AccueilExpressions par Montaigne"Brain-dead" vu de Washington L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.06/12/2019"Brain-dead" vu de Washington États-Unis et amériquesImprimerPARTAGERAuteur Benjamin Haddad Directeur Europe de l’Atlantic Council It’s all about TrumpLa déflagration provoquée par l’interview donnée par Emmanuel Macron au magazine The Economist, à Washington comme dans les capitales européennes, force à reconnaître que le président de la République a mis à nu des tabous et hypocrisies du débat transatlantique. Comme souvent à Washington, le débat sur les propos de Macron est vu à travers une grille de lecture principale : Trump, et surtout la question de savoir s’il représente une tendance profonde de la vie publique américaine ou une parenthèse.L’establishment politique de DC, qui abhorre Trump, redoute que le reste du monde tire des conséquences trop durables de sa présidence. Convaincus (et espérant) que leur président est une aberration historique, ignorant les continuités avec son prédécesseur (sur le burden sharing avec les alliés, le pivot vers l’Asie, le refus de l’intervention en Syrie), mais aussi les changements plus structurels de l’ordre international, nombre d’analystes américains préfèreraient que les Européens fassent fi de leur président et attendent calmement la suite, le retour à la normale. Pire, la parole diplomatique devenant performative, l’interview d’Emmanuel Macron pourrait même précipiter le départ américain tant redouté du continent européen. "Il a raison mais il ne faut pas le dire" suggèrent ainsi de nombreux interlocuteurs en privé.Nombre d’analystes américains préfèreraient que les Européens fassent fi de leur président et attendent calmement la suite, le retour à la normale.Dans son interview comme dans son action diplomatique (ouverture à la Russie, veto à l’ouverture de l’adhésion de nouveaux membres de l’EU), Macron fait le pari inverse de l’élite intellectuelle de Washington : celui d’un monde qui a durablement changé ; où l’Europe doit accepter de se réconcilier avec les logiques de puissance et assumer son autonomie ; où l’universalisme libéral américain ou européen doit prendre en compte la réalité de ses échecs des dernières décennies.Il est en cela beaucoup plus en phase avec Donald Trump ou Elizabeth Warren qu’avec la Brookings Institution ou le Washington Post. Une désillusion pour ceux qui l’imaginaient en héraut de l’ordre libéral international, oubliant que son élection est aussi une conséquence du mécontentement des populations occidentales. Même certaines voix favorables à Macron aux États-Unis se sont focalisées sur la dimension anti-Trump de son argumentation. L’influent sénateur démocrate du Connecticut Chris Murphy rate ainsi l’essence du propos du président français en croyant le soutenir dans un tweet du 7 septembre : "Macron ne fait que dire ce que tout le monde sait. Chaque jour où il reste au pouvoir, Trump est un risque pour la sécurité globale. Les attaques constantes de Trump contre l’OTAN, et son indifférence envers les alliés, ont anéanti la confiance globale dans la sécurité collective. C’est un désastre."L’OTAN en état de mort cérébrale ?Au sein du microcosme des "transatlanticistes" de DC, le Président français était déjà sous le feu des critiques depuis l’opposition française à l’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE pour l’Albanie et la Macédoine du Nord. Des officiels français de passage à Washington ces dernières semaines ont ainsi pu être surpris de voir la Macédoine du Nord mentionnée à de nombreuses reprises au cours des entretiens avec des représentants du Département d’État ou de think tanks. L’interview à The Economist a ajouté une couche, en particulier avec l’utilisation du terme "brain-dead" pour illustrer l’Alliance Atlantique.Les critiques du Président montrent, chiffres à l’appui, que l’OTAN a été au contraire renforcée depuis le sommet de Varsovie de 2014, retrouvant un sens à sa mission avec l’invasion du Donbass et l’annexion de la Crimée. En effet, dans la dernière année d’Obama et les deux premières années de Trump, le budget alloué à la présence américaine en Europe de l’Est (European Deterrence Initiative - EDI) est passé de moins d’un milliard à 6,5 milliards de dollars, signe d’une continuité institutionnelle au-delà des atermoiements partisans. Le magazine Foreign Policy consacre quant à lui un article aux progrès réalisés par l’organisation ces dernières années : augmentation des budgets de défense de ses membres, une centaine d’exercices militaires en 2019, une mobilité militaire renforcée.Trois bémols s’imposent cependant face à ces observations légitimes. La tendance est déjà à la baisse. Dans le budget 2020, Trump a imposé une réduction de 10 % de l’enveloppe d’EDI pour financer la construction du mur au Mexique. Par ailleurs, une présidence démocrate risque de se focaliser sur les questions intérieures, en particulier si la gauche du parti l’emporte. Dans un article intéressant sur les risques d’une politique étrangère Warren, l’analyste de la Brookings Tom Wright souligne que l’extension du budget de défense, contenue au sein d’une enveloppe spécifique (Overseas Contigency Operations), annulable d’un trait de stylo du Président, risque de faire les frais du programme intérieur ambitieux de la Sénatrice du Massachusetts (assurance maladie universelle, suppression de la dette étudiante, démantèlement des GAFA et de grandes banques).Macron renoue paradoxalement avec des débats qui agitaient Washington avant 2014, depuis la fin de la Guerre froide sur le rôle de l’OTAN : lutte contre le terrorisme, out-of-area operations, alliance globale des démocraties, etc.Plus fondamentalement, Macron anticipe précisément la critique dans l’interview en reconnaissant que si l’institution se porte bien sur le plan opérationnel, c’est bien son pilotage politique, ses divisions avec des acteurs comme la Turquie, et ses priorités stratégiques qui posent question. En cela, Macron renoue paradoxalement avec des débats qui agitaient Washington avant 2014, depuis la fin de la Guerre froide sur le rôle de l’OTAN : lutte contre le terrorisme, out-of-area operations, alliance globale des démocraties, etc.Certains auteurs se réclamant de l’école réaliste défendent les propos du Président, reprenant les thèses de l’obsolescence de l’Alliance depuis la fin de la Guerre froide. Jacob Heilbrun, un critique des néoconservateurs et éditeur de la revue phare des réalistes, National Interest, signe un oped dans le Washington Post intitulé : "Emmanuel Macron a raison : l’OTAN est finie", allant jusqu’à affirmer : "le plus surprenant n’est pas que l’OTAN soit maintenue en vie artificielle. C’est plutôt qu’elle ait tenue jusqu’ici". "Eux vivent dans le passé"Rares sont ceux qui ont su dépasser la seule question de l’OTAN dans leur analyse de l’interview. Dans un article intitulé "Brain dead or not brain dead, that is not the question", Olivier-Remy Bel, fellow au Atlantic Council, rappelle que le propos de Macron, malgré la formule spectaculaire sur l’OTAN, vise avant tout à sortir les Européens de leur léthargie stratégique. C’est aussi ce que suggère Julie Smith, du German Marshall Fund, ancienne conseillère du Vice-Président Biden, dans Foreign Policy : "il veut réveiller les Européens".L’essayiste Damir Marusic, Executive Editor du American Interest, un critique des interventionnistes libéraux comme Robert Kagan et de la théorie du déterminisme démocratique, lie les propos sur l’OTAN au veto sur l’élargissement en indiquant dans un thread twitter éloquent qu’il s’agit avant tout "de réorienter profondément la façon dont les Européens pensent la politique étrangère. (…) Macron veut que l’UE arrête d’être un projet social tourné vers la rédemption de l’Humanité transcendant l’État nation, et qu’elle devienne une « puissance normale » sur la scène internationale". À l’inverse de l’historienne Kori Shake ou de la directrice Europe du think tank CSIS Heather Conley, Marusic refuse de ne voir dans la vision française qu’une résurgence de la tradition gaulliste à l’Élysée. C’est aussi le cas, de façon plus inattendue, de l’historienne du goulag et éditorialiste du Washington Post, Anne Applebaum, connue pour ses travaux très critiques à l’égard du régime de Poutine, qui indique dans une série de tweets : "Je comprends que Macron ennuie Merkel et les autres Européens, que les gens n’aiment pas l’écouter réfléchir à haute voix, que ce qu’il dit pourrait par inadvertance précipiter la destruction de l’alliance. Mais c’est lui le réaliste. Eux vivent dans le passé".Un miroir du débat européenLe débat washingtonien est un parfait miroir des non-dits du débat européen, avec lequel il fonctionne en vase communiquant permanent. Sur ces sujets, Washington fait de facto partie intégrante du débat européen, tant les liens avec les élites stratégiques dans de nombreux pays (Allemagne, Pologne, pays baltes, UK, etc.) sont denses, les passages d’experts et représentants officiels récurrents. Les craintes s’alimentent, les positions de déni se renforcent entre les deux rives de l’Atlantique. À cet égard, une stratégie pour réveiller les Européens ne peut faire l’économie d’une politique d’influence auprès du débat américain. Copyright : CHRISTIAN HARTMANN / POOL / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 20/11/2019 Emmanuel Macron – "l’Europe au bord d’un précipice" Michel Duclos 18/11/2019 Macron ou les dangers de l'arrogance en diplomatie Dominique Moïsi