AccueilExpressions par MontaigneAlep, notre honte à tous !L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.10/10/2016Alep, notre honte à tous !ImprimerPARTAGERAuteur Institut Montaigne Une tribune publiée en exclusivité dans Les Echos.La reprise de Mossoul en Irak par la coalition occidentale ne saurait compenser la défaite morale et géopolitique de nos démocraties face au martyre d'Alep, symbole de l'usage excessif de la force par la Russie en Syrie.Alep et Mossoul sont séparés de 626 kilomètres. Une distance qui peut être accomplie en un peu plus de huit heures, précise un guide touristique qui ne prend visiblement pas en compte les événements tragiques qui unifient et éloignent la deuxième ville de Syrie et la "capitale" de Daech en Irak. Aujourd'hui, me dit un haut gradé de l'armée française, "la seule question est de savoir laquelle de ces deux villes tombera en premier". Il s'agit bien sûr d'un questionnement factuel et cynique qui ne prend pas en compte la dimension humaine de la tragédie d'un caractère exceptionnel qui se déroule sous nos yeux à Alep. De fait, le sort de ces deux villes peut être perçu comme un parfait résumé des drames du Moyen-Orient. C'est aussi un condensé des contradictions sinon des incohérences de la position des pays occidentaux dans la région, au premier rang desquels, les États-Unis. N'y a-t-il pas, en effet, comme un fil conducteur d'une implacable logique entre le sort de ces deux villes ? Pour reprendre à Daech sa "capitale" en Irak, il faut bien se résigner à voir le régime de Bachar Al Assad reconquérir par tous les moyens la totalité d'Alep. Le combat contre Daech ne suppose-t-il pas des accommodements avec le régime syrien et son principal soutien, la Russie de Poutine ? De toute façon que pouvons-nous faire ? Ce ne sont pas les Nations unies, paralysées par le veto russe, qui vont imposer un cessez-le-feu. Alors on fait semblant de négocier. Ce qui se déroule sous nos yeux dans ces deux villes est d'une extrême simplicité. Il y a sur Mossoul les bombardements alliés pour affaiblir les défenses de la ville, et préparer le terrain pour sa reconquête proche par les forces irakiennes. Il y a sur l'est d'Alep, les frappes systématiques sur les hôpitaux des aviations syrienne et russe, pour contraindre la population à fuir l'enfer afin de reprendre la possession totale de la ville. Cette « deuxième reconquête » traduit une réévaluation de l'usage de la force au sens le plus classique du terme. A la fin de la première décennie de notre siècle, les Américains instruits par leurs expériences en Irak et en Afghanistan dissertaient sur les limites de leur "hard power" et mettaient en avant les vertus du "soft power". Le pouvoir de contraindre n'était plus ce qu'il avait été, disaient-ils. Celui de convaincre n'était-il pas plus séduisant, moins coûteux en vies humaines et surtout plus efficace ? A travers le sort d'Alep, plus encore que de Mossoul, il se produit comme un renversement de cette proposition. Sous l'impulsion d'une Russie encouragée par les atermoiements des États-Unis, n'est-on pas en train de revenir à la formule de Staline : "Le Vatican, combien de divisions ?" Vladimir Poutine et Bachar Al Assad inscrivent leurs actions dans cette approche "à l'ancienne" de la puissance. Le sort d'Alep est-il comparable à celui de Guernica lors de la guerre civile espagnole ? Doit-on évoquer au contraire, beaucoup plus près de nous, le destin de Grozny pendant la guerre en Tchétchénie ou celui de Hama, détruite par Hafez Al Assad en 1982 ? Au fond, peu importe. La communauté internationale décontenancée, divisée et impuissante devant un usage sans limites de la force militaire, ne parvient même pas à se donner bonne conscience en décernant le prix Nobel de la paix aux Casques blancs qui, à Alep, au péril de leurs vies arrachent des corps encore vivants aux ruines fumantes de la ville martyre. De la même manière ne peut-on dire, qu'en assistant à Jérusalem aux obsèques de Shimon Peres, Barack Obama semblait "compenser" par un geste symbolique tout ce qu'il n'avait pas fait au cours de ses deux mandats pour faire avancer le processus de paix entre Israéliens et Palestiniens ? En politique, il n'est jamais bon d'être trop ambitieux en paroles, surtout si les actes, et donc les résultats, ne suivent pas. Pendant des mois, sinon des années, Américains, Français, Israéliens... ont annoncé la chute imminente du régime Assad. Après la Tunisie, l'Egypte, sans oublier la Libye - un autre cas de figure bien sûr - le régime syrien ne pouvait lui aussi que tomber. Mais la Russie et l'Iran ne l'entendaient pas ainsi. Et dans cette épreuve de volonté politique, force nous est de reconnaître que nous avons perdu. Alors que les bombes russes et syriennes s'abattaient sur Alep, John Kerry ne pouvait que reconnaître son impuissance : une impuissance aggravée bien sûr par le calendrier électoral américain. Poutine a ainsi presque quatre mois pour marquer des avantages significatifs, sinon décisifs sur le terrain. La "défaite" morale et géopolitique des démocraties occidentales en Syrie ne saurait être compensée demain par la "reconquête" de Mossoul. La reprise d'une des deux capitales du prétendu califat, (l'autre est Raqqa en Syrie) est certes symboliquement importante et constitue une défaite bien réelle pour Daech. Mais elle ne résout pas un problème qui se trouve aggravé par la résignation des démocraties occidentales devant la victoire du régime syrien en place. Combien de futurs terroristes sortiront des ruines d'Alep, et répondront à notre indifférence par de la haine ? A terme la victoire d'Assad ne signifie d'ailleurs pas nécessairement celle de Poutine. L'usage disproportionné de la force russe peut faire de la Syrie un nouvel Afghanistan. Et si Hillary Clinton accède à la Maison-Blanche, elle pourra faire preuve de moins de réserve dans l'utilisation de la force militaire que son prédécesseur. Autrement dit, sommes-nous de retour dans la guerre froide ou au bord de la guerre tout court ? Au-delà de ces considérations géopolitiques, comment ne pas être animés par un sentiment de honte. Nous voyons, nous savons tout et nous ne faisons rien. Dominique Moïsi Dominique Moïsi, professeur au King's College de Londres, est conseiller spécial à l'Institut Montaigne.Les précédentes chroniques de Dominique Moïsi :Si Hillary l'emportait...Trump et la fin de la démocratieL'incontournable axe Paris-Londres en matière de défenseImprimerPARTAGER