AccueilExpressions par MontaigneAllemagne – la fin de l’innocenceL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.04/10/2019Allemagne – la fin de l’innocence Union Européenne EuropeImprimerPARTAGERAuteur Roderick Kefferpütz Analyste politique et écrivain indépendant La récession qui menace actuellement l’Allemagne est le signal d’une crise structurelle de grande ampleur. Pour Roderick Kefferpütz, l’Allemagne décroche sur le plan des nouvelles technologies, dépend massivement des exportations et fait preuve de naïveté sur la scène internationale. Le modèle allemand apparaît désormais "hors du temps". Un regard allemand sur les incertitudes d’un pays encore puissant, en proie aux grands bouleversements du monde.L’Allemagne a le sentiment de vivre les derniers moments de son âge d’or. Le pays ne s’est jamais aussi bien porté : les livres de commandes sont pleins, le taux de chômage atteint l’un de ses plus bas niveaux, et l’Allemagne qui entame sa dixième année de croissance consécutive vit sa plus longue période d’expansion depuis le Chancelier Ludwig Erhard. Et pourtant, le miracle économique touche à sa fin : les nuages s’accumulent au-dessus du ciel allemand.En juin dernier, la production industrielle a diminué de 5 % et les exportations de 8 % par rapport à l’année passée. Le climat des affaires s’assombrit et de plus en plus d’entreprises ont recours au travail partiel. Les appels aux mesures de relance trouvent de plus en plus d’échos et tout le monde parle de la récession à venir… Le terme de "récession" apparaît désormais dans les moteurs de recherche allemands avec la même fréquence que durant la crise de 2008.Cette prise en compte ne permet pas de cerner pleinement les contours du problème. L’Allemagne est loin d’être au seuil d’une crise conjoncturelle dont l’ampleur et la durée resteraient inconnues ; elle entre aujourd’hui dans une crise de structure. L’Allemagne jouit d’un présent qui appartiendra bientôt au passé. L’ordre économique dont elle a bénéficié est en train de disparaître et l’Allemagne vacille sur ses bases, au milieu du monde qui advient.Le cœur de notre industrie date de l’époque impérialeConsidérons tout d’abord le caractère archaïque de l’économie allemande. Les grandes entreprises allemandes du 20ème siècle sont aujourd’hui fragilisées. L’industrie automobile, empêtrée dans le scandale des gaz d’échappement, ne parvient pas à produire des voitures électriques à grande échelle. ThyssenKrupp, cette icône de l’industrie, vient de sortir du DAX, l’index qui recense les 30 plus grandes entreprises allemandes, et les grandes banques allemandes ne sont plus que l’ombre d’elles même. Bayer est en état de crise depuis que le rachat de Monsanto a remis au goût du jour l’adage "stupid german money"...L’Allemagne est loin d’être au seuil d’une crise conjoncturelle dont l’ampleur et la durée resteraient inconnues ; elle entre aujourd’hui dans une crise de structure.Le cabinet de conseil EY a publié une liste des entreprises cotées en bourse les plus dynamiques et comparé leurs croissances. Conclusion : les entreprises allemandes représentant nos principales branches industrielles – Automobiles, Machine outils – sont des industries issues de l’époque impériale. Comment pourraient-elles concurrencer les appétits des jeunes entreprises du numérique issues de la Silicon Valley ou de Shenzen ? Notre avancée technologique disparaît progressivement et à travers cette évolution, c’est notre compétitivité qui est menacée. Selon Adam Posen, Chef du Peterson Institut de Washington, la position de l’Allemagne évolue sur la chaîne de création de valeur vers le bas et non vers le haut. Pour ce qui concerne la numérisation de l’industrie ou de l‘intelligence artificielle, l’Allemagne est déjà sur le point de décrocher. Nous avons l’impression de quitter une époque technologique que nous avons profondément marqué de notre empreinte, pour entrer dans une époque nouvelle dans laquelle nous n’avons plus aucun rôle à jouer. Lorsque la Chine éternue, nous avons des frissonsConsidérons ensuite le déclin du commerce international. Nous sommes les principaux bénéficiaires du système commercial tel qu’il existe aujourd’hui. Nos entreprises sont implantées sur tous les continents et considèrent le marché mondial comme leur terrain de jeu naturel. Les 30 plus grandes entreprises allemandes réalisent 80 % de leurs revenus à l’étranger. Nous sommes les champions du monde de l’export et nous en sommes fiers. Mais cette propension à exporter nous rend démesurément dépendants de la situation internationale. Des millions d’emplois industriels dépendent en Allemagne de la vitalité du commerce international. Et lorsque l’économie chinoise éternue, nous sommes pris de frissons.Le renforcement du protectionnisme et la guerre commerciale touchent au cœur le modèle allemand. Les chaînes de valeur sont désormais sous pression et commencent à se diviser. Les courants commerciaux se transforment et l’OMC vit l’une de ses dernières crises d’existence. Ray Dialo, le fondateur du fonds Bridgewater Associates parle d’un changement de paradigme au niveau mondial. "Nous sommes vraisemblablement les témoins de la fin de la mondialisation" affirme Neil Shering, Chef économiste de Capital Economics, dans une note à ses clients. Le monde se divise désormais en blocs économiques rivaux. L’ordre commercial international se dissout progressivement comme du sucre dans l’eau, mettant en crise le modèle économique allemand basé sur ses exportations.L’esprit du marché ouvert est mortConsidérons enfin la façon dont l’économie se mêle à la politique. L’esprit libéral et le rêve d’un marché ouvert, qui avait si fortement déterminé le tournant des années 2000 est mort aujourd’hui. L’économie mondiale est entrée dans sa phase géopolitique. Les sphères de la sécurité et de l’économie sont de plus en plus liées ; on ne parle plus simplement d’économie mais de géo-économie, car c’est sur ce terrain que les Etats-Unis et la Chine transposent aujourd’hui leur rivalité.Ce à quoi nous assistons, c’est "la logique de la guerre transposée en termes économiques" (Luttwak), où s’appliquent d’autres règles et d’autres moyens que ceux que nous connaissions. Il s’agit moins de troupes, d’artilleries et de manœuvres militaires, que de zone d’influences commerciales, de domination technologique, de prises de participation hostiles dans les entreprises, de guerre des monnaies et de maîtrise des matières premières... Le contrôle américain des produits de haute technologie chinois, la route de la soie voulue par Pékin, les possible sanctions américaines contre le projet Nord Stream II, toutes ces mesures poursuivent des intérêts géostratégiques évidents.La nouvelle normalitéNous sommes aujourd’hui confrontés à une nouvelle réalité, qui détruit la compréhension que les Allemands avaient de leur économie. En Allemagne, la politique économique est seulement envisagée du point de vue commercial, et non comme un moyen pour la poursuite d’objectifs stratégiques. Les Allemands pensent de façon mercantiliste et non de façon militaire, rejetant largement le mélange entre politique économique et Affaires étrangère. Lorsque le Président Horst Köhler prit le risque en 2010 d’affirmer qu’un pays de la taille de l’Allemagne, orienté vers le commerce extérieur et largement dépendant de celui-ci, devait être prêt à intervenir militairement pour protéger ses intérêts économiques, il fut contraint de démissionner.Nous avons besoin d’un changement de culture stratégique, intégrant la politique économique dans un raisonnement géopolitique plus global. Il est temps que l’Allemagne perde son innocence.Encore aujourd’hui, nous avons du mal à reconnaître qu’il est de notre intérêt de sécuriser les routes maritimes, à commencer par le détroit d’Ormuz. Nous avons besoin d’un changement de culture stratégique, intégrant la politique économique dans un raisonnement géopolitique plus global. Il est temps que l’Allemagne perde son innocence.L’Allemagne est au centre de bouleversements politiques et économiques majeurs. Il s’agit d’un pays dont les entreprises sont traditionnelles et mécaniques à l’heure du numérique. C’est un pays dépendant des exportations dans un moment de contraction du commerce international. Un pays qui croit aux enseignements de la théorie économique pure, alors qu’il se trouve au milieu d’une nouvelle Guerre Froide. Un pays qui, en s’accrochant à ses principes de discipline budgétaire, court à sa perte, comme l’exprimait Annalena Baerbock, Co-Présidente des Verts.La récession à venir est le signal d’une crise structurelle plus grave. Elle rappelle le dialogue d’un roman d’Hemingway (Fiesta) : "Comment est tu devenu ruiné ? – de deux façons : au départ de façon progressive. Et puis, soudainement". Ce n’est pas avec de simples mesures de relance budgétaires que nous pourrons régler ce problème. Nous avons besoin d’investissements de long terme et d’une politique économique qui ne se contente pas de combattre les symptômes négatifs de notre modèle, mais pose les bases de la croissance de demain. Avec l'aimable autorisation du Zentrum Liberale Modern (publié le 18/09/2019)Copyright : Andrew CABALLERO-REYNOLDS / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 09/09/2019 Alors, cette récession, elle vient ou elle vient pas ? Eric Chaney 31/01/2019 Comment l’industrie allemande veut répondre à la Chine François Godement