AccueilExpressions par MontaigneChina Trends #5 - Vivre avec le filtrage européen des investissements L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.04/06/2020China Trends #5 - Vivre avec le filtrage européen des investissements Asie EuropeImprimerPARTAGERAuteur Mathieu Duchâtel Directeur des Études internationales, Expert Résident L'Union européenne a adopté en mars 2019 un règlement établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers (IDE)1. Ce règlement crée un mécanisme de coopération fondé sur le partage d’informations entre la Commission et les États membres pour les IDE réalisés en Europe. Son entrée en application est prévue pour octobre 20202. Même si cet instrument européen n'est donc pas encore opérationnel, les entreprises chinoises à l’affût d’acquisitions en Europe opèrent déjà dans un environnement nouveau, caractérisé par une plus grande vigilance et de nouvelles régulations de filtrage adoptées à l’échelon national. Comment cette nouvelle donne affecte-t-elle leurs activités ? L'évolution de l’environnement réglementaire en Europe a-t-il un impact sur les relations politiques entre l’Union européenne (UE) et la Chine ?Le filtrage des IDE en EuropeLeng Shuai, doctorant à l'université Jiaotong de Xi'an, part d’une évaluation lucide des investissements chinois en Europe : il existe "une variété de pays et de secteurs destinataires, de cas de réussite et d'échec"3. Le MERICS et Rhodium calculent le montant des transactions chinoises en matière d’IDE en Europe à 12 milliards d'euros en 2019, soit une baisse de 33 % par rapport au niveau de 2018. La tendance générale est à la baisse depuis le pic de 2016, à 37,3 milliards d'euros4. Après cet appel à la prudence analytique face à un paysage des IDE chinois marqué par la diversité, Leng Shuai réfute l'opinion de certains autres observateurs chinois selon laquelle le filtrage européen des IDE ne serait qu'une réponse protectionniste contre les IDE venant de Chine via la création de "barrières" (壁垒). C'est le cas par exemple de Ye Bin, directeur de l’unité de recherche sur le droit de l'UE au sein du département des études européennes de l'Académie chinoise des sciences sociales (CASS). Il voit dans le filtrage des IDE un "protectionnisme commercial sélectif" (有选择性的贸易保护主义) et une approche incompatible avec le principe de libre circulation des capitaux tel qu’inscrit dans les traités européens5.Pour Leng Shuai, le filtrage des IDE harmonise les politiques d'investissement étranger en Europe et crée de la transparence, dans le but ultime de protéger les intérêts de sécurité de l’Europe. En parallèle, le règlement de l’UE empêche les États membres d'adopter une législation excessivement protectionniste, qui pourrait inverser la mondialisation.En d'autres termes, Leng Shuai considère que le système de l'UE génère une convergence sur une approche centriste et donc implicitement comme un développement positif. La Chine a mis en place dès 2011 son propre système de contrôle de sécurité pour les investissements étrangers. En effet, la construction d'un système à l'échelle de l'UE comble une lacune. Elle crée une unité intra-européenne là où il existait (mais pas dans tous les cas) des systèmes nationaux, rendant plus complexe la conclusion de négociations bilatérales sur les investissements. Bien entendu, la convergence ne sera pas absolue.Une fois le système de l'UE opérationnel, les entreprises étrangères devront se soumettre à un "contrôle en sandwich" (三明治式安全审查) au niveau de l'UE et au niveau national.Pour Leng Shuai, une fois le système de l'UE opérationnel, les entreprises étrangères devront se soumettre à un "contrôle en sandwich" (三明治式安全审查) au niveau de l'UE et au niveau national. Ainsi d’un point de vue chinois, il y a une différence de perspective entre l’approche macro de l’État, pour qui une régulation au niveau UE peut rendre moins complexe une négociation diplomatique, et la perspective d’une entreprise cherchant à investir en Europe, qui doit prendre en compte la régulation de l’UE et le niveau national.Se penchant sur la répartition des rôles entre la Commission et les États membres, Leng Shuai souligne que seuls les États membres ont le pouvoir de bloquer des transactions ou d'imposer des mesures correctives et des sanctions. Cela ne signifie pas que la Commission ne joue pas un rôle clé. Elle promeut la convergence et les meilleures pratiques, et soutient la construction, cruciale, d'un système de partage d’information sur les transactions. Il n’en demeure pas moins qu’elle ne possède pas de pouvoir exécutif sur les États membres. Quel est le périmètre du pouvoir de la Commission ? L'article 8.2 du règlement stipule que "l'État membre dans lequel l'investissement étranger direct est prévu ou réalisé tient le plus grand compte de l'avis de la Commission et fournit une explication à la Commission si son avis n'est pas suivi". En d'autres termes, selon Leng Shuai, l'ensemble du jeu de filtrage des IDE de l'UE consiste en fin de compte à exercer des "pressions politiques" contre des transactions spécifiques. L'analyse de Ye Bin va dans le même sens : il soutient que pour que la Commission puisse saisir le pouvoir de bloquer des transactions ou d'imposer des recours et des sanctions, il faudrait modifier les traités de l'UE - une interprétation erronée étant donné que les articles 206 et 207 du traité de Lisbonne donnent à la Commission une compétence exclusive sur les investissements étrangers directs, même si les modalités d’une approche sécuritaire des IDE ne sont pas abordées dans le traité. Entre la Commission et les États membres, la réalité politique prévaut, et Leng Shuai prévoit que la Commission cherchera simplement à accroître son influence sur la base du règlement.Un environnement européen dégradé pour les investisseurs chinois ?Dans le contexte de la grave récession économique qui s'annonce en Europe à la suite de la crise du COVID-19, la question de l'acquisition étrangère d'actifs stratégiques, déjà sensible, fait désormais l'objet d'une attention politique accrue. En mars, la Commission européenne a publié une communication fournissant des orientations aux États membres6, qui souligne l'importance de procéder à un filtrage des investissements, en précisant le "risque accru pour les industries stratégiques, en particulier - mais pas seulement, loin s’en faut - pour les industries liées aux soins de santé".Le quotidien financier Diyi Caijing fournit une analyse opportune de ce filtrage et des lignes directrices de la Commission dans le contexte de la crise du COVID-19.7 L'expansion des réglementations en Europe s'est faite par l'élargissement de leur champ d'application et/ou l'abaissement du seuil de déclenchement d'un processus de filtrage. Les analystes interrogés par le quotidien financier soulignent combien la baisse de la valeur des actions des entreprises européennes crée des opportunités d'acquisitions. Il s'agit d'un domaine pour lequel le screening des IDE ne s'applique pas, mais pour lequel une vigilance accrue est conseillée par Bruxelles.L'expansion des réglementations en Europe s'est faite par l'élargissement de leur champ d'application et/ou l'abaissement du seuil de déclenchement d'un processus de filtrage.Dans l'ensemble, le renforcement des réglementations européennes est logiquement perçu comme de plus en plus contraignant. C'est ce qui ressort des éditions 2019 et 2020 du "Rapport sur l'environnement des investissements dans l'Union européenne" (欧盟投资环境报告) du Conseil chinois pour la promotion du commerce international.8 Le rapport 2019 commence par une évaluation positive des relations d'investissement entre l'UE et la Chine, avant de relever un certain nombre de problèmes. Les critiques soulignent en particulier le manque de prévisibilité du processus de filtrage des investissements, étant donné qu'il n'existe pas de normes européennes pour déterminer si une transaction affecte la sécurité et l'ordre public. Cela augmente les "coûts de mise en conformité des entreprises" (增加了企业合规成本). L'enquête révèle une inquiétude généralisée. 85,34 % des entreprises interrogées craignent que l'examen européen n'entraîne un traitement inéquitable (不公平对待) des investisseurs chinois. Le rapport 2020 réitère la question du coût de la conformité des entreprises et dénonce un problème imminent de "réglementations excessives".Le rapport recommande de s'éloigner d'une approche de la sécurité étendue mais peu claire et d'adopter plutôt une "liste d'examen claire et exhaustive" (明确而穷尽的审查清单) qui créerait davantage de prévisibilité. Il recommande également, pour améliorer la transparence, la mise en service de canaux de communication pratiques pour les investisseurs étrangers, afin qu'ils puissent avoir une compréhension précise des politiques nationales pertinentes, en dessous du niveau de l'UE.Dans ce contexte, les analystes chinois se penchent également sur la marge de manœuvre qu'il reste pour les futures opérations de fusions et acquisitions (M&A). Meng Ji'an, partenaire du cabinet juridique international Hawking Luwei, conseille aux investisseurs chinois d'éviter les zones sensibles et de concentrer leurs investissements européens sur des secteurs tels que le commerce de détail et la mode. Le respect de la législation est important, et il vaut la peine d'envisager de commencer par les petites entreprises et les start-ups. Xu Liang, un autre associé du même cabinet d'avocats, conseille aux entreprises de considérer l'Europe centrale et orientale comme un bon point d'entrée, étant donné que les IDE y sont moins sensibles qu'en Europe occidentale.En effet, "tant que l'opération de fusion et d'acquisition s'inscrit dans le cadre de la légalité, son coût final et sa réalisation ou non ne seront pas la principale préoccupation du gouvernement". Leng Shuai énumère les secteurs couverts par le règlement de l'UE, qui invite la Commission et les États membres à évaluer l'effet d'une transaction particulière sur les infrastructures critiques, les technologies critiques et les biens à double usage ("y compris les technologies concernant l'intelligence artificielle, la robotique, les semi-conducteurs, la cybersécurité, l'aérospatiale, la défense, le stockage de l'énergie, les technologies quantiques et nucléaires, ainsi que les nanotechnologies et les biotechnologies"), les opérations ayant un impact sur la sécurité énergétique et alimentaire, l'accès aux informations sensibles, y compris les données personnelles, mais aussi l'impact en matière de liberté et de pluralisme des médias.85,34 % des entreprises interrogées craignent que l'examen européen n'entraîne un traitement inéquitable (不公平对待) des investisseurs chinois.Selon Xu Liang, la communication est importante pour monter les dossiers, et "une supervision stricte ne signifie pas que les investisseurs chinois n'ont aucune chance" (监管严格并不意味着中国投资者没有机会了). Une certaine marge d'optimisme est donc de mise pour les investisseurs chinois. Comme l'affirme Xu Liang dans une autre interview aux médias, la récente autorisation allemande de l'acquisition de Vossloh Locomotives par CRRC Zhuzhou Locomotive fin avril, est importante symboliquement et politiquement.9Certains commentateurs s'attendaient à ce que la transaction soit bloquée par les autorités réglementaires.Les prochains étapes : options juridiques et accord bilatéral d'investissement UE-ChineLeng Shuai explique que dans certains cas, la Cour européenne de justice (CEJ) pourrait intervenir pour soutenir la libre circulation des capitaux, telle que définie dans le traité fondateur sur le fonctionnement de l'Union européenne. Le traité a également défini la portée des mesures que les États membres peuvent adopter pour des raisons de sécurité nationale. La jurisprudence de la CJCE est un bon rappel que les mesures de sécurité nationale sont légales mais que dans certains cas, les États membres ont manqué aux obligations qui leur incombent en vertu du traité. Ye Bin considère également qu'il existe un équilibre juridique entre les mesures de sécurité nationale et la défense de la libre circulation des capitaux par la CJCE. En d'autres termes, du point de vue de Leng Shuai, il existe une voie juridique pour contester les décisions exécutives des États membres concernant une transaction particulière prise en vertu du règlement de l'UE sur l'examen des investissements.En général, Leng Shuai soutient que le règlement de l'UE sur le filtrage des investissements est un "sujet important" (重要议题) pour la négociation en cours de l'accord bilatéral d'investissement UE-Chine (AIB). Selon lui, le règlement confère à l'UE un "pouvoir de négociation proactif" (谈判的主动权). Toutefois, il ne s'agit pas d'un moyen de pression européen, et ce n'est certainement pas une monnaie d'échange. Leng Shuai soutient, à juste titre, que le règlement sur le filtrage des IDE devrait être considéré en Chine comme une "condition préalable et une base" (基础和前提) pour la négociation en cours. Publication en intégralité 1Commission européenne, "Entrée en vigueur du règlement de l'UE sur le filtrage des investissements étrangers", Communiqué de presse, 10 avril 2019, https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_19_20882RÈGLEMENT (UE) 2019/452 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l'Union, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:32019R0452&from=EN3Leng Shuai, "An appraisal of the EU Framework for screening foreign investment and countermeasures (欧盟外资监管和安全审查立法的评估与应对)",现代法学, Modern Law Science, Vol. 41, no. 6, novembre 2019, pp. 194-209.4Agatha Kratz, Mikko Huotari, Thilo Hanemann, Rebecca Arcetasi, "Chinese FDI in Europe: 2019 update", 8 avril 2020, https://www.merics.org/en/papers-on-china/chinese-fdi-in-europe-20195Ye Bin,《欧盟外资安全审查条例》与资本自由流动原则的不兼容性, (Incompatibility of the EU Regulation on Screening Foreign Direct Investment with the Principle of Free Movement of Capital), European Studies - 欧洲研究, Chinese Journal of European Studies, 2019, No. 5. http://kns.cnki.net/kcms/detail/Detail.aspx?dbname=CJFDTEMP&filename=OZZZ201905004&v=6Commission européenne, Orientations à l’intention des États membres concernant les investissements directs étrangers et la libre circulation des capitaux provenant de pays tiers ainsi que la protection des actifs stratégiques européens, dans la perspective de l’application du règlement (UE) 2019/452 (règlement sur le filtrage des IDE), https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52020XC0326(03)&from=GA7"Is the strengthening of the EU’s investment screening a temporary response to Covid or a structural change? (欧盟外资审查趋严,是疫情期间临时"防抄底"还是常态化?)", Diyi Caijing, 2 mai 2020, https://m.yicai.com/news/100616208.html8China Council for the Promotion of International Trade, "Report on the investment climate in the EU (欧盟投资环境报)", 25 avril 2019, http://www.ccpit.org/Contents/Channel_3434/2019/0425/1157693/content_1157693.htm9"The value of companies diminishes with Covid, do Chinese companies have opportunities for M&A abroad? (疫情下企业估值降低,中国企业海外并购"抄底"机会来了?)", Guoji Jinrongbao, 13 mai 2020, https://finance.sina.com.cn/wm/2020-05-13/doc-iirczymk1468368.shtmlImprimerPARTAGERcontenus associés 02/06/2020 China Trends #5 - La Chine se voit gagnante avec l'Europe François Godement 03/06/2020 China Trends #5 - UE-Chine, plus de soleil que de nuages Viviana Zhu 05/06/2020 China Trends #5 - Le 17+1, comment contourner les critiques Justyna Szczudlik