AccueilExpressions par MontaigneAvoirs russes, la quadrature du cercle : comment financer l’effort de guerre ukrainien ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.19/03/2025Avoirs russes, la quadrature du cercle : comment financer l’effort de guerre ukrainien ? Coopérations internationalesImprimerPARTAGERAuteur Hugo Dixon Directeur éditorial, journaliste, économiste Auteur Lee C. Buchheit Professeur honoraire, Faculté de droit de l’université d’Édimbourg L’idée de confisquer les avoirs russes à l’étranger, qui atteignent environ 300 milliards de dollars, pour financer l’effort de guerre ukrainien, progresse dans le débat public. En témoignent le vote à l'Assemblée nationale, mercredi 12 mars, d’une résolution symbolique de soutien à l’Ukraine qui va en ce sens (adoptée à 288 voix pour, 54 contre), ou le communiqué des ministres des Affaires étrangères du G7, réunis à Charlevoix le 14 mars, qui se déclarent ouverts à “ l’utilisation de revenus extraordinaires provenant des actifs souverains russes immobilisés”. La confiscation des avoirs russes à l’étranger se heurte cependant à des objections juridiques ou de principe et au risque de compromettre l'attractivité des places financières où se trouvent actuellement ces avoirs. La tribune du grand journaliste britannique Hugo Dixon et d’un éminent professeur de droit spécialisé dans ces questions, Lee Buchheit, apporte une réfutation argumentée à ces objections. Ils avancent une alternative mettant en jeu un prêt aux Ukrainiens, garanti sur ce que devraient être les réparations russes ou à défaut, l’utilisation des avoirs russes. Une telle initiative des Européens aurait un grand impact tant auprès de Washington que de Moscou - et conforterait la détermination ukrainienne. Il en va d’utiliser les actifs gelés de la Russie pour aider l'Ukraine comme de faire cuire un œuf : plusieurs techniques sont possibles... La plus simple serait que les Européens saisissent les avoirs gelés pour les remettre à Kiev. Le montant pourrait atteindre 300 milliards de dollars si l’intégralité des fonds était remis à l'Ukraine.Mais la solution la plus simple n’est pas toujours la plus sage. Les Européens pourraient en réalité avoir intérêt à prêter de l'argent à l'Ukraine, et à garantir leur prêt sur la demande de réparations de guerre adressée par Kiev à Moscou, garantie elle-même gagée en dernier ressort sur ces avoirs gelés.Le 12 mars, l'Assemblée nationale française a voté en faveur de la saisie des avoirs russes gelés et de leur transfert à l'Ukraine - vote dont la portée demeure symbolique. Le gouvernement français paraît néanmoins sceptique : une telle décision ne serait-elle pas contraire au droit international ? Le risque, dès lors, ne serait-il pas d’inciter les investisseurs internationaux, en particulier la Chine et les pays du Golfe, à se méfier de l'euro et à abandonner cette devise pour mener leurs affaires ? Le président français n’est pas seul à se trouver en proie aux doutes : la Belgique, qui détient la plus grande partie des avoirs, est aux prises avec des scrupules similaires, tout comme l’Allemagne, qui est l’autre pays avec la France à en posséder des montants importants.Le 12 mars, l'Assemblée nationale française a voté en faveur de la saisie des avoirs russes gelés et de leur transfert à l'Ukraine.En revanche, la solution d’un “prêt de réparation”, qui consisterait à déployer les actifs russes au profit de l'Ukraine sans les confisquer, ne soulèverait pas les mêmes difficultés. À quoi pourrait ressembler un tel dispositif ?Voilà une possibilité : Les détenteurs d'actifs russes gelés prêteraient 300 milliards de dollars à l'Ukraine.Kiev utiliserait sa demande de réparations de guerre contre Moscou comme garantie.Une commission internationale d'indemnisation évaluerait la demande de dommages de guerre de l'Ukraine.Si le Kremlin refusait de payer, les prêteurs saisiraient leur garantie, héritant ainsi de la créance contre la Russie.Les prêteurs compenseraient ensuite cette créance avec les avoirs gelés. Un fondement juridique solideUn tel mécanisme est fondé sur deux principes juridiques bien établis. D'abord, un État qui en envahit illégalement un autre est tenu de payer des réparations pour les dommages de guerre qu’il fait subir. Ensuite, un créancier peut se dédommager de ses dettes impayées sur les avoirs d'un débiteur.Les partisans de la confiscation pure et simple s’appuient sur un fondement juridique totalement distinct : un pays a le droit de répliquer en cas d’invasion illégale de son territoire en prenant des contre-mesures. Un prêt de réparation ne soulève donc pas les mêmes doutes juridiques que ceux relevés par certains experts à propos de la doctrine des contre-mesures."Les États ne disposent-ils pas de l'immunité souveraine ?" répliquent encore certains, qui se réfèrent au principe de droit international selon lequel un État ne peut pas déclencher une procédure contre un autre État ou un agent diplomatique qui le représente. Certes, mais cette immunité n’est pas absolue, comme en témoigne d’ailleurs le gel des avoirs russes, qui n’aurait pas été justifié autrement.La doctrine de l'immunité souveraine n'exonère donc pas la Russie de son obligation, en droit international, de payer des réparations pour les dommages causés par son invasion de l'Ukraine. Elle affecte toutefois la capacité du créancier à user des recours juridiques pour recouvrer une telle dette. Mais toute la subtilité du mécanisme de “compensation” est qu'il n'est pas nécessaire de saisir les avoirs de la Russie par le biais d'une ordonnance du tribunal. Les prêteurs effectuent simplement une opération comptable interne, en compensant ce qui leur est dû par les actifs qu'ils détiennent.Moscou s'opposerait bien sûr à la compensation et lancerait probablement une action en justice pour récupérer ses actifs. Mais elle devrait prendre l'initiative - ce qui ne serait possible qu’après la décision d’un tribunal international jugeant qu’elle devait des dommages de guerre et avait refusé de les payer. Sa position juridique serait extrêmement faible.La base juridique du prêt garanti sur les réparations elles-mêmes gagées sur les avoirs confisqués est solide, et l'Allemagne, jusqu’à présent très réticente à l'idée de confisquer les avoirs russes, semble plus convaincue par cette version-là.La doctrine de l'immunité souveraine n'exonère donc pas la Russie de son obligation, en droit international, de payer des réparations pour les dommages causés par son invasion de l'Ukraine.C’est sans doute à une telle solution, celle du prêt garanti sur les réparations, que le nouveau chancelier allemand, Friedrich Merz, faisait référence en déclarant à The Economist, le 10 février dernier, qu'il était prêt à utiliser les avoirs pour aider l'Ukraine.Aucun risque pour l'euroQu'en est-il du deuxième motif d’inquiétude, à savoir que les investisseurs internationaux désertent l'euro ? Une telle crainte est exagérée. Si la Chine était vraiment inquiète à l’idée que ses propres actifs soient confisqués, elle les aurait retirés au moment de la décision, prise en mai 2023 à Hiroshima par le Groupe des Sept, de geler les actifs russes tant que Moscou n’aurait pas payé des réparations à l’Ukraine. Les gouvernements non occidentaux n'ont pas de devises alternatives suffisamment fortes dans lesquelles investir si le G7 agit de concert. On voit mal Pékin placer ses actifs en roubles ou en roupies…Un prêt garanti sur les réparations rassurerait aussi ceux qui craignent que la confiscation ne nuise à l'euro : le mécanisme proposé n'est pas une confiscation arbitraire d'actifs. Les actifs de la Russie ne seraient déduits de sa facture de réparation qu'après qu'une commission internationale d'indemnisation aura statué sur le montant de dommages et intérêts dus par Moscou et à condition que le Kremlin refuse de payer. Il resterait certes à concrétiser un tel tribunal dont Vladimir Poutine ne reconnaîtrait sans doute pas la légitimité. Mais l'Assemblée générale des Nations unies a voté en faveur de la création d'un mécanisme d'indemnisation, par 94 voix contre 14, ce qui va dans le sens de la création d'un tel tribunal. Un registre des créances a déjà été établi à La Haye à titre de mesure préliminaire.La mise en place d’une telle procédure est évidemment plus complexe que la saisie pure et simple des avoirs de la Russie pour les remettre à l'Ukraine. Mais l'un des avantages du prêt garanti sur les réparations est qu'il comporte plusieurs étapes - un prêt, un tribunal et la compensation des avoirs de Moscou si elle refuse de payer - dont chacune est transparente et justifiée. Le fait que l'ensemble du processus demande du temps pourrait également se révéler un avantage. Alors que le Prêt de Réparation devrait être mis en place immédiatement, la Commission Internationale d'Indemnisation prendrait plusieurs années pour statuer. Et ce n'est qu'après la compensation que la Russie pourrait intenter une action en justice.Il est également difficile de voir à quelle étape du processus un investisseur international tel que Pékin pourrait s'opposer. Il n'y aurait certainement aucun motif de s'opposer au prêt initial. S'il s'opposait au tribunal, il irait alors à l'encontre de l'opinion écrasante de l'Assemblée générale des Nations unies. En attendant, contester la compensation reviendrait à tenter de renverser un principe juridique fondamental utilisé quotidiennement dans le secteur bancaire mondial.L'un des plus fervents détracteurs de la confiscation des actifs russes a été la Banque centrale européenne, principalement parce qu'elle craignait l'impact sur l'euro.L'un des plus fervents détracteurs de la confiscation des actifs russes a été la Banque centrale européenne, principalement parce qu'elle craignait l'impact sur l'euro. Mais sa présidente, Christine Lagarde, a récemment nuancé ses propos, en déclarant que “toute décision devra être prise sur le fondement du droit international pour maintenir la confiance des autres investisseurs”. Le prêt de réparation répond parfaitement à cet objectif.L'effet de levier dans les pourparlers de paixCertains diront encore qu’il n’y a aucune raison pour que les Européens tentent tout de suite un coup d’éclat puisque l'Ukraine n'a pas besoin d'argent dans l’immédiat. Mais il serait irresponsable d'attendre le dernier moment pour agir, alors que les retards dans l'obtention de liquidités pour Kiev ont déjà compromis la situation sur le champ de bataille.De plus, l'un des objectifs du prêt de réparation est précisément de faire un coup d’éclat. L'Europe craint à juste titre que le président américain ne conclue un accord avec Poutine et ne le présente comme un fait accompli. Elle souhaite beaucoup disposer d'une place à la table des négociations pour protéger à la fois ses intérêts et ceux de l'Ukraine.Promettre de financer Kiev par le biais d'un prêt garanti sur les réparations pourrait aider à obtenir cette place. Après tout, l'Europe se taille la part du lion dans la détention des actifs et la majeure partie du prêt viendrait donc d’elle. Les États-Unis ne prêteraient qu'environ 5 milliards de dollars. Trump, qui a accusé l'Europe d'exploiter la générosité américaine, se verrait opposer un démenti qui ne manquerait pas de faire son effet.Un prêt, dont le montant pourrait atteindre 300 milliards de dollars, ne manquerait pas d’impressionner également Poutine, actuellement convaincu qu’il gagnera la guerre dans une stratégie d’usure. Mais avec une telle réserve de guerre, l’Ukraine aurait suffisamment de liquidités pour continuer à se battre pendant environ trois ans encore à son rythme de dépenses actuel. Elle pourrait même tenir plus longtemps que Moscou dans une guerre d’attrition, surtout si un prêt garanti sur les réparations était combiné à des sanctions plus strictes sur les revenus pétroliers du Kremlin. Après tout, la Russie fait déjà face à une forte inflation, des taux d'intérêt élevés et un nombre important de victimes sur le champ de bataille.En théorie, l'Europe pourrait se contenter de distribuer des liquidités au compte-gouttes à partir de ses ressources propres, au fur et à mesure des besoins de Kiev. Mais un tel apport de fonds ne donnerait pas à l'Ukraine le signal moral dont elle a besoin. Il ne donnerait pas non plus à l'industrie européenne de l'armement l'incitation nécessaire pour qu’elle s’équipe, monte en puissance et réalise des économies d'échelle. Sans compter qu'elle ne produirait pas l’effet de choc attendu sur Poutine ou Trump.De plus, l'Europe manque de liquidités et a besoin de fonds pour sa propre défense. Il sera déjà suffisamment difficile de réunir les fonds nécessaires à la guerre pour ne pas avoir à trouver en même temps de l'argent pour l'Ukraine. Dès lors, utiliser les actifs russes de manière juridiquement solide est indispensable. Disposer de fonds européens pour la défense européenne et de fonds russes pour la défense de l'Ukraine revêtirait à la fois une logique philosophique et un fort attrait politique.Utiliser les actifs russes de manière juridiquement solide est indispensable. Disposer de fonds européens pour la défense européenne et de fonds russes pour la défense de l'Ukraine revêtirait à la fois une logique philosophique et un fort attrait politique.Trump a nettement indiqué qu'il voulait la paix en Ukraine et a exercé une pression considérable sur l'Ukraine pour qu'elle accepte un cessez-le-feu. Les ministres des Affaires étrangères du G7 réuni à Charlevoix, au Québec, ont discuté, le 14 mars, de la possibilité d'imposer des coûts supplémentaires à la Russie, y compris par des sanctions, ainsi que d'apporter un soutien accru à l'Ukraine si Moscou n'acceptait pas un cessez-le-feu. Une façon évidente d'y parvenir est de menacer de donner beaucoup d'argent à Kiev si Moscou continue à se battre - et de tirer cet argent, même indirectement, des propres réserves du Kremlin. Ceci pourrait amener Poutine à venir à la table des négociations en adoptant une posture plus conciliante.Il reste néanmoins certain que l’Europe, en déployant les actifs russes comme une arme contre Moscou, doit veiller à ne pas marquer contre son propre camp. D’où l’importance d’un prêt garanti par les réparations, qui constitue une option plus sage que la confiscation pure et simple des avoirs gelés…Copyright image : Roman PILIPEY / AFP Volodimir Zelensky à Kiev, le 12 mars 2025ImprimerPARTAGER