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24/08/2021

La question ukrainienne, trente ans après "l’été meurtrier" de l’URSS

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La question ukrainienne, trente ans après
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Le 19 août 1991 au matin, une dépêche urgente s’affiche sur les téléscripteurs du monde entier : "Urgent - Coup d’État en Union soviétique". Il faut se souvenir à quel point cette information était effrayante : l’avenir de ce qui était à l’époque une superpuissance dotée d’armes nucléaires était en jeu. Les putschistes qui avaient débarqué dans la résidence de vacances de M. Gorbatchev à Foros (Crimée) avaient d’ailleurs exigé que la Cheget, la mallette permettant le déclenchement du feu nucléaire, sceptre présidentiel des temps modernes, leur soit remise. Le coup d’État fut de brève durée - et l’état-major soviétique eut recours à une habile manœuvre consistant à abaisser le niveau d’alerte des forces nucléaires pour rassurer la communauté internationale. Mais l’événement accéléra considérablement le processus de décomposition de l’URSS. 

L’indépendance ukrainienne, clé de l’effondrement soviétique

Cinq jours plus tard, le 24 août, l’Ukraine déclara son indépendance, à la surprise et à la déception des autorités russes. Boris Eltsine envisagea un temps d’imposer un redécoupage des frontières pour absorber a minima la Crimée et le nord du Kazakhstan - mais le président kazakh Noursoultan Nazerbaiev l’en dissuada. Eltsine, qui ne voulait pas que l’URSS subisse le sort de la Yougoslavie, se rangea à ses arguments C’est donc la sagesse incarnée dans le principe de droit international uti possidetis - "ce que vous avez, vous le posséderez" - qui s’appliqua. 

À l’époque, un nouveau traité d’union entre républiques était encore envisagé. Mais Moscou n’était prête à y souscrire que si l’Ukraine en faisait partie. Or le referendum d’indépendance (1er décembre) fut sans appel : avec plus de 90 % de "oui" (et une participation de 82 %), l’Ukraine décida de suivre son propre chemin. Quelques jours plus tard (7 décembre), dans la forêt biélorusse, le président nouvellement élu Léonid Kravtchouk confirma auprès de ses homologues russe et biélorusse son refus d’un tel traité. Les trois leaders scellèrent alors le sort de l’Union soviétique : ils déclarèrent l’extinction du traité fondateur de 1922 - dont ils étaient, avec la Transcaucasie, les signataires originels - et la formation de la "Communauté des États indépendants".

L’Ukraine refusait donc de maintenir l’union avec la Russie et mettait un terme à 350 ans d’histoire sous le même toit. Ce choix fut pourtant accepté par Moscou et le pays pleinement reconnu comme État indépendant dans ses frontières de l’époque. Non seulement de manière tacite en acceptant le statu quo frontalier en 1991, mais surtout en signant ultérieurement plusieurs traités et accords avec elle : le mémorandum de Budapest (1994), qui garantissait son intégrité territoriale ; le traité d’amitié russo-ukrainien (1997), qui confirmait les frontières et proclamait leur inviolabilité ; le traité de partition de la Flotte de la Mer noire (1997), qui garantissait à Moscou l’utilisation de la base navale de Sébastopol ; et les accords de Kharkiv (2010), qui étendaient la jouissance de cette base jusqu’en 2042. 

L’illégalité du coup de force de 2014 

En droit international, la Russie est le successeur légal de l’URSS, ce qui a permis à Moscou de conserver son siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et d’hériter de l’ensemble de l’arsenal nucléaire soviétique. 

Cela n’a pas empêché Vladimir Poutine, dans une citation fondatrice (2005), de considérer que l’éclatement de l’Union était "la plus grande catastrophe géopolitique du 20ème siècle". Veut-il la reconstituer ? Sans doute pas sous sa forme antérieure. Mais tout indique que le Kremlin entend recréer une zone d’influence privilégiée autour de son territoire. Se voulant protecteur de tous les Russes et défenseur du "monde russe" (russkiy mir), il ne plaisante sans doute qu’à moitié lorsqu’il prétend que les frontières de son pays ne sont "nulle part". Or l’Ukraine est la clé de ce projet. Certes, Moscou avait mal encaissé la déclaration du sommet de Bucarest (2008) affirmant que, candidates à l’entrée dans l’OTAN, la Géorgie et l’Ukraine en feraient un jour partie. Mais cela ne pouvait bien sûr aucunement justifier les coups de force de 2008 et 2014 contre ces deux pays.

Tout indique que le Kremlin entend recréer une zone d’influence privilégiée autour de son territoire. [...] l’Ukraine est la clé de ce projet. 

Prétendre par exemple que l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN aurait signifié la perte de Sébastopol - ce que n’hésitent pas à faire d’éminents anciens responsables français - est absurde. Les États-Unis ne disposent-ils pas depuis longtemps d’une base à…Cuba, dont l’Amérique fut l’ennemi juré ? Et peut-on sérieusement imaginer que l’Ukraine viole tous ses engagements et "reprenne" la base de Sébastopol, au risque d’une guerre avec la Russie (et ce sans être protégée par l’Article 5 de l’OTAN, qui ne jouerait sans doute pas dans une telle hypothèse ?).

Davantage que dans la déclaration de 2008, les origines de l’intervention russe en Ukraine sont à trouver dans le raidissement du pouvoir russe à partir de l’élection de 2012 et dans le choix de Kiev - soutenu par la population - de signer à l’époque un accord d’association avec l’Union européenne.

L’annexion de la Crimée, à la suite d’un référendum tenu dans des conditions qui rappellent fortement le plébiscite en faveur de l’annexion du Sudetenland, et l’intervention russe au Donbass ont fait de l’Ukraine un pays en guerre. La Crimée est désormais "russifiée" (sur 49 paroisses relevant du patriarcat de Kiev existant en 2014, il n’en reste que cinq) et, comme les pays baltes après 1940, est sans doute perdue pour longtemps pour Kiev. Le sort du Donbass, lui, reste en jeu. La diplomatie franco-allemande a joué un rôle clé en permettant l’établissement d’une feuille de route pour le règlement du conflit (accords de Minsk-1, 2014, et Minsk-2, 2015) prévoyant un cessez-le-feu, le retrait des forces étrangères et un statut d’autonomie pour le Donbass. Pour l’heure, quelques 75.000 hommes continuent à se faire face sur un front de 450 kilomètres et le conflit a déjà fait près de 15.000 morts. 

La vision révisionniste du Kremlin 

La Russie ira-t-elle plus loin ? Non content de soutenir les séparatistes du Donbass, le Kremlin évoque avec nostalgie la "Nouvelle Russie" (région de la Mer noire). Tout indique que trente ans après l’indépendance de l’Ukraine, Moscou n’a pas digéré la séparation. Exceptionnellement long pour une publication présidentielle, l’important texte "Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens", que M. Poutine a signé de sa plume à l’été 2021, développe sa vision. Argumenté, le propos n’en est pas moins révisionniste à un triple égard. 

D’abord, M. Poutine prétend que la Russie est l’héritière naturelle de la "Rus’ kiévienne". Cette matrice originelle des trois nations slaves orientales (biélorusse, russe, ukrainienne), fondée par les Varègues (Vikings) au 9ème siècle, était une prospère fédération de principautés administrée par Kiev, centre spirituel de la région. Dans ce récit - non dénué de popularité en Occident - après sa chute (invasion mongole du 13ème siècle), la Moscovie en devint la légitime héritière et son destin de "réunifier les terres russes". 

Ce récit, fondé sur le principe médiéval translatio imperii, date des 15-16ème siècles : il avait pour but de légitimer les conquêtes territoriales de la Moscovie. La construction du mythe national russe, destiné à rompre avec le passé tatar, exigeait en effet de s’inscrire dans un passé kiévien, ce qui voulait dire byzantin et romain (d’où la "Troisième Rome") Ivan III fut acclamé à la fin du 15ème siècle comme tsar (césar), appellation qui deviendra officielle sous le règne de son petit-fils Ivan Le Terrible, "souverain de tous les Rus’", et qui deviendra au 18ème siècle "tsar de toutes les Russie" : la grande, la petite (Ukraine) et la blanche (Biélorussie). 

Dans ce récit, la Russie se veut la protectrice des nations slaves orientales. Mais ce fut pour les Ukrainiens une union forcée. Au 15ème siècle, les cosaques, qui avaient fondé un ensemble de communautés dans la partie sud-est du territoire actuel de l’État, se rebellèrent contre la République des Deux Nations. Ils proclamèrent en 1649 le "Hetmanat", un gouvernement indépendant. Cinq ans plus tard, ils s’estimèrent contraints de rechercher le soutien russe face aux appétits polono-lituaniens. Mais le traité de Pereïasliv (1654), décrit par Moscou comme une "union", résulta en un mariage forcé alors que les cosaques ne souhaitaient qu’une alliance pour se défendre contre la République des Deux Nations (Pologne et Lituanie).

Le tsarat de Russie finit par absorber l’essentiel du territoire ukrainien actuel et la République consentit à un traité de "paix éternelle" en 1686. L’imposition de la tutelle religieuse de Moscou (17ème siècle), l’abolition du Hetmanat (18ème siècle) et l’interdiction de l’usage de la langue ukrainienne (19ème siècle) eurent raison de l’existence de l’Ukraine. Lviv, alors en Autriche-Hongrie, devint le réceptacle de la culture ukrainienne. 

La Russie se veut la protectrice des nations slaves orientales. Mais ce fut pour les Ukrainiens une union forcée.

Le deuxième argument de M. Poutine découle du premier : la formation de l’État ukrainien est une conspiration occidentale (austro-hongroise et polonaise) visant à créer une "Rus’ anti-Moscou". Son drapeau serait d’ailleurs "autrichien" (il est en fait galicien). L’existence à l’ouest d’une entité distincte de la Moscovie puis de la Russie est pourtant une quasi-constante depuis le 15ème siècle, et la naissance du nationalisme ukrainien au 19ème siècle est une construction endogène. Elle aboutit à la déclaration d’indépendance de 1917 - une entité mort-née qui ne résistera pas aux forces révolutionnaires russes. 

M. Poutine, qui a toujours pris ses distances avec le léninisme - pour mieux, il est vrai, révérer le stalinisme - reproche aux révolutionnaires russes d’avoir valorisé les "nations" et intégré l’Ukraine dans l’URSS en tant que république pleine et entière. Et encore plus d’avoir agrandi son territoire : celui-ci reflète en effet aujourd’hui les conquêtes impériales sur l’empire ottoman ("Nouvelle Russie", sud de l’Ukraine contemporaine) ainsi que l’unification des terres de culture ukrainienne au détriment de la Pologne (à l’ouest) et de la Russie (à l’est), des terres prétendument "russes". 

Cette histoire tourmentée rend d’ailleurs artificielle une prétendue division entre un Ouest "ukrainien" et un Est "russe", que ce soit du point de vue national ou linguistique. L’Ukraine n’est pas la Belgique. Le recensement de 2001 avait établi qu’environ 30 % des citoyens du pays (Russes mais aussi Ukrainiens) avaient le russe comme langue maternelle. Il existe d’ailleurs une langue vernaculaire, le sourjyk, qui emprunte aux deux. Dans le Donbass, la population est majoritairement russophone mais ukrainienne. 

Le troisième argument de M. Poutine est bien connu - et largement relayé en Europe : la Crimée aurait "toujours été russe". Mais cette thèse, qui vise à souligner l’importance spirituelle (le baptême de Vladimir en 988, symbole de la christianisation de la Rus’) et militaire (base de Sébastopol et accès à la mer Noire) de la péninsule pour Moscou, ne tient pas. La péninsule a été beaucoup plus longtemps turco-mongole que russe, tant du point de vue politique que du point de vue ethnique. Annexée en 1783, la Crimée n’a été russifiée qu’à la fin du 19ème siècle (expulsion de Tatars vers l’empire ottoman), et n’a connu de majorité russe qu’au 20ème (confortée par la déportation massive de la minorité tatare par Staline en 1944). Cela n’en fit pourtant pas une excroissance naturelle de la Russie. Légalement ukrainienne depuis 1954 (quoiqu’en dise le Kremlin), son appartenance à l’État nouvellement indépendant ne fut pas contestée par Moscou - on l’a vu - en 1991. Surtout, 54 % de sa population se déclara pour l’indépendance ukrainienne lors du référendum de 1991. Quant aux Tatars, encouragés au retour en Crimée après l’indépendance, ils font aujourd’hui l’objet de discriminations de la part du pouvoir russe. 

Une séparation inévitable 

On connaît le mot du stratège et ancien conseiller présidentiel Zbigniew Brzezinski selon lequel l’Ukraine est un "pivot géopolitique", sans lequel la Russie cesse d’être un empire pour devenir un État. 

L’Ukraine est un "pivot géopolitique", sans lequel la Russie cesse d’être un empire pour devenir un État. 

Le contrôle du passé commande celui du futur, et le texte de juillet 2021 légitime par avance toute nouvelle action de force contre Kiev. Cela étant, il est peu probable que l’Ukraine retourne dans le giron russe. Si l’on devait faire une analogie avec la Chine, son destin est sans doute d’être Taiwan plutôt que le Tibet.

La séparation entre Moscou et Kiev semble en effet inévitable. 30 % de la population n’a pas connu l’Union soviétique. La politique russe des dix dernières années a renforcé l’identité nationale : elle a été contreproductive pour le Kremlin. Les partis "pro-russes" ne représentent plus qu’un cinquième de l’électorat et l’opinion est majoritairement favorable à l’adhésion aux institutions occidentales. L’interdépendance économique avec la Russie (importations, exportations) a été considérablement réduite. L’émigration de travail se dirige désormais plutôt vers les pays de l’UE. Seules 41 % des personnes interrogées estiment que "les Russes et les Ukrainiens sont un seul peuple qui appartient au même espace historique et spirituel". M. Poutine a beau exalter ces "liens spirituels" (dukhovnye skrepy), l’Église orthodoxe ukrainienne a fait sécession en 2018 (tomos d’autocéphalie accordé en 2019 par le patriarche œcuménique de Constantinople). Zbigniew Brzezinski prédisait en 2014 : "si Poutine prend la Crimée, il perdra l’Ukraine". Il semble qu’il avait raison. 

Pour autant, on voit mal, à brève et moyenne échéances, un consensus se dessiner au sein de l’UE ou de l’OTAN pour l’accession du pays, même si - dans un scénario peu probable aujourd’hui - Kiev devait récupérer par la négociation ou par la force les quelques 7 % de son territoire occupés ou annexés par Moscou. Le statu quo est donc appelé à durer car le Kremlin n’acceptera pas que sa voisine devienne à la fois indépendante, démocratique, et tournée vers l’Ouest - surtout à l’heure où la Biélorussie se réveille. 

Pour l’Union européenne, il importe de continuer à aider l’Ukraine à consolider l’État de droit et à assainir son économie, et à affermir ses liens avec elle (infrastructures, commerce, culture…). C’est une question de valeurs mais aussi et surtout d’intérêts : l’Europe ne peut pas être en sécurité à l’Est si l’Ukraine ne l’est pas. 

Et, pour Moscou, si comme M. Poutine le prétend l’Ukraine est la "mère" de la Russie, peut-être s’agirait-il maintenant de grandir

 

Copyright : Anatoly SAPRONENKOV / AFP

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