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31/01/2019

Comment l’industrie allemande veut répondre à la Chine

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Comment l’industrie allemande veut répondre à la Chine
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Comment répondre à la concurrence de l’économie de commandement ("state-controlled economy") chinoise ? Un récent rapport de la Fédération des industries allemandes (BDI) aborde de front la question de la réplique à un système si éloigné de l’économie de marché. Ses préconisations ont fait grand bruit en Allemagne – et à peu près aucun en France. Et pourtant, il y a là matière à méditer aussi pour l’industrie française, les politiques publiques et tout simplement l’harmonisation ou la coordination des positions française et allemande dans le cadre européen.
 
Décortiquons donc ce texte qui, dans ses audaces comme dans ses hésitations, exprime bien le choc que l’Allemagne anticipe à partir de la poussée de la Chine et de ses entreprises. Une Chine sous la tutelle non négociable du Parti communiste. En dépit des avantages théoriques de notre économie de marché, le système chinois mobilise efficacement les ressources au service d’objectifs économiques et politiques précis. Les distorsions de concurrence qui en résultent ont "des conséquences massives pour l’Europe et les marchés tiers". La Chine préserve un statut outrancier et dépassé d’économie en voie de développement au regard de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

La force du rapport du BDI repose aussi sur un diagnostic réaliste : le modèle autoritaire chinois s’appuie sur des bases antithétiques de l’économie sociale de marché européenne, et il profite de certaines règles internationales déficientes ou dépassées. Cela lui assure des succès. Au point que le BDI reconnaît aujourd’hui un second danger : celui de voir les Etats-Unis casser les instruments et règles internationales du commerce. C’est "une ligne ténue" qui sépare toute réponse à la Chine d’un repli protectionniste, reconnaît le BDI. 
 
Faut-il parler plutôt de "ligne de crête" ? Le BDI fait preuve d’audace calculée dans certains domaines, et récuse par contre avec force d’autres initiatives qui bouleverseraient nos règles. Mais parfois, il est aussi ambigu ou contradictoire – révélant sans doute un certain trouble chez ses adhérents ? Disons-le pourtant, c’est une des plus fortes contributions vues depuis longtemps au débat de stratégie européenne face à la pression chinoise. Seuls ceux qui ne s’expriment pas ne commettent jamais d’erreur…

Il faut une politique industrielle européenne, à l’égal d’objectifs tels que le climat ou la protection des consommateurs.

Les audaces donc. On ne peut se contenter de dénoncer les entorses chinoises à la concurrence ou les méfaits de l’intervention étatique généralisée. La réponse ne passe pas seulement par un volet défensif, ou par l’éloge de l’économie de marché et de la concurrence. Elle suppose des efforts massifs et pan-européens sur nos infrastructures, sur le système éducatif et sur la recherche dans les industries du futur. L’Allemagne doit rechercher des compromis d’intérêts avec les autres Européens – et donc parfois se remettre en question – pour faire prévaloir des politiques à l’échelle de l’Europe : "On ne peut plus adopter des voies d’action nationales isolées".

Il faut une politique industrielle européenne, à l’égal d’objectifs tels que le climat ou la protection des consommateurs. Il fautencourager et non dissuader la formation de champions à l’échelle européenne. Les budgets européens doivent être augmentés – à commencer par un doublement (à 160 milliards d’euros) du budget de la recherche, mais aussi pour les réseaux d’énergie, de transport et de l’économie digitale. Il faut une vision européenne "analogue à celle de la mission américaine vers la Lune" en son temps.

Arrêtons-nous sur ce dernier exemple : plus que la création du réseau 5G, le BDI met en exergue un mouvement vers une "économie européenne à l’hydrogène". L’exemple est significatif car, s’il ne repose pas nécessairement sur un pilotage des développements industriels, il suppose un très fort investissement public initial dans des réseaux qui n’existent pas encore – donc une vision, et bien un choix de technologie à long terme de la part de la puissance publique. Entre les lignes, le BDI suggère que la mobilité électrique sera bientôt la bataille d’hier : la Chine l’a déjà gagnée, par son soutien à l’industrie des batteries, et par son investissement important dans les stations d’alimentation. Ce que le BDI suggère, c’est une initiative volontariste à l’échelle européenne pour la fabrication, le stockage et la distribution de l’hydrogène, carburant d’après-demain et successeur du pétrole et de l’électricité. On est très loin avec cette idée du marché comme seul arbitre. L’exemple est central. Il concerne le cœur de l’industrie de consommation allemande – l’automobile – et il implique aussi une prise de responsabilité politique et financière des Etats au moins aussi importante que ne le fut le Federal Highway Program américain en son temps.

Si la Chine prend l’avantage dans certaines industries du futur, relève le BDI, c’est à cause des efforts étatiques consentis, d’une réglementation minimaliste (conduisant, le BDI le reconnaît, nombre d’industries à tester leurs projets pilotes, par exemple pour la conduite autonome ou pour l’usage du big data, en Chine). On pourrait y ajouter l’intégration des biens de consommation dans des schémas futurs d’investissement public : routes digitalisées et stations électriques, faisant d’une voiture un smartphone à quatre roues. 

Il ne s’agit pas de "contenir" la Chine ou de créer des freins aux échanges technologiques.

Des propositions importantes suivent : celle d’une interaction poussée entre industries civiles et militaires, à la fois pour ses avancées disruptives et pour la cybersécurité, celle d’une immigration qualifiée, ainsi qu’un marché digital unifié. Tout un volet politique concerne le renforcement d’une Europe qui "doit être plus sûre d’elle-même" : il faut en finir avec les résolutions européennes a minima… Cela inclut une coordination transversale, en particulier entre Allemagne, France et Italie sur les politiques industrielles, une présence politique et militaire plus active en Asie – le gouvernement allemand, qui est en-deçà de la main sur ce plan, appréciera ! Cela suppose aussi un mouvement plus rapide pour faire entrer dans l’UE les candidats des Balkans – en passe de devenir la tête de pont chinoise à l’intérieur de l’Europe.
 
Sur tout le volet des réponses commerciales, le BDI appuie sur l’accélérateur : dispositions antisubventions nouvelles, notamment pour les services, extension des règles de concurrence aux acteurs et aux investissements d’origine extra-européenne, y compris en perçant l’opacité de systèmes qui masquent l’unicité des prises de décision chez un partenaire comme la Chine, coordination des positions avec les autres pays d’économie de marché – y compris les Etats-Unis en dépit des divergences connues.

Il faut espérer que l’industrie française saura fédérer des réponses à l’échelle de l’Europe.

C’est tout de même avec ces derniers que le BDI marque une ligne rouge : il ne s’agit pas de "contenir" la Chine ou de créer des freins aux échanges technologiques(sauf sur des sujets de sécurité et d’ordre public). Le "découplage" n’est pas une option : le BDI redoute la rupture des chaînes de valeur qui ont fait le succès de l’industrie allemande (et d’autres…). Il récuse le dirigisme industriel, refuse l’extension du contrôle des investissements aux industries d’avenir.

On peut aussi relever que le BDI reste timide sur les points concrets où ce qui est bien un modèle allemand, comme il y a un modèle chinois, doit composer avec d’autres réalités en Europe : comment solidifier l’unité communautaire menacée par le Brexit et par les désillusions de l’économie de marché, le BDI ne le dit pas. Surtout, certaines des ambiguïtés du rapport révèlent un trouble plus profond.
 
Ainsi, le BDI propose de lutter contre les subventions des autres, celles de la Chine en tête, mais il demande aussi d’augmenter la pratique des "clauses d’alignement" pour les appels d’offre où une partie non-européenne bénéficie visiblement de subventions. Il demande aussi la hausse des "couvertures Hermès" allemandes – garanties à l’exportation, y compris pour les PME du Mittelstand et pour de petits contrats. Son insistance même sur les normes les plus élevées dans les appels d’offre européens est aussi une forme de défense des fournisseurs les plus avancés que les économies européennes à la périphérie n’apprécieront pas nécessairement. Le BDI reconnaît aussi la pression des "intérêts à court terme" : on le devine, ses entreprises adhérentes ne refusent pas une bonne affaire quand elles en voient une en Chine…
 
Dans ce qui précède, on a bien une hésitation entre la réponse concurrentielle à la Chine et ce qu’on pourrait appeler une réplique en miroir – le retour à un état pratiquant des politiques industrielles et prenant à ce titre des paris sur les choix technologiques, par exemple. Plutôt que de chercher à s’appuyer sur ces ambiguïtés pour un retour au colbertisme, il faut espérer que l’industrie française saura fédérer des réponses à l’échelle de l’Europe, en profitant de ce qui est aussi, de la part du représentant corporatif de l’industrie allemande, un exceptionnel aveu de trouble devant la concurrence systémique et la stratégie chinoise de conquête économique.

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