AccueilExpressions par MontaigneCompétitivité en Europe et aux États-Unis : quand les tendances s’inversentL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.07/01/2020Compétitivité en Europe et aux États-Unis : quand les tendances s’inversentTrois questions à Éric Chaney et Thomas Philippon Régulation Union Européenne États-Unis et amériques EuropeImprimerPARTAGER Eric Chaney Expert Associé - Économie Thomas Philippon Professeur de finance Max L. Heine à l'Université de New York Les États-Unis, qui ont longtemps mené la course des marchés concurrentiels, semblent aujourd’hui ralentir face à une Europe qui, à l’inverse, tend à s’imposer en termes de compétitivité. Comment expliquer ce phénomène, et quelles en sont les implications ? Thomas Philippon, professeur de finance à l’Université de New York et Éric Chaney, conseiller économique de l’Institut Montaigne nous livrent leurs analyses.Dans votre ouvrage, The Great Reversal, vous avancez la thèse selon laquelle la concentration des entreprises américaines a considérablement réduit la concurrence. Comment expliquez-vous ce phénomène, et quelles en sont les conséquences ?THOMAS PHILIPPONMon livre débute par un constat simple : si les marchés américains ont été les plus concurrentiels pendant des années, ils ne le sont plus aujourd’hui. Cela s’explique notamment par la forte hausse des prix dans de nombreux secteurs aux États-Unis, hausse qui a rendu depuis maintenant 20 ans le marché français beaucoup moins cher car bien plus compétitif. Concrètement, vous payez deux fois moins cher en France qu’aux États-Unis pour votre facture de téléphone et d’internet.Ainsi, deux tendances inverses se superposent : le délitement progressif de la concurrence aux États-Unis et son développement exponentiel en Europe.La marche arrière des États-Unis s’explique plus particulièrement par l’influence croissante des lobbys des entreprises auprès des régulateurs. En réponse à l’explosion du coût du financement des campagnes électorales du Sénat, du Congrès ou des élections présidentielles, les entreprises ont, depuis le début des années 2000, l’opportunité d'augmenter considérablement leurs contributions financières à ces campagnes. Certains monopoles existants, exerçant leur droit et pouvoir d’influence, en profitent pour adopter des comportements plus agressifs, bloquant l'entrée de nouveaux concurrents sur le marché. Le domaine de l’aérien, par exemple, se voit réduit à quatre compagnies, contre huit il y a quelques années. De même concernant le marché des téléphones mobiles, qui ne compte bientôt plus que trois opérateurs suite à une fusion prochaine de deux d'entre eux. C’est donc l'absence d’une forte régulation qui permet de mettre à mal la concurrence.Pour remédier à ces situations de monopole, il faudrait permettre l’intervention de régulateurs indépendants qui faciliteraient l’entrée de nouveaux concurrents et baisseraient ainsi les prix du marché.S’agissant du développement de la concurrence en Europe, celui-ci s'explique, à l’inverse, par l’intervention impartiale de régulateurs indépendants. Le paradoxe que présente cette tendance réside dans le fait qu'aucun des pays membres ne possède de tradition de marchés concurrentiels, et que malgré cela, la construction d’un marché unique européen et la mise en place de règles strictes de concurrence voient le jour.L’enjeu de ce pari collectif européen était donc de pouvoir garantir une impartialité de la part des régulateurs. Les Allemands devaient s’assurer que les Français ne soient pas favorisés (et vice versa) et les autres pays membres ne devaient pas être bloqués entre une Allemagne et une France qui décident de tout.Ainsi, l’Europe a réussi à adopter une politique de concurrence ouverte efficace et compétitive, garantissant l’intérêt commun grâce à l'intervention de régulateurs fiables et indépendants, chose dont les États-Unis semblent incapables.Qu’est-ce que cela implique pour la compétitivité de l’Union européenne ?ÉRIC CHANEYLa Reine Rouge de Lewis Carroll expliquait à Alice qu’il fallait courir très vite pour ne pas faire du sur place, voire reculer, puisque l’environnement lui-même avançait. De ce point de vue, les résultats des recherches de Thomas Philippon sont positifs pour l’Europe, dans la mesure où, à terme, les États-Unis devraient courir moins vite, pas seulement en termes de partage de la valeur ajoutée, mais aussi d’innovation, ce qui est plus important du point de vue européen. S’y ajoute que la politique "America First" protectionniste de l’administration Trump vise à réduire la concurrence subie par les entreprises américaines sur leur propre marché et, de ce fait, est défavorable à l’innovation, dont la concurrence est le nerf principal.Nous aurions tort, cependant, de nous réjouir trop vite, pour plusieurs raisons. En premier lieu, la politique "America First" encourage certains dirigeants politiques européens dans leur tendance naturelle vers le protectionnisme, tout particulièrement en France. La concentration des entreprises aux États-Unis peut également donner l’illusion que la voie royale est de constituer des géants européens, avec le soutien des États, ce qui a donné à un florilège de projets commençant tous par "Airbus de…".La politique "America First" protectionniste de l’administration Trump est défavorable à l’innovation, dont la concurrence est le nerf principal.La concentration observée aux États-Unis est bien le résultat d’une déficience de la politique de concurrence, tout particulièrement dans les secteurs traditionnels, mais aussi d’investissements massifs dans les technologies de l’information dans les domaines où, en raison de rendements croissants et de marché par nature mondial, "le gagnant prend presque tout", pour reprendre l’expression de David Autor et de ses co-auteurs dans leur article La chute de la part salariale et la montée des entreprises superstars (Quarterly Journal of Economics, 2019).Nous ferions bien de méditer cet angle : l’Europe est probablement capable de donner naissance à des géants mondiaux de la technologie, mais ceux-ci ne naîtront pas de politiques industrielles.Pour que l’Europe bénéficie véritablement de la perte de compétitivité annoncée par Thomas Philippon, il faut qu’elle résiste aux sirènes de l’interventionnisme des États, sous le couvert de politiques industrielles (souvent soutenues par les grandes entreprises, qui, on les comprend, ne refuseraient pas qu’on renforce leur pouvoir de marché), qu’elle maintienne une politique de concurrence rigoureuse et, last but not least, qu’elle investisse beaucoup plus dans la recherche de pointe, comme celle qui est financée par le Conseil Européen de la Recherche. Rappelons que les financements du Conseil Européen de la Recherche, qui a acquis une réputation internationale inégalée, ne représentent que 0,06 % du PIB de l’Union européenne. À ce stade, et malgré l’affaiblissement de la concurrence aux États-Unis, ceux-ci sont toujours loin devant en matière de recherche fondamentale comme d’innovation.Est-ce que la menace chinoise remet en cause la politique de concurrence aux États-Unis et en Europe ?THOMAS PHILIPPONCette question est quelque peu ambiguë. Dans un premier temps, je dirais que la politique de concurrence est en effet remise en cause par la Chine dans le sens où cette dernière (et la Russie d’ailleurs) pose des problèmes spécifiques dans le domaine de l’intelligence artificielle, du Big data et des réseaux sociaux. Cela justifie l’investissement de l’argent public dans ces domaines.Néanmoins, si la menace chinoise doit nous obliger à renforcer notre politique commerciale et la protection de la propriété intellectuelle, ce n’est pas exactement le cas pour notre politique de concurrence. Un marché concurrentiel est bon pour l’innovation et pour les consommateurs. Il n’y a donc aucune raison de diluer les règles de concurrence dans l’immense majorité des secteurs à cause de la Chine (comme celui des trains par exemple). C’est même l’inverse. Pour lutter contre la Chine, il nous faut créer des startups innovantes dans les services numériques.En réalité, la Chine est souvent utilisée comme excuse par les lobbyistes de tout bord pour justifier des politiques inefficaces. On le voit notamment aux États-Unis avec la 5G. Les grands monopoles utilisent la peur de la Chine, et la nécessité de gagner la course à la 5G, pour justifier des prix exorbitants. C’est évidemment faux et mensonger mais la paranoïa est telle à Washington que le message porte.Pour lutter contre la Chine, il nous faut créer des startups innovantes dans les services numériques.ÉRIC CHANEYJe suis tout à fait d’accord avec Thomas Philippon sur la nécessité d’une politique commerciale de l’Union européenne bien plus offensive, vis-à-vis de la Chine bien sûr, mais pas seulement. Des positions longtemps considérées comme contraires aux principes du libre-échange, comme la réciprocité en matière d’accès aux marchés publics, doivent être revisités. Si la Chine est loin d’avoir rejoint les pays occidentaux en termes de richesse par habitant, sa taille et la puissance de ses entreprises, qui bénéficient d’un accès privilégié au crédit des banques d’état chinoises, comme à leur propre marché intérieur, font que nous ne pouvons plus la considérer comme un pays en rattrapage, alors qu’elle n’est toujours pas véritablement une économie de marché –même si la concurrence peut y être extrêmement rude.Le cas de la 5G est intéressant, de ce point de vue, sans même évoquer le sujet très sensible de la sécurité. L’offre de Huawei est à la fois complète (par un large portefeuille d’acquisitions) et très compétitive. Les fournisseurs d’infrastructure télématique européens ont une offre au moins aussi performante techniquement, mais moins compétitive. En revanche, sur le marché chinois, c’est l’inverse : les prix proposés par Huawei sont supérieurs à ceux de la concurrence étrangère ! La raison de cette étrangeté est que Huawei a une garantie implicite des autorités chinoises de prendre une part de marché dominante de la 5G. Autrement dit, le consommateur chinois subventionne l’entreprise chinoise exportatrice. Rien de nouveau sous le soleil, les pays occidentaux ont pratiqué ce genre de préférence nationale même aux beaux jours du libre-échange - au 19e siècle - et le Japon, puis la Corée ont emprunté la même voie. La grande différence, bien sûr, est la taille des entreprises chinoises, que celle de leur marché intérieur ne peut que favoriser. Une politique de concurrence lucide se doit de prendre en compte ces éléments. Copyright : SPENCER PLATT / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 17/12/2019 Comment l’Europe peut faire basculer le monde vers la décarbonation Eric Chaney 09/12/2019 Face à une Russie plus agressive, l'Europe a besoin de l'Otan Dominique Moïsi