AccueilExpressions par MontaigneLe futur des plateformes de travail à la demandeL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.27/02/2020Le futur des plateformes de travail à la demandeTrois questions à Laëtitia Vitaud Emploi Régulation TechnologiesImprimerPARTAGER Laëtitia Vitaud Présidente de Cadre Noir Ltd Le 6 février 2020, la plateforme de livraison de repas à domicile Deliveroo a été condamnée par le Conseil de prud’hommes de Paris pour "travail dissimulé". Une décision qui fait écho aux nombreuses batailles judiciaires engagées contre les plateformes numériques ces derniers mois en matière de protection sociale des travailleurs. Laëtitia Vitaud, auteure du livre Du Labeur à l'ouvrage (Calmann-Lévy, 2019), présidente de Cadre Noir Ltd et enseignante à Sciences Po et Paris Dauphine, revient sur les défis et les perspectives pour ces plateformes.Le conseil des prud’hommes a requalifié début février un travailleur Deliveroo en salarié. Quel est le contexte dans lequel cette décision a été prise ?L'actualité autour du débat portant sur la requalification des contrats des travailleurs de plateforme n’est pas radicalement nouvelle. Ces questions avaient déjà été soulevées en 2019. Par exemple, la Cour d’appel avait jugé, le 10 janvier 2019, que le lien unissant un chauffeur VTC avec la société Uber était celui d’un contrat de travail.Le statut d'indépendant des travailleurs de plateforme comme Deliveroo est très contesté, notamment parce que le prestataire ne peut pas bénéficier d’un régime de protection sociale complet : congés payés, indemnisation en cas d’accident, droit au chômage... Comme mis en lumière dans le rapport de l’Institut Montaigne Travailleurs des plateformes : liberté oui, protection aussi, il est parfois difficile de déterminer si le travailleur est indépendant. Cela dépend notamment du degré d'interventionnisme de la plateforme (incitation à travailler à certains horaires par des systèmes de bonus, obligation de porter un équipement, distribution de matériel de sécurité). Le cas du 6 février, malgré une issue du jugement différente (Uber n’avait pas été condamné l'année dernière), ne représente donc pas une nouveauté par rapport à ce qu’il se passe depuis un an.Mais cette procédure reflète l'évolution rapide du rapport de force entre les plateformes et les travailleurs, dont l’un des points principaux de tension est l'asymétrie de l’information : face à une nouvelle forme de management automatisé par les algorithmes - par exemple, en calculant les prix des courses en fonction de l’horaire et de la demande -, les travailleurs demandent plus de transparence et, surtout, de pouvoir prendre part aux discussions et décisions qui les concernent.Face à une nouvelle forme de management automatisé par les algorithmes, les travailleurs demandent plus de transparence et, surtout, de pouvoir prendre part aux discussions et décisions qui les concernent.On peut observer en France des initiatives pour tenter d’instaurer une forme de dialogue social et répondre à cette demande. Le lancement de la mission Jean-Yves Frouin commandée par Matignon, dont l’objet est de "définir les différents scénarios envisageables pour construire un cadre permettant la représentation des travailleurs des plateformes numériques", s’inscrit dans cette volonté de permettre un dialogue, notamment en matière de conditions de travail, entre des travailleurs indépendants utilisateurs de plateformes et les plateformes. Le néo-syndicat indépendants.co a été lancé avec l’idée qu’il faut une représentation en dehors de l’univers des salariés, qui permettrait de donner une voix aux travailleurs de plateforme.Aux États-Unis, la loi californienne AB5 donne la possibilité aux travailleurs de plateformes d’être requalifiés en salariés, ce qui a entraîné des contestations judiciaires de la part des plateformes. Quel est le contexte américain ?En septembre 2019, le Sénat de Californie a passé une Assembly bill, soit la traduction législative d’une décision de la Cour suprême de l’État de Californie. Appelée "loi Uber", car touchant les 400 000 chauffeurs Uber, Lyft et autres plateformes de transport privé, cette loi renverse la charge de prouver que le travailleur est indépendant - et non salarié - à l’employeur.La loi AB5 définit trois critères pour qualifier un travailleur comme indépendant et non à la charge de l’employeur : le travailleur ne doit pas être contrôlé par l’entreprise, son travail ne doit pas être central au coeur de métier de l’entreprise, et il doit avoir une entreprise constituée comme entité indépendante d’un point de vue administratif.Cela a entraîné des modifications dans la relation entre les travailleurs et les plateformes. Par exemple, Uber expérimente dans certaines villes californiennes des conditions algorithmiques différentes pour permettre aux chauffeurs de fixer leurs prix et d’avoir accès à davantage d’informations avant d’accepter ou de refuser une course. Ces modifications sont faites pour pouvoir éviter de tomber sous le coup d’AB5. Cependant, les critiques questionnent la liberté de fixer les prix puisque, in fine, les chauffeurs avec les prix les plus bas obtiennent les courses.En réalité, la "loi Uber" AB5 concerne beaucoup d’autres secteurs que les VTC. S’appliquant aussi aux entreprises de ménage, de transport routier et métiers créatifs, elle touche 1,5 à 2 millions de travailleurs en Californie. De manière générale, aux États-Unis les enjeux pour les travailleurs d’une telle loi sont différents de ceux énoncés lors des batailles juridiques en France. En effet, il ne s’agit pas tant de sécurité de l’emploi et de cotisations salariales à payer, car les salariés américains ne bénéficient pas des mêmes avantages. Il s’agit avec AB5 de permettre d’étendre le salaire minimum à tous ces nouveaux travailleurs et de pouvoir envisager des formes de négociation collective.Par ailleurs, l’État de Californie est marqué par un contexte particulier, puisqu’il traverse une crise de recrutement très aiguë concernant tous les métiers à faible rémunération : chauffeurs, serveurs ou personnel de ménage. En partie dûe à un coût du logement particulièrement cher en Californie, cette crise est renforcée par les politiques de Donald Trump qui restreignent l’immigration.La question de la requalification est majeure pour les plateformes, puisque des requalifications de masse entraîneraient des coûts considérables et les empêcheraient d’accéder à une main d’oeuvre abondanteQuelles perspectives pour l’avenir des plateformes numériques dans ce contexte ?Nous sommes à un tournant pour les plateformes numériques. Après une première phase de course à la croissance, ces plateformes entrent dans une phase de consolidation. Du fait de la saturation des différentes offres des plateformes, certains acteurs risquent progressivement de disparaître.L’enjeu de l’accès aux travailleurs est essentiel. La diminution des flux de travailleurs accessibles met en péril cet accès. Ceci est vrai aux États-Unis comme en Angleterre où, suite au Brexit, les nouvelles politiques migratoires qui vont être mises en œuvre vont fortement réduire les mouvements de travailleurs vers le Royaume-Uni.En parallèle, la question de la requalification est majeure pour les plateformes, puisque des requalifications de masse entraîneraient des coûts considérables et les empêcheraient d’accéder à une main d’oeuvre abondante. Sur ce point, nous voyons émerger une prise de conscience généralisée des enjeux de protection sociale de ces travailleurs. Cet écho médiatique a cristallisé le rapport de force entre plateformes et travailleurs et met en lumière les batailles légales qui se livrent entre les États et les plateformes, rendant le sujet particulièrement sensible. Les prochains mois vont être déterminants dans l’évolution de ce rapport de force. Copyright : GERARD JULIEN / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 25/09/2019 Qu’est-ce qu’un "indépendant" ? La loi californienne "AB5" et les nombreus... Laëtitia Vitaud