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18/10/2024

Antibiorésistance : l'épidémie à traiter

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Antibiorésistance : l'épidémie à traiter
 Léo-Paul Caron
Auteur
Chargé de projets santé et protection sociale
 Margaux Tellier-Poulain
Auteur
Responsable de projets - Santé et Protection Sociale

"Les antibiotiques, c’est pas automatique" : le slogan rimé s’est imprégné dans les mémoires mais la surconsommation d’antibiotiques en France continue d’occasionner des milliers de victimes et des surcoûts pour le système de soin, en développant l’antibiorésistance. L’Europe et le reste du monde sont également concernés. Alors que le sujet a mobilisé les acteurs en marge de la 79e Assemblée générale des Nations-Unies, qui s’ouvrait le 10 septembre, et avant la "Semaine mondiale de sensibilisation contre l'antibiorésistance" qui se tiendra du 18 au 24 novembre, Margaux Tellier-Poulain et Léo-Paul Caron analysent les causes et les enjeux de l’antibiorésistance et rappellent la nécessité qu’il y a, pour les pouvoirs publics, à poursuivre leur mobilisation. 

Plus de 39 millions de personnes dans le monde pourraient mourir directement d'infections résistantes aux antibiotiques d’ici 2050, soit environ 1,91 million par an, selon une étude des universités d’Oxford et de Washington publiée le 17 septembre dernier dans la revue médicale internationale The Lancet. Cette estimation représenterait un bond de plus de 67 % comparé à 2021, venant confirmer la trajectoire ascendante observée depuis le début des années 1990 par l’antibiorésistance, c’est-à-dire le fait que des micro-organismes - bactéries, virus, parasites, champignons - deviennent résistants à des traitements antimicrobiens - typiquement antibiotiques - auxquels ils étaient auparavant sensibles. À ces effets directs sur la population mondiale s’ajoutent des conséquences indirectes ; ainsi l’antibiorésistance serait associée à environ 169 millions de décès entre 2025 et 2050, selon l'étude publiée dans The Lancet.

Selon le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE, 2023), l’antibiorésistance est causée par trois facteurs principaux : (1) la surutilisation et la mauvaise utilisation des antibiotiques en médecine humaine, (2) l’utilisation (abusive) d’antimicrobiens dans l’agriculture, notamment pour accélérer la croissance et éviter les maladies du bétail et (3) la pollution issue des secteurs des produits pharmaceutiques, de l’agriculture et des soins de santé, détectée en particulier dans les eaux usées. 

 L’antibiorésistance serait associée à environ 169 millions de décès entre 2025 et 2050.

Les causes de l’antibiorésistance et son essor ces dernières décennies en font un sujet prioritaire à l’échelle française, européenne et internationale.

Comme en atteste la déclaration politique adoptée par les Nations Unies le 26 septembre 2024 lors de la seconde réunion de haut niveau qui se soit tenue à ce jour sur le sujet, l’antibiorésistance constitue un enjeu majeur de santé publique et de prévention dont les citoyens, les professionnels et les pouvoirs publics doivent s’emparer davantage.

La France, par sa consommation d’antibiotiques, est confrontée à un risque d’antibiorésistance accru

La consommation d’antibiotiques est particulièrement prégnante en France où, dans 80 % des cas, ces derniers sont prescrits en soins de ville (par les généralistes et les dentistes principalement à 75.5 % et 12.5 % respectivement). Malgré un léger infléchissement lors de la pandémie, les taux de prescriptions ont repris une tendance à la hausse notamment pour les enfants de moins de 4 ans. Ainsi, les prescriptions et les consommations d’antibiotiques ont augmenté en 2022 à un rythme plus soutenu qu’en 2021, respectivement +16,6 % et +14,0 %. Cette forte utilisation d’antibiotiques font de la France le quatrième pays européen le plus consommateur de ces derniers. Outre l’enjeu de la consommation, la non observance des traitements antibiotiques doit elle aussi alerter car elle renforce les risques de résistance anti-microbienne. L’Institut Pasteur souligne ainsi que "l’usage abusif et trop souvent incorrect des antibiotiques conduit au développement de mécanismes de défense pour une bactérie, et ainsi échapper à leur action." Or, 41 % des Français interrogés dans un sondage Ifop pour Pfizer en 2019 indiquent prendre parfois leur traitement sur une durée inférieure à celle prescrite par le médecin, près de 6 Français sur 10 conservent dans leur armoire à pharmacie des antibiotiques non utilisés et 57 % indiquent utiliser les antibiotiques sans prescription disponibles chez eux. Chaque année en France, 12 000 décès sont ainsi causés par la non-observance des traitements selon l’observatoire Jalma.

Dans ce contexte et pour pallier ce phénomène, la France a dès 2002 lancé une campagne de sensibilisation menée par la CNAM : "les antibiotiques c’est pas automatique". Cette dernière visait à informer les Français sur les cas pour lesquels l’utilisation d’antibiotiques n’est pas utile (tel qu’en cas de grippe par exemple). Ces campagnes se sont poursuivies depuis. La dernière utilisant comme slogan "Les antibiotiques, bien se soigner c’est d’abord bien les utiliser" en 2023. En parallèle de ces missions de sensibilisation, plusieurs feuilles de route ont été mises en œuvre dès 2016. La dernière pour 2023-2033 s’inscrit dans le cadre de la "Stratégie nationale 2022-2025 de prévention des infections et de l’antibiorésistance en santé humaine" qui visait à répondre à trois objectifs : "prévenir les infections courantes grâce à des gestes du quotidien et à la vaccination, réduire le risque d’infections associées aux soins et préserver l’efficacité des antibiotiques, en ne les utilisant que quand ils sont absolument nécessaires et en suivant les recommandations." La feuille de route affirme l’importance du développement de la recherche dans cette perspective ainsi que l’établissement d’indicateurs de surveillance intégrés "Une seule santé" Depuis 2021, l’initiative PROMISE fait ainsi travailler en collaboration les acteurs de la santé humaine, animale et des écosystèmes, afin de mieux appréhender les liens entre l’antibiorésistance et les atteintes à l’environnement. Cette étroite coopération vise également à mettre en place un système de surveillance adapté et harmonisé. Par ailleurs, la DREES a mis à disposition un outil de datavisualisation basé sur des indicateurs indirects de prescription afin d’évaluer la pertinence des prescriptions d’antibiotiques des médecins généralistes. Face à ces avancées, les chiffres appellent tout de même un renforcement des mesures de prévention pour améliorer la connaissance du phénomène par le plus grand nombre.

Selon l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé (ANSM), la surconsommation d’antibiotiques en France engendre une dépense supplémentaire pour le système de santé français, par rapport à nos voisins européens, qui varie de 70 à 440 millions d’euros par an, selon le scénario retenu (scénario 1 : Consommation moyenne d’antibiotiques mesurée en ville dans l’ensemble des pays européens, scénario 2 : Consommation moyenne des 12 pays européens les plus développés, scénario 3 : Consommation moyenne des trois pays les plus "vertueux", en termes de consommation antibiotique).

La surconsommation d’antibiotiques en France engendre une dépense supplémentaire pour le système de santé français, par rapport à nos voisins européens,

Une autre étude de 2018 corrobore ces chiffres. L’antibiorésistance aurait ainsi entraîné un coût global de 109,3 millions d’euros à la France en 2015.

En France, l’antibiorésistance, étant donné ses conséquences néfastes, doit donc être érigée en priorité pour les politiques publiques ces prochaines années. Maladies plus longues et plus difficiles à soigner, complications, utilisation de médicaments plus puissants et plus chers pour arriver à soigner, risques plus élevés lors d’interventions médicales, pour lesquelles les antibiotiques sont indispensables pour réduire les risques infectieux sont autant de défis à surmonter dans un système de santé qui fait face à l’antibiorésistance. 

Bien que le cas de la France soit particulièrement notable dans le cadre de la consommation accrue des antibiotiques en Europe, la problématique de la transmission et de la dissémination de la résistance est globale et nécessite une approche qui le soit également.

L’antibiorésistance, une pandémie létale et silencieuse qui progresse au niveau mondial depuis les années 1990

Au-delà des enjeux nationaux, l’ampleur de l’antibiorésistance en fait un enjeu mondial. D’une part, ayant causé environ un million de décès par an dans le monde entre 1990 et 2021, la hausse de la prévalence du phénomène a conduit les Nations Unies en 2024 à considérer l’antibiorésistance comme la troisième cause de mortalité dans le monde, soit "une cause de mortalité plus importante que le sida et le paludisme" (PNUE).

D’autre part, l’antibiorésistance ne connaît pas de frontières. Les populations à risque sont nombreuses : infections causées par le manque d’accès à l’eau potable, surinfections dues à des services de soins en difficulté, diagnostics tardifs ou erronés, exposition aux risques de pollution ou encore surutilisation des antibiotiques ont des effets directs sur la hausse de l’antibiorésistance observée en population générale. 

L’Europe est elle aussi très affectée par l’antibiorésistance, qui y serait directement responsable de 133 000 décès chaque année et où elle serait associée indirectement à 541 000 décès. Le coût économique total serait ainsi estimé à environ 11,7 milliards d’euros par an du fait de l’augmentation des dépenses de santé et des pertes de productivité de la main-d'œuvre. Dans ce contexte, la France exerce un rôle clef dans la lutte contre l’antibiorésistance à l’échelle européenne. En 2017, l’Inserm, avec l’appui de la Direction générale de la Santé du ministère chargé de la Santé, a piloté la première édition de l’action conjointe européenne sur l’antibiorésistance et les infections associées aux soins (EU-JAMRAI). Puis, lors de la Présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE, du 1er janvier au 30 juin 2022), la France avait choisi de mettre l’antibiorésistance sur le devant de la scène lors d’une conférence ministérielle "Une seule santé"dédiée à l’antibiorésistance, le 7 mars 2022 à Paris.

La hausse de la prévalence du phénomène a conduit les Nations Unies en 2024 à considérer l’antibiorésistance comme la troisième cause de mortalité dans le monde,  soit "une cause de mortalité plus importante que le sida et le paludisme".

Devenue un thème incontournable de la diplomatie sanitaire depuis la création en novembre 2020 du Groupe mondial de dirigeants sur l’antibiorésistance, l’antibiorésistance est abordée à travers une nouvelle approche "Une seule santé", qui soutient que la santé des humains, des animaux et de l’environnement est intrinsèquement liée. Cette approche holistique est incarnée par la coopération et coordination institutionnelle entre l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA), l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le PNUE.

Le 26 septembre dernier, à l’issue d’une réunion de haut niveau spécifique lors de sa 79e Assemblée générale, les Nations Unies ont marqué leur engagement contre la progression de l’antibiorésistance par l’intermédiaire d’une déclaration politique aux ambitions multiples :

- La création d’un groupe d’experts indépendants sur l’antibiorésistance (avec des principes scientifiques et un mode de fonctionnement similaire au groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, le "GIEC") ;
- La réduction de 10 % des décès causés par l’antibiorésistance d’ici 2030, soit 4,95 millions de personnes ;
- L’engagement d’un financement "catalytique" (versements de fonds publics visant à mobiliser des investissements privés plus importants) atteignant la somme totale de 100 millions de dollars américains en soutien aux pays à faibles et moyens revenus, afin qu’au moins 60 % des pays soient dotés de plans d’action nationaux sur l’antibiorésistance d’ici 2030.

Néanmoins, ces engagements ne peuvent se suffire à eux-mêmes compte tenu de l’absence de contrainte juridique de la déclaration politique de laquelle ils sont issus. C’est pourquoi il est nécessaire de visibiliser davantage les enjeux de santé publique liés à l’antibiorésistance auprès des médias, des citoyens, des décideurs publics et des professionnels et ainsi accroître les efforts de prévention. En effet, la même étude publiée dans The Lancet en septembre dernier qui alertait sur la future hausse des cas d’antibiorésistance rappelle que ses effets directs et indirects sur la population mondiale ne sont pas une fatalité, et qu’une amélioration du traitement des infections et de l'accès aux antibiotiques pourrait ainsi éviter 92 millions de morts dans le monde de 2025 à 2050. Les vecteurs de l’antibiorésistance étant multiples (habitudes de santé, enjeux agricoles, pollutions industrielles), ils nécessitent une forte vigilance de chacun afin d’en limiter la progression.

"Si on les utilise à tort, les antibiotiques deviendront moins forts" : au-delà d’une devise connue du grand public, l'antibiorésistance est une réalité qui doit être au cœur de la décision politique de notre siècle. Son impact à long terme nécessite une stratégie avec des objectifs clairs et portés de façon interministérielle. La pluriannualité, là encore, doit être au cœur de l’élaboration d’une politique ambitieuse à l’échelle nationale et au centre de la structuration d’une coopération efficace à l’international pour contrer ce phénomène. La diplomatie sanitaire, souvent mise en lumière par la lutte contre les pandémies virales, ne doit pas éclipser les besoins de collaboration sur ce sujet majeur. Là aussi, mettre en commun les connaissances scientifiques ainsi que les bonnes pratiques et bâtir une action coordonnée sont essentiels. C’était tout l’enjeu de la mobilisation internationale en marge de la 79e Assemblée générale des Nations Unies, qui se poursuivra du 18 au 24 novembre à l’occasion de la "semaine mondiale de sensibilisation contre l'antibiorésistance". Ce signal fort doit perdurer à l’avenir et la France, mobilisée par le passé, pourra prendre toute sa part dans les discussions futures sur le sujet.

Copyright image : Sebastien BOZON / AFP

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