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30/09/2019

Jacques Chirac – explorateur du monde multipolaire

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Jacques Chirac – explorateur du monde multipolaire
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

De la politique étrangère de Jacques Chirac, c’est un moment fort entre tous que retiennent les Français, un moment de consensus, de fierté nationale, conforme sans doute à l’image que ce vieux pays se fait de lui-même dans son inconscient collectif : le non à l’intervention américaine en Irak.

Assez curieusement – sauf à considérer que l’attitude, le panache comptent davantage chez nous que l’action et l’efficacité –, on s’attarde peu sur la manière dont la France a géré ensuite ce grand clash avec les Etats-Unis sur l’affaire irakienne. Or, si l’on examine avec un peu de recul cet épisode, celui-ci laisse en fait une impression d’inachevé. D’ailleurs, ce sentiment d’inachevé s’applique peut-être à l’ensemble de la politique étrangère de Chirac – ce grand internationaliste dont il faut relever (nous allons y revenir) que le bilan reste étonnamment pertinent pour la France d’aujourd’hui.

Quels étaient les mobiles de Jacques Chirac en 2002-2003 ? Comme beaucoup l’ont rappelé, le président français avait combattu en Algérie. Il avait acquis au fil des années une certaine connaissance du Proche-Orient. Il avait la conviction que toute intervention militaire occidentale dans la région ne pouvait que provoquer des déséquilibres sans fin. Cette conviction résultait aussi sans doute de cette empathie avec le tiers-monde que cultivait Chirac comme d’autres hommes politiques de sa génération, par réaction à notre passé colonial. À ce premier mobile, s’ajoutait la volonté de résister à l’unilatéralisme américain. Chirac n’était pas anti-américain. Simplement, il redoutait l’hégémonie de l'"hyper puissance" comme disait Hubert Védrine dans les années 1990. Il croyait à la nécessité d’un monde multipolaire obéissant à certaines règles : c’est le "multilatéralisme".

Ce qui surprendra un jour les historiens, c’est la véhémence avec laquelle la France de Chirac s’est opposée à la volonté américaine. Il eut été possible de simplement s’abstenir au Conseil de sécurité des Nations Unies sur une résolution que les Américains souhaitaient faire voter pour légaliser leur intervention. Cela aurait notamment évité une profonde division de l’Europe – et moins exposé les Nations Unies au courroux américain. Au lieu de quoi, nous avons mené campagne avec éclat aux côtés de l’Allemagne (à cette époque au Conseil de sécurité en tant que membre non permanent) et de la Russie ainsi que de la Chine. On peut même dire que nous avons pris la tête de cette campagne. Avançons une hypothèse, en nous replongeant dans l’atmosphère de cette époque : lorsque Chirac a compris que le Chancelier Schröeder ne céderait pas aux pressions de Washington, un vieux rêve gaulliste devenait enfin réalité ; entre l’Amérique et la France, pour la première fois sur un sujet majeur, l’Allemagne se rangeait du côté de la France. Et celle-ci constituait avec la Russie et la Chine le cartel du "veto" à une éventuelle résolution dont les Etats-Unis et le Royaume-Uni décidèrent finalement de se passer.

C’est peu dire que l’attitude adoptée par le président Chirac a fait l’unanimité dans l’opinion française : face à l’hubris de l’administration Bush, le président de la République et son ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, ont incarné aux yeux des Français la nécessaire défense des principes et la voix de la raison.

La France n’est pas parvenue, non plus que ses alliés dans cette affaire, à arrêter l’administration Bush. Elle a cependant tiré un immense prestige de son attitude de résistance dans de nombreux pays. L’accueil qu’Alger accorda à Chirac lors de son voyage de mars 2003 en fut un exemple spectaculaire. La question que l’on peut se poser est la suivante : qu’avons-nous fait sur le moment de ce capital ? L’idée a flotté à Paris, entretenue notamment par Dominique de Villepin, de pérenniser un "axe Paris-Berlin-Moscou-Pékin". Plus sagement, c’est avec ses homologues allemand et britannique que le ministre français des Affaires étrangères s’est rendu à Téhéran dès octobre 2003 pour lancer ce qui allait devenir la négociation sur le programme nucléaire iranien. Une autre option évoquée dans certains bureaux à Paris aurait consisté, pour consolider le supposé "gaullisme" naissant de l’Allemagne, à associer davantage la diplomatie allemande à l’exercice de nos prérogatives de membre permanent du Conseil de sécurité : nous nous sommes prudemment limités à soutenir notre partenaire d’outre-Rhin dans son ambition d’obtenir son propre statut de membre permanent.

Une phrase malheureuse du président Chirac à destination des pays d’Europe centrale et orientale (chauds partisans de l’intervention américaine) – "ils ont perdu une bonne occasion de se taire" – suffit à braquer cette moitié de l’Europe, alors que l’enlisement américain en Irak aurait pu progressivement ramener ces pays à des vues plus circonspectes vis-à-vis du protecteur américain.

La volonté de résister à l’unilatéralisme américain. Chirac n’était pas anti-américain. Simplement, il redoutait l’hégémonie de l'"hyper puissance".

Surtout, les autorités françaises se sont assez rapidement réconciliées avec les Etats-Unis. Condoleezza Rice avait menacé de "punir la France" (tout en "oubliant la Russie" et en "pardonnant à l’Allemagne") ; elle fut courtoisement invitée à venir expliquer à Sciences Po en février 2005 tout le mal qu’elle pensait de la "multipolarité". Dès l’été 2003, la France soutenait des résolutions du Conseil de sécurité destinées à impliquer les Nations Unies dans la gestion de l’Irak de "l’après Saddam" – facilitant ainsi de facto le rôle d’occupants des Etats-Unis.

Pourquoi Jacques Chirac s’est-il en quelque sorte "rangé" aussi vite, retrouvant en peu de temps les rails habituels de la relation transatlantique ? L’Allemagne, qui d’ailleurs ne s’était pas totalement reconnue dans la posture du Chancelier Schröeder, l’avait précédé dans le retour à Washington. Puis, 2005 a été une année terrible pour le président : le résultat négatif du référendum sur la constitution européenne (en mai) diminue beaucoup l’autorité que la France avait conservée en Europe ; auparavant, l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais, Rafiq Hariri (en février) avait conduit Jacques Chirac à rechercher une collaboration étroite avec l’administration Bush pour casser le régime syrien. Ce fut d’ailleurs le grand sujet sur lequel le couple franco-américain se reforma, accédant d’ailleurs à une intimité rarement atteinte auparavant.

C’est aussi à cette période que le décrochage avec l’Allemagne – qui sous l’impulsion de Gerhard Schroeder a entrepris de sérieuses réformes – commence à se faire sentir. Le passage de Dominique de Villepin à Matignon (2005-2007) se traduit par des mouvements sociaux spectaculaires. Dans le regard des autres acteurs internationaux, le prestige acquis dans le tiers-monde dans l’affaire irakienne ne suffit pas à pallier les effets d’un certain déclassement économique et social français.

Au-delà de tous ces facteurs, il est temps de replacer l’affaire irakienne et ses suites dans les constantes de l’action de Jacques Chirac ou au moins dans un ensemble de fils conducteurs qui donnent en fait une cohérence certaine à sa politique étrangère.

Jacques Chirac était un Européen – un "Européen de raison", précise Jean-Marc de la Sablière, qui fut son conseiller diplomatique et dont le livre très éclairant (Dans les coulisses du Monde, Robert Laffont) mérite d’être relu. Il avait soutenu le "oui" à Maastricht (1992) – tournant ainsi la page des positions anti-européennes qu’il avait prises imprudemment en 1978 ( l’ “appel de Cochin” ). Lors du sommet de Nice de décembre 2000, tout en défendant des modalités de vote au Conseil européen conformes aux intérêts de la France, il s’efforce d’adapter le fonctionnement du système européen à l’élargissement de l’UE. Il ne s’est pas opposé à l’élargissement à l’Est – qui, ayant eu lieu en période de cohabitation, a fait l’objet en France d’un consensus de la classe politique. Il tenait, sans illusion certes, à un début d’Europe de la défense. Après l’Irak, il n’était pas question pour lui d’entretenir une division permanente de l’Europe.

Vis-à-vis de l’Allemagne, Jacques Chirac pratiqua la même politique d’entente que ses prédécesseurs, l’affaire irakienne ayant scellé sa proximité avec Gerhard Schroeder. C’est peut-être dans la relation avec l’Amérique que l’on voit le mieux à l’œuvre la vraie stature du président Chirac. Dès son arrivée à l’Elysée (1995), il exige, avec John Major, un changement de nature de l’engagement des alliés en Bosnie – à ce moment-là piégés dans une mission de la paix de l’ONU presque déshonorante. Il n’est pas interdit de penser que c’est ce fut là sa "meilleure heure". Il impose une dernière campagne d’essais nucléaires français – malgré les réticences de l’administration Clinton et de bien d’autres. Il entraîne ensuite les Américains au Kosovo. Lorsqu’on s’étonne de l’étroitesse de sa coopération avec l’administration Bush à partir de 2005 sur les affaires libanaises, on oublie que le président Chirac avait travaillé étroitement avec Clinton sur les Balkans – discutant parfois pied à pied avec son homologue américain des plans de frappes des avions de l’OTAN – et d’ailleurs sur d’autres dossiers comme la Palestine.

Ce sont ses successeurs immédiats – M. Sarkozy et M. Hollande – du fait peut-être de l’évolution de la politique américaine et du tempérament olympien de Barack Obama – qui ont perdu le fil d’une certaine "influence française" sur les décideurs américains, passant bien sûr par un rôle personnel du président de la République. L’affaire irakienne illustre que Chirac était capable de s’opposer aux Américains comme de s’entendre avec eux en fonction de nos intérêts et des circonstances.

Autre fil conducteur, le plus important sans doute : Jacques Chirac a été le premier président de la République de l’après-guerre froide ; c’est en ce sens que son héritage est davantage d’actualité que celui de François Mitterrand. Il se trouve que l’équation personnelle de Chirac, sa boussole intime, le prédisposaient à comprendre un monde où la Chine, l’Inde et certains pays asiatiques allaient reprendre leur poids naturel ; ses intérêts personnels le portaient aussi vers l’Afrique. Il était plus à l’aise que d’autres dans le nouvel univers car il le voyait non à travers un prisme idéologique (le "tiers-mondisme" ou au contraire la défense des valeurs libérales), mais sous l’angle des cultures et de l’histoire. Ses contacts avec Eltsine et surtout Poutine s’inspiraient de cette même considération pour des modèles de civilisation différents du modèle européen ou occidental. 

Ne prétendons pas ici qu’une telle approche est dépourvue de faiblesses. Elle conduisit en tout cas Jacques Chirac à souhaiter une Europe plus forte dans un monde tendant vers la multipolarité ; elle fit de lui aussi un partisan convaincu du multilatéralisme : il voyait dans celui-ci d’abord une sauvegarde des intérêts d’une puissance devenue "moyenne" comme la France ; puis au fil des années, une sauvegarde des intérêts de l’humanité elle-même. Ce n’est pas pour rien que tous les commentateurs citent sa célèbre formule au sommet de Johannesburg sur le climat de 2001 : "Notre maison brûle et nous regardons ailleurs". Il fut dans le même esprit un fervent défenseur de l’aide au développement.

Ce qui reste remarquable, c’est que le cinquième président de la Vème République ait eu une vue aussi juste des affaires du monde.

Bien des initiatives prises par Chirac pour mieux organiser la coopération internationale n’ont pas connu le succès ; on peut dire la même chose de sa politique européenne. Il a d’autre part commis des erreurs de jugement (ne se départant presque jamais par exemple de la confiance innée des Français de sa génération dans les dictatures). Ce qui reste remarquable, c’est que le cinquième président de la Vème République ait eu une vue aussi juste des affaires du monde. Il fut pour la France le grand explorateur du monde multipolaire en gestation. Il se comportait d’ailleurs en professionnel de la politique étrangère, attentif à entretenir des contacts personnels parmi les dirigeants du monde, mais aussi grand consommateur des avis des diplomates et des militaires. Il n’était pas rare qu’un rapport ou un télégramme diplomatique fût annoté de la main du président.

Depuis son départ de l’Elysée, la Chine a repris son rang historique, comme il l’anticipait. La Russie est devenue plus hostile. Les Etats-Unis dérivent vers on ne sait où. Les changements technologiques menacent de tout transformer. Les tensions l’emportent de loin sur la coopération. Sur l’Europe, les défis globaux, le multilatéralisme, le rôle international d’une France handicapée par son retard économique et social, ou encore sur la nécessité de trouver un mode de coopération avec Washington, l’actuel président de la République française ne se débat-il pas avec des dilemmes qui rappellent beaucoup ceux qu’a connus Jacques Chirac ?

 

Copyright : PATRICK KOVARIK / AFP

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