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08/10/2019

Xi Jinping – l’innovation au service de la Restauration

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Xi Jinping – l’innovation au service de la Restauration
 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Il y a vingt ans – mais cela semble un siècle – un observateur de la Chine avait partagé avec l’auteur de ces lignes son pronostic sur l’avenir du pays : le Parti communiste chinois perdrait son emprise parce que son ADN communiste était en train de se fragmenter, tandis que la société civile s’affirmait de l’intérieur. À l’époque, nous associions le communisme à une société de pénurie avec une très faible productivité du capital. À partir du moment où l'Occident développé ratifiait l’entrée de la Chine à l'OMC, faisait de celle-ci un maillon essentiel de la chaîne de valeur mondiale, il s’ensuivrait que le communisme serait soluble dans l’économie de marché. D’ailleurs, la planification centralisée en Chine n'avait jamais contrôlé ni même concerné l'économie dans son ensemble : les plans ne portaient que sur 150 à 200 produits, une ampleur limitée si on les compare au Gosplan soviétique qui, lui, en couvrait 1500 à 2000. La collectivisation agraire n'a duré que 25 ans en Chine - à peine une génération, pas assez pour créer une société de travailleurs socialistes. L'attrait exercé par les idées occidentales y avait toujours été immense, depuis les Réformateurs du XIXe siècle jusqu'aux modernisateurs du 4 mai 1919 et aux élites parties à l'étranger sous Deng Xiaoping. C’était quasi certain : les Occidentalistes devaient l’emporter sur les chauvinistes.

Nous avions tout faux... C'est en effet en réaction à cette prophétie du déclin du Parti communiste chinois et à la perception d’une dérive vers l'Occident que Xi Jinping a fondé son action. Certes, il a aussi puisé une partie de sa palette d’outils politiques au sein de l’héritage de l'État-Parti. Deng avait refusé la séparation du Parti et de l'État. Zhu Rongji, qui est toujours considéré comme un réformateur libéral vu de l’Occident, avait pourtant redonné le contrôle budgétaire de la Chine à l’État central. Même si les campagnes meurtrières de masse propres à l'époque de Mao avaient disparu, des mouvements répressifs ont eu lieu tout au long de l'ère des réformes.

De cette expérience, Xi Jinping a tiré une leçon : il ne s’agit pas d'abolir ou de changer le Parti communiste, mais de le diriger.

Xi Jinping est allé beaucoup plus loin. Après avoir pris le pouvoir, il a qualifié Gorbatchev d’"ennemi juré". Dans son dernier discours officiel, il utilise 56 fois le mot “lutte”, ainsi que l'expression "grande lutte", une expression issue de la Révolution culturelle et ressuscitée depuis 2012. Son CV officiel ne manque jamais de mentionner son diplôme d’études du marxisme - en réalité, il s’agit d’une thèse qu’on dit assez moyenne sur l’économie agraire.

Xi Jinping, comme Gorbatchev, n'a jamais étudié à l'étranger. L’homme d’Etat russe avait été en charge de l'agriculture avant son ascension fulgurante. Le premier voyage de Xi Jinping aux États-Unis était une mission sur l’agriculture dans l'Iowa. Pourquoi Xi s'est-il révélé être l'anti-Gorbatchev de la Chine ? Des deux, Xi est beaucoup plus proche du terrible héritage de Lénine, Staline et Mao. Élevé à Zhongnanhai - le paradis des hauts dirigeants et de leurs familles dans les années 1950 -, il en fut expulsé à la suite d’une purge, et les autres membres de sa famille ont souffert bien plus encore. À l’époque envoyé sur les hauteurs rurales du Shaanxi, où Mao avait affirmé son pouvoir au sein du PCC dans les années 1930, Xi Jinping a plus tard expliqué que les épreuves trempent les cadres comme l'acier. De cette expérience, il a tiré une leçon : il ne s’agit pas d'abolir ou de changer le Parti communiste, mais de le diriger. Les méthodes qu'il utilise à l'intérieur de l'appareil du parti sont certes héritées, mais ne doivent rien en particulier à Mao - bien que le président chinois aime se référer vaguement à la mystique de son prédécesseur et pratique un culte de la personnalité. Xi Jinping met plutôt ses pas dans ceux de Liu Shaoqi, l'ancien alter ego de Mao que ce dernier avait mis à mort sans pitié. La ligne "liuiste", c’est de diriger le pays comme on dirigerait une armée, de lancer d’impitoyables campagnes de lutte contre la corruption et les fautes de moralité, afin de purifier le Parti. Les lois et règlements sont les instruments de la volonté de celui-ci. Par-dessus tout, il ne faut jamais permettre l’expression de mouvements populaires, ni une agitation spontanée. Mao Zedong se délectait du chaos pour déstabiliser ses adversaires. Xi Jinping, comme Liu Shaoqi, rêve pour sa part de contrôle absolu. Tous ont en commun un goût pour des purges fréquentes, qui, sous Xi, tirent à nouveau leur justification dans la nécessité de lutter contre les péchés moraux. Mais les purges sont le modus operandi du léninisme depuis 1917. Sous la férule de Xi Jinping, un terme comme "individu à deux visages", un classique du vocabulaire soviétique des années 1920 et 1930, a retrouvé une vogue politique.

Avant de "réjuvéner" la Chine comme il le revendique, Xi Jinping est d’abord et avant tout le restaurateur du Parti au XXIe siècle. Cette restauration en entraîne d’autres. Xi Jinping a balayé la propension à critiquer le maoïsme en proclamant que les 30 premières années de la République populaire de Chine (1949-1979) avaient autant de valeur que les trois décennies qui ont suivi. Le portrait de Mao ne sera pas retiré. Mais ses statues ne sont pas pour autant remises en place, sauf dans certaines localités assez folkloriques. Xi impose l’amnésie sur la face sombre de l'histoire du Parti, tout en promouvant le slogan "rappelons-nous d'où nous venons". C'est la restauration du glorieux passé impérial de la Chine et sa place légitime dans le monde qui sont ainsi soulignées, avec un nouveau virage depuis 2017 : d’ici 2049, et c’est l’objectif à atteindre, la Chine devra être à tous points de vue au premier rang.

Ce pari de la Restauration cher à Xi Jinping s'accompagne d'une passion pour l'innovation technologique et l'ingénierie sociale. Xi n'a pas d'idéologie économique manifeste, mais plutôt une approche de la croissance où "tout est permis". Cette approche sied parfaitement à un homme qui a dirigé la province du Zhejiang : un endroit où prospèrent de petits entrepreneurs et de riches paysans tenus en respect par l’État-Parti, et qui a néanmoins atteint un taux de croissance de 15 % lorsque Xi était aux commandes. Le fait est que Xi Jinping ne croit pas aux économistes mais aux techniciens - y compris aux "ingénieurs de l'âme", pour reprendre l’expression de Staline. C'est bien cela, et l'avènement de la révolution numérique, qui a permis sa restauration du contrôle par le Parti et son pouvoir personnel.

Xi Jinping s'accompagne d'une passion pour l'innovation technologique et l'ingénierie sociale. Xi n'a pas d'idéologie économique manifeste, mais plutôt une approche de la croissance où "tout est permis".

Les grands projets scientifiques et technologiques ou encore l’emprunt d'innovations puisées à l’étranger ne sont pas des nouveautés. Tous les prédécesseurs de Xi depuis 1978 les ont encouragés. Mais Xi Jinping s'est emparé de la révolution numérique et de l'intelligence artificielle, et a exacerbé le recours à ces nouveaux outils à des fins de contrôle. L'un des grands problèmes de l'État chinois a longtemps résidé dans son faible quadrillage à la base, du fait d’un manque de ressources financières ou humaines. En son temps, Mao Zedong avait cherché à compenser ce handicap avec les mouvements de masse qui enrôlaient des "activistes" et divisaient la population en catégories adverses. Même cela n'était pas très original : Mao avait appris ces techniques à l'Institut de formation des cadres du mouvement paysan de Canton, où il a enseigné en 1926 - sur la base des manuels du Krestintern, la branche paysanne de la Troisième Internationale de Moscou.

Xi met plutôt l'accent sur le contrôle digital, à la fois en matière de répression mais aussi pour servir des objectifs plus larges. Dans la première catégorie, le Xinjiang et la surveillance de masse, l'internement rééducatif et l'emprisonnement des Ouïghours et des Kazakhs revêtent les contours d’une véritable expérience totalitaire. La surveillance électronique, les algorithmes prédictifs et l'action préventive viennent en soutien du Parti : qui a besoin des Gardes rouges de Mao ou de l'espionnage mutuel quand les technologies digitales font le travail ? D’autre part, les systèmes de “crédit social” ont un impact plus large. Ces outils viennent récompenser le respect des lois et règlements et punir les comportements déviants : la recette s’applique tant aux entreprises qu’aux individus. Il faut garder à l’esprit que dans une société qui a connu la collectivisation et les mouvements de lutte, le niveau de confiance est très faible. Les technologies numériques peuvent remplacer la confiance mutuelle : l’individu peut y gagner une certaine sécurité, tandis que l’État-Parti y trouve bien sûr la garantie de la stabilité.

La digitalisation ne s'est pas arrêtée là. Elle a transformé les secteurs de la distribution et de la communication. Autrefois archaïques et inefficaces, ces secteurs font désormais de la Chine le pays le plus dynamique en matière de e-commerce et de réseaux sociaux : en moyenne, les Chinois ont effectué 50 paiements mobiles en 2018, et la plateforme WeChat compte 1,1 milliard d'utilisateurs. Certes, analyser et interpréter tant de données brutes est difficile. Mais celles-ci rendent possibles que l'économie et la société deviennent transparentes pour quiconque contrôle les outils digitaux. En Chine c’est, sans aucune ambiguïté, l’État-Parti, au sommet duquel siège Xi Jinping.

Une telle force pourrait aussi être sa faiblesse. Le contrôle exercé par le centre est excessif. Xi Jinping s'est lui-même désigné comme le "noyau" du Parti. Il reçoit aujourd’hui le titre honorifique de "grand dirigeant" qui était autrefois le privilège de Mao. Tout cadre, fonctionnaire, entrepreneur, expert ou enseignant peut être visé par la lutte anti-corruption ou sous des accusations de moralité. Les ONG déclinent. Le meilleur moyen d’assurer sa longévité dans la Chine de Xi est de "ne pas être un clou qui dépasse", comme le dit un proverbe chinois, et de vivre et travailler dans l'obscurité, en se fondant dans l'environnement politique.

Xi Jinping arbore un diplôme de marxisme et a recours à un vocabulaire léniniste. Mais il porte aussi un manteau à la Brejnev. Tant que la croissance se poursuit, elle offre une légitimité de fait à son pouvoir. Au fur et à mesure que la croissance s'essouffle, Xi Jinping devra mobiliser toutes les ressources du nationalisme pour justifier un régime qui est à la fois rigide et très intrusif pour l'une des populations les plus individualistes de la planète.

 

Copyright : Greg BAKER / AFP

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