, ce qui complexifie la tâche d’une Commission censée négocier en leur nom. Dans les faits, certains de ces États-membres peuvent tirer un avantage de l’accès aux négociations du TTC (menées par la Commission) pour les orienter, et d’autres au contraire bloquer ultérieurement toute proposition d’accord qui leur déplairait. Ce type de négociation ex-post risque, à terme, de saper les fondements mêmes du TTC. Il est par conséquent crucial que l’Union européenne surmonte ces obstacles. L’octroi de mandats par les États-membres en amont des réunions renforcerait le pouvoir de la Commission au sein du TTC. Il serait également utile d’élargir la composition de certains groupes de travail.

Les États-Unis doivent quant à eux faire preuve de patience et rester concentrés sur l’objectif qui fait office de fil rouge, à savoir une unité d’intention politique et de stratégie. En cela, la guerre en Ukraine a beaucoup contribué à soutenir la démarche. Élargir le spectre du consensus, transiger sur des intérêts divergents et tendre, ensemble, la main à des pays tiers sont autant de démarches nécessaires pour se défendre face aux forces fragmentant l’ordre mondial actuel. À une époque tourmentée, résister en construisant un monde s’approchant du multilatéralisme et appliquant ses principes est d’autant plus essentiel qu’un multilatéralisme intégral semble hors de portée.

 

Copyright image : Jonas EKSTROMER / TT News Agency / AFP

 

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