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25/09/2023

Coups d’État et démocraties africaines : dynamiques paradoxales

Coups d’État et démocraties africaines : dynamiques paradoxales
 Alexandre Marc
Auteur
Membre de l’Institut pour les transitions intégrées de Barcelone et fellow à l’Institut International pour les Études Stratégiques de Londres

Gabon, Niger, Burkina Faso, Soudan, Guinée, Mali : les analystes ont tôt fait d’expliquer les coups d’État en cascade survenus en Afrique par les relations que ces pays entretiennent avec la France.
 
Ces faits doivent pourtant être inscrits dans un contexte beaucoup plus large, en considérant les dynamiques globales qui ont un impact sur le continent. Comment comprendre le paradoxe entre l’attrait très fort qu’exerce encore la démocratie sur les Africains, relevé dans les enquêtes statistiques, et son déclin voire son rejet, au prétexte qu’elle a déçu et n’est qu’un leurre ? Comment appréhender la reconfiguration politique de l’Afrique ces dernières années et les conséquences qu’elle comporte sur ses relations avec l’Occident ? Alexandre Marc relève trois facteurs contextuels cruciaux dans les événements qui touchent les pays africains : le déclin important de la démocratie depuis plus de dix ans, l’impact des nouvelles tensions géopolitiques sur le continent et la persistance d’une forte insécurité. Ne pas replacer les analyses sur le Niger et le Gabon dans ce contexte global serait manquer les spécificités de la conjoncture actuelle.

Un très fort déclin de la démocratie sur l’ensemble du continent africain 

Le premier élément contextuel essentiel est le déclin de la démocratie en Afrique sur l’ensemble du continent, qui va de pair avec ce qui se passe dans le reste du monde mais est plus prononcé dans cette région. Ce déclin de la démocratie en Afrique touche pratiquement tous les pays du continent et crée une faille extrêmement profonde entre les aspirations des populations et le comportement des politiciens. Cela se traduit pour certains par un rejet de la démocratie souvent ressentie comme quelque chose d’artificiel, une sorte de village Potemkine, par de larges pans de la population africaine. 

Les indicateurs de démocratie et de respect des droits de l’homme pour l’Afrique sont en forte baisse depuis le début du XXIe siècle.

Les indicateurs globaux qui mesurent la démocratie et le respect des droits de l’homme pour l’Afrique sont en forte baisse depuis le début du XXIème siècle. Cette tendance va dans le même sens pour l’ensemble du globe mais la dégradation est plus sévère pour l’Afrique et pour le Moyen-Orient. Selon l’organisation américaine Freedom House, en 2022, la moitié des Africains vivent dans des pays qui ne sont pas libres et 44% dans des pays partiellement libres. 

En 2009, les deux tiers des pays africains étaient considérés comme libres ou partiellement libres. En 2022, ils sont moins de 50 %. L’indice de la démocratie de l’Économiste reflète également cette chute démocratique et les scores de l‘Afrique sont au plus bas depuis la création de l’indice en 2006. 

Pourtant, les Africains sont largement en faveur de la démocratie selon la dernière enquête de l'Afrobaromètre. 66 % des personnes interrogées préfèrent la démocratie à n’importe quelle autre forme de gouvernement et rejettent les gouvernements autocratiques. Mais les Africains considèrent en large majorité que la démocratie ne fonctionne pas chez eux. Seulement 38 % sont satisfaits de la façon dont la démocratie fonctionne dans leur pays et l’opposition aux régimes militaires est en déclin de 10 % sur les dix dernières années.

Il y a donc comme dans le reste du monde une désillusion par rapport à la façon dont la démocratie fonctionne. Les résultats varient énormément en fonction des pays et de l’expérience de la population avec leur système de gouvernement. En Afrique du Sud, pourtant une démocratie relativement fonctionnelle, seulement 23 % préfèrent la démocratie à des systèmes plus autoritaires, 23 % au Burkina Faso, 22 % à Madagascar, 21 % au Mozambique.

Les Africains sont largement pour la démocratie, mais considèrent en majorité qu'elle ne fonctionne pas chez eux.

Malgré cette dégradation, la situation de la démocratie est quand même aujourd’hui meilleure qu’elle ne l’était avant les réformes massives qui ont suivi la chute du mur de Berlin. Une véritable révolution démocratique a eu lieu sur le continent dans les années 1990, après la chute du mur de Berlin, comme dans une grande partie du monde. Alors qu’avant 1989 seulement deux pays africains avaient connu une alternance démocratique avec des élections, entre 1989 et 1994, 38 pays africains organisent des élections, et entre 1995 et 1997, 11 autres pays suivent le mouvement en tenant leurs premières élections démocratiques. Durant cette période, les institutions électorales se renforcent un peu partout sur le continent.Les partis politiques s’institutionnalisent en créant des plateformes et en mettant en place des structures de base. Beaucoup des pires despotes sont écartés du pouvoir, comme Mengistu Haile Mariam qui s’enfuit d’Éthiopie en 1991, Mobutu Sese Seko qui est démis de ses fonctions en 1997 en République démocratique du Congo, et Sani Abacha au Nigeria, dont la mort permet l’introduction d’un processus démocratique dans le pays le plus peuplé d’Afrique.

Une véritable révolution démocratique a eu lieu sur le continent dans les années 1990.

Des réformes constitutionnelles introduisent les principes d’alternance et précisent les règles électorales.Les grandes institutions politiques africaines telles que l’Union Africaine inscrivent les principes démocratiques dans leur charte. En 2007, l’Assemblée Générale de l’Union Africaine adopte La Charte Africaine sur la Démocratie, les élections et la gouvernance, un document très détaillé qui définit les principes de la démocratisation du continent. Les coups d’État militaires qui étaient avant 1989 une des seules sources d’alternance en Afrique disparaissent quasiment complètement. 

À partir des années 2008, la démocratie commence à se dégrader en Afrique comme dans le reste du monde. Les partis majoritaires s’accrochent au pouvoir et l’on commence à voir un quasi système de parti unique s’installer dans de nombreux pays sous le couvert de la démocratie. Les opposants au parti majoritaire sont écartés en utilisant toutes sortes de mécanismes pour les empêcher de concourir. La justice est co-optée par les partis au pouvoir.La presse est progressivement muselée dans de nombreux pays et la désinformation prend de l’ampleur. La chute est très rapide et selon l’indicateur de liberté de la presse produit par Reporters sans frontières, en 2023, 40 % sont classés en situation difficile, contre 33 % en 2022. Un des aspects les plus flagrants du déclin démocratique est le non-respect des termes constitutionnels qui demandent une alternance pour les chefs d’État, ce que les analystes appellent des coups constitutionnels.

Depuis 2015, 13 chefs d’État en Afrique n’ont pas respecté les limites constitutionnelles pour leur réélection. Les coups d’État militaires ont également lieu pour des raisons très différentes, que ce soit parce que les principes démocratiques n’ont pas été respectés, comme en Guinée ou au Gabon, ou pour des raisons d’intérêt personnel comme au Niger ou au Soudan. Le résultat est que les militaires sont de retour dans la gouvernance africaine.

À partir de 2008, la démocratie commence à se dégrader en Afrique comme dans le reste du monde.

Après des transformations démocratiques qui avaient créé beaucoup d’espoir, cette dégradation a suscité une déception considérable chez les populations. Non seulement la démocratie est rarement fonctionnelle, mais depuis les années 2010 la croissance par habitant est devenue très faible et certainement insuffisante pour permettre au continent de voir des améliorations vraiment substantielles du niveau de vie. La population n’a pas vu non plus une réduction manifeste de la corruption et les enquêtes de Transparency International notent même une légère dégradation.

La croissance par habitant est devenue insuffisante pour permettre des améliorations substantielles du niveau de vie.

Le fait que les efforts de démocratisation ont été fortement poussés par les pays occidentaux et se sont accompagnés d'une augmentation importante de l’aide au développement contribue à renforcer l’image d’un monde occidental qui collabore avec les élites cleptocratiques africaines pour opprimer beaucoup des Africains marginalisés. Cela nourrit également, dans les pays musulmans, la montée du salafisme présenté comme système de gouvernance local alternatif.

La confrontation géopolitique entre grandes puissances

La confrontation géopolitique s’est également considérablement renforcée sur le sol africain depuis les années 2010. Elle provient de la forte affirmation de la présence chinoise dans l’économie africaine mais également dans le domaine sécuritaire. Cette présence est appuyée par le fameux programme Belt and Road Initiative, un colossal programme d’investissement dans les infrastructures, qui s’accompagne de nombreux autres efforts d’implantation. La présence chinoise est souvent controversée et pas toujours populaire. Elle contribue à accroître la dette africaine en finançant des infrastructures souvent peu rentables et beaucoup de pays se sont retrouvés avec des difficultés de financement. La présence chinoise représente cependant d’autres options de partenariat pour les pouvoirs africains. La Chine présente l’attrait de disposer d’énormes ressources financières et de ne pas conditionner ses financements à la nature du régime politique. La Russie, elle, a une présence beaucoup plus restreinte et qui offre très peu de potentiel financier, mais elle offre des options sécuritaires. À travers la milice privée Wagner, qui semble maintenant avoir été mise sous le contrôle direct de l’État, la Russie offre des services de sécurité, aide les pays à mettre en place des programmes de désinformation et aide même au trucage des élections. Toutefois, leur présence reste pour le moment limitée à trois ou quatre pays car son financement représente un grand coût en termes de compensations, à travers des contrats donnant accès aux Russes aux matières premières, mais aussi de contributions budgétaires directes.

Il faut également compter avec l’intérêt croissant d’autres pays qui sont peu regardants sur la nature des régimes politiques, comme la Turquie ou les pays du Golfe, voire l’Iran. Même si tous ces nouveaux acteurs n’offrent absolument pas les mêmes options de financement et les mêmes garanties de sécurité militaire que représentent les institutions occidentales, ils donnent l’impression aux gouvernements autoritaires qu’ils ont maintenant des options.

La Chine dispose d’énormes ressources financières et ne conditionne au régime politique. La Russie offre des options sécuritaires.


Cette confrontation géopolitique sur le territoire africain a pour effet de relancer une confrontation idéologique qui avait disparu depuis la chute du mur de Berlin. L’affaiblissement très relatif de l’Occident en Afrique a redonné de la force aux idéologies anti-coloniales qui prônent une nouvelle indépendance par rapport à l’Occident. Cette idéologie largement invoquée par la Chine et la Russie et reprise par de nombreux gouvernements autoritaires, est très audible mais n’a probablement de prise que sur une minorité de la population. Elle trouve toutefois des résonances importantes en période de crise comme c'est aujourd’hui le cas au Sahel. Elle est aussi largement reprise dans certains milieux intellectuels africains.

Ces nouveaux acteurs donnent l’impression aux gouvernements autoritaires qu’ils ont maintenant des options.

On peut comprendre la résurgence de cette idéologie qui place la responsabilité de beaucoup des problèmes de l’Afrique sur l’Occident, en particulier sur les ex-puissances coloniales, au vu des difficultés que rencontrent de nombreux pays, mais elle est illusoire car la Russie et même la Chine n’offrent pas une alternative équivalente à l’aide que peut fournir l’Occident. Ces discours ont aussi tendance à déresponsabiliser les élites africaines concernant la dégradation de la démocratie et de la gouvernance en Afrique.

Une insécurité persistante

L’insécurité persistante qui touche de nombreux pays africains est à la fois une des causes et une des conséquences des problèmes de dégradation démocratique sur le continent. Une cause parce que l’absence de véritable représentation des populations, les niveaux très élevés de corruption et la cleptocratie généralisée poussent les populations à se révolter et à chercher des moyens alternatifs pour subvenir à leurs besoins, ou encore des idéologies comme le salafisme, qui promeut une plus grande moralisation de la vie publique. L’insécurité est également une conséquence car les dysfonctionnements de la démocratie créent des tensions, qui peuvent devenir violentes et empêchent la machine étatique de fonctionner efficacement, absorbant une grande partie du budget dans les services de sécurité. 

La démocratie a tendance à être davantage menacée dans les régions où les conflits sont les plus violents. Les insurrections jihadistes touchent de nombreux pays et sont particulièrement intenses dans 5 points chauds en Afrique. Le Sahel, avec le Mali, le Burkina Faso et le Niger, directement touché, mais aussi des menaces sur les zones frontalières du Bénin, du Ghana, la Côte d’Ivoire et le Togo. Le bassin du lac Tchad qui touche le Cameroun, le Tchad et le Nigeria. La Somalie, avec des retombées importantes sur le Kenya, le nord du Mozambique avec également des risques pour la Tanzanie. Finalement, la frontière de l’Ouganda et de la République démocratique du Congo où un groupe ougandais lié à ISIS est installé depuis une dizaine d’années.

Mais les insurrections jihadistes ne sont pas les seuls conflits qui déchirent le continent. En 2022, l’Afrique subsaharienne est la région du monde où le nombre de morts liés au terrorisme a crû le plus fortement. Des guerres civiles actives ou larvées impactent le Soudan, le Soudan du Sud, la RDC, le Zimbabwe, l’Éthiopie, l’Érythrée et la Centrafrique. Près de la moitié des pays africains sont touchés. En 2023, l’Afrique était en tête des continents les plus touchés par les conflits. Ces conflits sont dus en grande partie à la faiblesse des institutions qui n’arrivent pas à gérer les conflits locaux et à fournir le minimum de justice et de sécurité aux populations.

Cela a plusieurs implications pour la démocratie. D’abord la population qui est directement touchée par l’insécurité peut voir les militaires comme des sauveteurs au regard de l’incapacité d’agir des gouvernements civils, comme cela a largement été le cas au Mali et au Burkina Faso. L’insécurité permet aussi de justifier des mesures d’urgence et d’exception limitant les libertés. Enfin, elle augmente largement la corruption, notamment dans les services de sécurité qui ont un impact direct sur la gouvernance.

L’insécurité permet de justifier des mesures d’urgence et d’exception limitant les libertés et augmente largement la corruption.

L’Afrique traverse une passe particulièrement difficile de son histoire post-coloniale qui se traduit également par de fortes poussées migratoires et un très fort sentiment d'insatisfaction. Les sentiments anti-occidentaux sont compréhensibles car malgré les promesses d’investissement et les larges montants d’aide fournis, la gouvernance des pays africains reste extrêmement faible, mais le rejet de l’Occident est également à courte vue comme le révèle la situation au Mali où, depuis le départ des troupes française et des Nations Unies, le pays s’enfonce encore davantage dans la crise. Les changements d’alliance et la collaboration avec la Russie et la Chine ne pourront en aucun cas pour le moment remplacer efficacement ce que les Occidentaux peuvent offrir, c’est une dure réalité que des pays comme le Mali vont commencer à découvrir.
 

Copyright image : AFP

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