AccueilExpressions par MontaigneCoronavirus : la "France en morceaux" face à l’épidémieL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.24/04/2020Coronavirus : la "France en morceaux" face à l’épidémie Santé Société Villes et territoiresImprimerPARTAGERAuteur Laurence Bedeau Associée ELABE Auteur Bernard Sananès Président d'ELABE Début 2019, le Baromètre des Territoires ELABE/Institut Montaigne révélait une France en morceaux, marquée par la souffrance sociale née du sentiment d’injustice et de la crise du pouvoir d’achat. Cette étude en profondeur, réalisée auprès de 10 000 personnes, au cœur de la crise des Gilets Jaunes, nous avait permis d’éclairer quatre portraits de Français dans leur rapport aux mobilités sociales et géographiques.La période inédite de confinement que nous traversons va évidemment bouleverser ce rapport aux mobilités. Il est bien sûr trop tôt pour savoir comment, et pour anticiper les évolutions de la société, alors que personne ne peut dire quand la crise sanitaire aura reculé et jusqu’à quand la crise économique et sociale perdurera. Mais dans l’analyse des premières données d’opinion, de l’observation du débat public, nous nous risquons à partager quelques intuitions.Les "affranchis" assignés ?Il y a un an, nous écrivions à propos des "affranchis" (un Français sur cinq) : "Ils font le récit de trajectoires personnelles, sociales et géographiques affranchies des entraves sociales et territoriales. Ils ont les moyens économiques, sociaux et culturels de surmonter les obstacles et de s’adapter aux transformations de notre société". La plupart avaient le sentiment d’avoir choisi la vie qu’ils menaient.Et maintenant ? Après cinq semaines de confinement, les prémices d’une crise économique dévastatrice, que reste-t-il de ce sentiment de maîtrise de son destin ? Les affranchis, issus des catégories les plus aisées, sont devenus des assignés à résidence (la catégorie inverse mise en lumière par notre Baromètre des Territoires), les difficultés matérielles en moins. C’est leur projet de vie qui est transpercé. La mondialisation vécue comme une opportunité est devenue, pour eux aussi, un risque maximum. Le confinement, le retour des frontières, la demande de relocalisation sonnent comme le désaveu, temporaire peut-être, mais profond sans doute, d’un graal perdu. Comment les affranchis vont-ils atterrir ? Comment cette catégorie aisée, diplômée, informée, "mobile" va-t-elle se projeter dans l’après ? Notre intuition est la suivante : les affranchis vont vraisemblablement évoluer en fonction de leur génération, entre hédonisme compensateur et changement de paradigme pour les plus jeunes.Les enracinés protégés ?En 2019, nous présentions ainsi les enracinés : "22 % font le choix résolu d’un enracinement dans leur territoire. Heureux de vivre là où ils ont choisi de vivre, leur bulle personnelle est un bouclier qui les protège de la violence sociale, sans pour autant la masquer". Leur bonheur était solidement enraciné dans nos territoires, nourri par le plaisir de "vivre au pays" et riche de liens sociaux de proximité, amicaux et associatifs. Plus âgés que la moyenne nationale, le plus souvent propriétaires, ils étaient sur-représentés dans les communes rurales et les petites villes, dans des régions comme la Bretagne ou la Nouvelle Aquitaine.La période inédite de confinement que nous traversons va évidemment bouleverser ce rapport aux mobilités [sociales et géographiques].À mi-parcours de la première vague du Covid-19, ces territoires ont été relativement moins touchés par la circulation du virus. Sans doute par le résultat d’une moindre densité urbaine ou par les interactions moins nombreuses que dans les grandes villes avec l’international, ou dans les transports en commun. Leur choix de vie va donc se trouver conforté par l’épidémie. Il pourrait même être envié par d’autres catégories de population, jeunes couples avec enfants par exemple, aspirant à une nouvelle "hygiène de vie". C’est par voie de conséquence l’attraction des villes qui pourrait, sur le moyen terme, être ralentie. Les dynamiques territoriales pourraient être fortement rebattues avec une pression intense sur les questions de l’offre de transport et une aspiration à des emplois "relocalisés", mieux distribués au sein même de chaque territoire.Les "sur le fil" face à la peur de tomber ?Groupe numériquement le plus important en 2019 (32 %), les "sur le fil" vivaient déjà "une forte tension entre leur aspiration à la mobilité sociale et territoriale et une difficulté à s’affranchir de leur situation socio-économique et des inégalités territoriales". Sur-représentés chez les locataires et les classes moyennes inférieures, disposant d’un revenu légèrement inférieur à la moyenne, les "sur le fil" doutaient, mais continuaient d’espérer en la capacité de l’ascenseur social à accompagner leur parcours et celui de leurs enfants. Mais leurs projets pourraient être ébranlés par la crise économique et sociale qui ne manquera pas de dégrader leur pouvoir d’achat, de menacer leurs emplois et de les faire "tomber" dans un quotidien plus difficile et plus pessimiste. Très sensibles à la question du pacte fiscal et ayant souvent le sentiment qu’ils contribuent plus qu’ils ne reçoivent, leur critique de la gestion de crise pourrait se transformer en remise en cause du fonctionnement de l’État et donc en expression plus forte d’une nouvelle défiance politique. Si les "sur le fil" venaient à tomber, les équilibres politiques seraient remis en cause.Les assignés en colère ?C’est de ce décalage entre paroles laudatives et réponses mitigées que pourrait naître demain une nouvelle colère sociale.Au cœur de la souffrance sociale, nous présentions les 25 % de Français assignés à leur territoire comme ceux subissant de plein fouet les inégalités sociales et territoriales : "Ils sont bloqués géographiquement et socialement. Ils dessinent leur avenir et celui de leurs enfants avec pessimisme". Recoupant très largement le portrait des Gilets Jaunes, le plus souvent issus des classes populaires, près de 3/4 d’entre eux bouclaient leurs fins de mois avec difficulté, et 1 sur 2 avaient déjà renoncé aux soins de santé. Marqués par la dureté de la vie quotidienne et la précarité, leurs métiers, aides-soignants, chauffeurs, électriciens, déménageurs, manutentionnaires, livreurs, ressemblaient beaucoup aux "invisibles", aujourd’hui reconnus pour leur utilité sociale. Des métiers qui ne connaissent pas le confinement. Nul doute que ces assignés, qui exprimaient déjà le plus fortement dans la société leur indignation face à l’écart entre les hauts et bas salaires et aux inégalités sociales, revendiqueront demain la reconnaissance tangible, au-delà des mots, de leur rôle essentiel pendant la crise. C’est de ce décalage entre paroles laudatives et réponses mitigées que pourrait naître demain une nouvelle colère sociale. Copyright : JOEL SAGET / AFP ImprimerPARTAGERcontenus associés 15/04/2020 Seine-Saint-Denis : le Covid-19 exalte les inégalités Baptiste Larseneur