AccueilExpressions par MontaigneLe numérique à l’Assemblée nationale : où en est-on ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.27/11/2018Le numérique à l’Assemblée nationale : où en est-on ?Éléments de réponse avec Gilles Babinet et Paula Forteza Technologies Action publiqueImprimerPARTAGER Gilles Babinet Ancien conseiller sur les questions numériques Paula Forteza Députée à l'Assemblée nationale L’Institut Montaigne a réalisé une évaluation des compétences digitales des députés français élus lors des élections législatives du 18 juin 2017. Les résultats de cette étude montrent que, parmi les députés, 5,37 % sont classés comme experts, 10,23 % comme connaisseurs, 12,65 % comme amateurs et 71,75 % comme non-experts (voir la méthodologie à la fin de cet article). Ils sont commentés dans ce billet par Gilles Babinet, expert de l’Institut Montaigne sur les questions numériques, et Paula Forteza, députée à l’Assemblée nationale.Comment interprétez-vous ces résultats ? Paula Forteza Il faut lire ces résultats à la lumière de l’évolution des effectifs de l’Assemblée nationale depuis 2017 : 577 élus, une moyenne d’âge qui passe de 52 à 48 ans, avec tout de même 39 députés âgés de moins de 30 ans (contre 4 dans la dernière législature). D’emblée, nous sommes donc tentés de penser que le numérique n’a pas de secret pour cette Assemblée rajeunie et renouvelée. Or, 31 députés experts (5,37 %), c’est finalement assez peu !Intuitivement, le réflexe est de penser que les jeunes maîtrisent mieux le numérique. Cependant, si ces jeunes députés connaissent les "codes" du web, sont très présents sur les réseaux sociaux et sont capables de s’approprier rapidement les nouveaux outils numériques, ils ne sont pas pour autant automatiquement spécialistes des enjeux complexes que soulève la société numérique : protection des données personnelles, régulation, fiscalité, inclusion numérique, lutte contre les fake news, modération des contenus haineux, etc. Il faut casser le mythe qui réduit le numérique à Facebook, Twitter, Instagram, SnapChat. Le numérique c’est aussi – et surtout – les infrastructures, l’équipement du territoire en haut débit, la neutralité du net, mais aussi la diversité des usages ou encore un secteur économique à part entière. Ce qui me frappe au quotidien, c’est que le sujet manque énormément de visibilité, alors même que son impact dans nos sociétés ne fait que s’accroître. Il s’agit, à mes yeux, de ce qui devrait être la grande cause de notre génération ! Un exemple : lundi 12 novembre Emmanuel Macron a ouvert l’ "Internet Governance Forum", pour la première fois accueilli par la France. Il a donné un discours fondateur, puisqu’il pose les bases de la relation entre le gouvernement français et les acteurs du numérique pour les années à venir, ainsi que le leadership qu’entend prendre la France au niveau européen et international sur la question de la régulation. Les annonces n’ont pratiquement pas eu d’écho dans l’opinion publique. Peut-être n’avons-nous pas encore trouvé la façon d’exprimer ces enjeux de façon à sortir de notre "bulle" d’experts techniques et interpeller le grand public ? Gilles Babinet Ces résultats sont en amélioration par rapport à l’analyse que j’avais effectuée en 2015 sur le même sujet dans laquelle 13 experts avaient été identifiés, avec une méthodologie toutefois différente. On observe une multiplication par un peu moins de trois du nombre d’experts. Cela s’explique principalement par un fort renouvellement des parlementaires et une arrivée très significative de profils issus de la société civile et notamment de personnalités qui ont un parcours professionnel dans le numérique. Ils n’en restent pas moins insatisfaisants tant l'accélération du monde induite par la révolution numérique nécessite d’avoir une meilleure compréhension de ces enjeux. En effet, presque toutes les politiques publiques ont désormais un lien plus ou moins direct avec le numérique. Or, sans une compréhension fine de la nature du monde qui vient, il est très difficile de dégager une doctrine d’ensemble, propre à soutenir la vision d’un gouvernement et, au-delà, accompagner la dynamique d’une nation.Selon vous, y a-t-il suffisamment de députés experts sur les sujets numériques ? Faut-il espérer que plus de députés aient un bagage numérique ?Gilles Babinet Cela fait maintenant sept ans que je suis en interaction avec les pouvoirs publics pour aider ceux-ci à mieux appréhender ces sujets. Je me souviens combien j’ai été au début frappé par le manque d’expertise évident sur ces enjeux, à tous niveaux du corps politique et de l’administration. Il me semble que c’est là une des explications du retard pris par notre pays. Faut-il rappeler que dans les travaux effectués par l’Union européenne sur la digitalisation des nations (DESI - Digital Economic and Social Index), la France pointe à la 18ème place sur 27 ? Si la situation s’est sensiblement améliorée dans l’exécutif, elle reste préoccupante au niveau de la haute administration. Quant aux chambres parlementaires, on ne peut pas se réjouir, à un moment unique de l’accélération de la révolution digitale, d’un score aussi faible. La professionnalisation de la vie politique est probablement en partie responsable, en empêchant les parlementaires de se confronter concrètement aux thèmes de la transformation digitale.Si la situation s’est sensiblement améliorée dans l’exécutif, elle reste préoccupante au niveau de la haute administration.Pourtant, à l’Assemblée nationale on m’a opposé un refus poli lorsque j’ai fait observer qu’il était indispensable de former les députés. Chacun en tirera les conclusions qu’il souhaite. En réalité, au mieux nos parlementaires, à l’exception d’une minorité, ne peuvent être qu’en posture passive par rapport à des sujets pourtant essentiels. Or, les dynamiques du numérique sont beaucoup plus profondes que l’on ne le pense. Il ne s’agit pas uniquement de réduire cela à des enjeux technologiques, ou de productivité administrative / économique.Il s’agit d’une révolution sociétale qu’à maints égards on pourrait qualifier d’anthropologique. Certes, on ne peut nier l’émergence de risques immenses, aussi bien économiques que sociétaux, mais l’on observe aussi un aplatissement du monde sans équivalent dans l’histoire, Gutenberg inclus.Le drame est que cela pourrait être l’occasion de repenser largement l’organisation sociale et productive, concourir à résoudre des grands enjeux comme les sujets démographiques ou climatiques - des sujets, on le sait, particulièrement bloqués dans notre pays. Plus encore, cela permettrait probablement de ressouder les Français avec la politique, en refondant un projet politique ancré dans la modernité, avec une vaste assise populaire. S’il convient de saluer les efforts de l'exécutif en la matière, il faut aussi souligner combien ceux-ci sont rendus difficiles par une absence de compétences que l’on retrouve à tous niveaux, et en particulier à l’Assemblée nationale. Paula Forteza D’un naturel optimiste, je pense que ces chiffres ne peuvent qu’augmenter d’ici à la fin de la législature car il y a un vrai intérêt de la part de l’ensemble des députés. Au total c’est tout de même 163 députés sensibilisés au sujet, soit 28 % de l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, le rôle des 31 députés experts est de devenir des ambassadeurs du sujet auprès du reste de leurs collègues. Un des enjeux est de faire que les 59 députés connaisseurs deviennent de vrais experts, pour que nous puissions travailler tous ensemble sur les projets et les propositions de lois qui, de plus en plus, concernent le numérique d’une façon ou d’une autre.Pour construire ce réseau, nous pouvons nous appuyer sur les différents groupes d’études qui existent en lien au numérique, les travaux de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) et de la Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP), le groupe de travail "Démocratie numérique" de l’Assemblée nationale, le Laboratoire d’innovation politique du groupe En Marche…Mais cela n’est pas suffisant si nous voulons pouvoir suivre de façon systématique et régulière les textes de lois qui concernent le numérique, coordonner des positions qui soient cohérentes autour d’une vision du numérique "à la française" partagée. Nous nous retrouvons, à nombreuses occasions, à voter des dispositions qui sont contradictoires entre elles d’une commission à l’autre. Il faut un travail législatif de fond transversal sur ce sujet !Un des enjeux est de faire que les 59 députés connaisseurs deviennent de vrais experts, pour que nous puissions travailler tous ensemble sur les projets et les propositions de lois qui, de plus en plus, concernent le numérique d’une façon ou d’une autre. La solution optimale serait, bien-sûr, de mettre en place une véritable Commission permanente sur le numérique, au même titre que les huit commissions existantes (Affaires culturelles et éducation, Affaires économiques, Affaires étrangères, Affaires sociales, Défense nationale et forces armées, Développement durable et aménagement du territoire, Finances, Loi). Le plafonnement à huit commissions est inscrit dans notre Constitution. Nous aurons, en janvier, lors de la reprise de l’examen du projet de loi constitutionnelle, une discussion autour de la pertinence de ce plafonnement et de l’opportunité que nous pourrions saisir de créer de nouvelles commissions permanentes. En attendant, je travaille sur un projet, auprès de ma collègue Dominique David, de lancement d’une Commission du numérique informelle, une espèce de "Shadow Commission", où les intéressés provenant de différentes commissions pourraient nous rejoindre pour un travail régulier, technique et exigeant.La répartition des compétences numériques par parti est-elle surprenante ?Paula Forteza La répartition des compétences numériques par parti est très intéressante et peut-être révélatrice du fonctionnement de notre Assemblée. Les partis historiques, LR et PS, ont des taux finalement assez hauts de spécialisation, cela peut s’expliquer par le fait qu’un certain nombre d’entre eux étaient spécialisés sur le sujet sous l’ancienne législature et ont été réélus lors des élections législatives de 2017. Ils ont ainsi pu accroître leurs compétences. Si, pour les socialistes, le chiffre est particulièrement élevé, la Loi pour une République numérique n’y est sûrement pas étrangère. Il s’agissait d’une loi importante du précédent quinquennat qui a amené l’ensemble des parlementaires à entrer dans le sujet.De la part de la France Insoumise et du Rassemblement National, on pouvait s’attendre à un taux plus élevé. Durant la campagne présidentielle et législative mais aussi aujourd’hui, ils dominent très fortement les réseaux sociaux et sont rompus à l’exercice. Cependant, comme je le détaillais précédemment, utiliser les outils du numérique avec aisance est différent d’en saisir les enjeux. L’inverse est aussi vrai : plusieurs députés maîtrisent très bien le sujet du numérique et disposent d’une formation antérieure solide en la matière, mais n’ont pas pour autant une activité importante sur les réseaux sociaux. Gilles Babinet Je rejoins Madame Forteza sur le fait qu’il est surprenant que les partis d’inspiration populaire (RN, insoumis...) n’aient pas plus d’experts tant le numérique est un outil efficace pour permettre un niveau d’engagement plus élevé avec les citoyens. Au-delà, je ne serais pas surpris qu’il y ait d’importants facteurs démographiques à l’oeuvre dans cette évaluation et que la compétence s’exprime surtout par tranche d’âge. Est-ce que cela se reflète dans l’âge moyen par parti ? Ce n’est pas impossible non plus. Enfin, pour finir sur une note positive, j’observe qu’avec 11 femmes au sein des experts, si la parité n’est pas respectée, nous n’avons pas moins une proportion féminine d’expertes significativement plus élevée (35%) que ce que l’on trouve dans le monde du travail, où elle est de l’ordre de 24% dans les Entreprises de Services Numériques par exemple. Cela signifie que, au moins sur ce point, les parlementaires sont en avance sur les acteurs privés. Liste des experts (par ordre alphabétique) Députés ayant obtenu plus de 110 points - voir barème ci-dessousFlorian BachelierUgo BernalicisBruno BonnellÉric BothorelMoetai BrothersonJean-René CazeneuveAnthony CellierOlivier DassaultChristophe Di PompeoVirginie Duby-MullerPaula FortezaAlbane GaillotThomas GassilloudPhilippe GosselinOlivia GrégoireChristine HennionDanièle HérinSébastien HuygheMarietta KaramanliAmélia LakrafiJean-Luc LagleizeConstance Le GripSylvain MaillardDenis MasségliaJean-Michel MisFranck RiesterPierre-Alain RaphanLaure de la RaudièreHervé SaulignacVincent ThiébautCédric VillaniMéthodologieLa méthodologie repose sur un barème de points attribués à chaque député en fonction de son investissement dans le domaine du numérique. Le nombre d’années passées dans ce secteur ou son environnement proche, la diversité des sujets numériques traités, ou encore le nombre de travaux parlementaires ou non-parlementaires réalisés sur ces enjeux sont pris en compte. Par exemple, un député se verra attribuer 15 points par travail parlementaire réalisé sur le numérique. Le total de points de chaque député permet de les classer dans une de nos 3 catégories ("amateur", "connaisseur", et "expert"), qui correspondent à un niveau de points donné. Par exemple, un député devra cumuler au moins 110 points pour être considéré comme un “expert” du digital.BarèmeCritèresPoints attribuésRapport d'un projet de loi20 points / projet de loiParticipation à un travail parlementaire15 points / étudeDiversité des sujets traités10 points / sujetNombre d'années dans le numérique20 points / annéeExpérience liée au numérique (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques - STIM)10 point / annéeBonus diplôme numérique ou autre (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques - STIM)5 points / diplôme MentionsMentionNombre de pointsExpert> 110 pointsConnaisseur50-109 pointsAmateur20-49 pointsNon expert< 20 points ImprimerPARTAGERcontenus associés 12/11/2018 La fin de l’Etat-nation ? Partie 1, les glissements de souveraineté induits... Gilles Babinet 17/10/2018 Politique d’influence de la France dans le monde : l’urgence numérique Gilles Babinet