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01/09/2020

Escalade en Méditerranée orientale

Escalade en Méditerranée orientale
 Nicolas Baverez
Auteur
Expert Associé - Défense

Si les tensions entre la Grèce et la Turquie au sujet de leurs eaux territoriales ne sont pas nouvelles, la découverte de grands gisements de gaz naturel ces dernières décennies en Méditerranée orientale a ravivé les ambitions de cette dernière. C’est ainsi qu’Ankara a envoyé, le 10 août, un navire de recherche sismique accompagné d’une flottille militaire dans les mers revendiquées par Athènes. Deux jours plus tard, la France a répondu à l’appel de la Grèce à ses partenaires européens en déployant deux chasseurs Rafale et deux navires de guerre dans le secteur. Interrogé par Mahaut de Fougières, chargée d’études sur les questions internationales, Nicolas Baverez, contributeur de l’Institut Montaigne sur les questions de défense, nous livre son analyse de la situation et de ses conséquences pour la France et pour l’Europe.

Quels sont les enjeux des événements qui se sont déroulés cet été en Méditerranée orientale ? Quel rôle la France tient-elle dans cette crise ?

Depuis la fin de la Guerre froide, la Méditerranée n’était plus un enjeu stratégique ou un théâtre d’opérations majeur. Elle le redevient aujourd’hui avec la montée de la violence et l’intervention de la Russie et de la Turquie en Libye, mais surtout la dégradation rapide de la situation en Méditerranée orientale. Et ce du fait des revendications de Recep Erdogan sur le plateau continental de la Méditerranée orientale et de la mer Égée où ont été découverts des gisements de gaz qui pourraient représenter l’équivalent des réserves de la Norvège.

La Turquie d’Erdogan a mis à profit la paralysie des États-Unis et de l’Union européenne par l’épidémie de Covid-19 pour multiplier les coups de force au mépris du droit international : accord de délimitation du plateau continental avec le gouvernement d’union national de Tripoli en échange de l’intervention militaire d’Ankara ; forages dans les eaux chypriotes et déploiement de navires scientifiques escortés par des bâtiments militaires en mer Egée ; violation à répétition de la souveraineté aérienne et maritime de la Grèce, notamment autour de l’île de Kastellorizo.Cette stratégie de la tension en Méditerranée répond à la volonté de Recep Erdogan de masquer ses difficultés en politique intérieure, soulignées par la perte des grandes villes et notamment d’Istanbul lors des élections municipales de 2019, comme l’affaiblissement de l’économie. La contraction de l’activité dépassera 5 % en 2020 tandis que l’inflation approche 12 % et que le pays connaît une sévère crise de la balance des paiements cumulant l’effondrement de la livre, la disparition des réserves de change, le surendettement public et privé. 

La dérive autoritaire, nationaliste et religieuse débouche naturellement sur l’impérialisme et l’aventurisme extérieur en Méditerranée.

Confronté à l’érosion de son leadership - né avec son élection comme maire d’Istanbul en 1994 - et à la contestation croissante du pouvoir de l’AKP, Erdogan réagit par le durcissement du régime à l’intérieur, marqué par le démantèlement de l’État de droit et des principes sur lesquels Mustapha Kemal avait fondé la modernisation de la Turquie - avec pour symbole, en juillet dernier, la transformation en mosquée de Sainte-Sophie qu’Atatürk avait décidé en 1934 d’ériger en "musée offert à l’humanité".

La dérive autoritaire, nationaliste et religieuse débouche naturellement sur l’impérialisme et l’aventurisme extérieur en Méditerranée, qui s’inspire de l’annexion de la mer de Chine du Sud poursuivie par Pékin. Ils s’inscrivent dans le projet de reconstituer l’empire ottoman et de prendre le leadership du monde arabo-musulman avec l’appui des Frères musulmans.

La France se retrouve en première ligne face à la Turquie, comme le prouve le ciblage de la frégate Courbet par la Marine turque le 10 juin dernier. Le soutien d’Ankara à bon nombre de groupes djihadistes d’inspiration sunnite, de la Syrie à la Libye, constitue un obstacle à la lutte contre le terrorisme islamiste. Les deux pays s’opposent également en Syrie autour des Kurdes qui ont joué un rôle décisif dans la défaite militaire de l’État islamique. Surtout, la France ne peut que soutenir la Grèce face aux violations de sa souveraineté, en raison de la solidarité entre partenaires européens, de la violation ouverte du droit international par la Turquie, de l’enjeu stratégique que représente le gaz de la Méditerranée pour la réduction de la dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine.

Quels sont les objectifs de l'exercice réalisé entre mercredi et vendredi derniers par Chypre, la Grèce, la France et l’Italie dans le cadre de l’Initiative quadripartite de coopération (QUAD) ? Dans quelle mesure l’Europe peut-elle s’emparer des enjeux sécuritaires qui se posent à ses frontières méditerranéennes ?

La Turquie, à l’égal de la Chine et de la Russie, utilise l’épidémie de Covid-19 pour accélérer le déploiement d’une politique de puissance au mépris du droit international et de la liberté de navigation en Méditerranée. Elle teste en même temps l’unité et la volonté des démocraties européennes de défendre leurs valeurs et leur souveraineté. Et elle ira jusqu’à ce qu’elle rencontre des limites. Il est donc très important, sans tomber dans le piège de la surenchère, d’afficher la solidarité des pays européens, notamment des puissances méditerranéennes, avec la Grèce et de marquer, pendant qu’il est encore temps, la capacité à s’opposer aux coups de force de la démocrature turque. C’est tout le but de l’exercice naval organisé entre la Grèce, Chypre, la France et l’Italie dans le cadre de l’initiative QUAD au sud et au sud-ouest de Chypre.

L’escalade des tensions en Méditerranée orientale du fait des ambitions impériales de la Turquie doit accélérer la prise de conscience des Européens sur l’élaboration et le déploiement d’une stratégie de sécurité dont l’un des objectifs prioritaires doit être le contrôle des frontières de l’Union, notamment en Méditerranée. L’Union, ou à défaut les pays méditerranéens, doivent créer un système intégré de surveillance, de contrôle et d’intervention en Méditerranée, qui constitue la frontière la plus sensible et la plus vulnérable du continent, face à des enjeux hétérogènes tels que les projets d’expansion des démocratures russe et turque, les djihadistes et les mouvements migratoires de masse. Simultanément, l’Union doit marquer très clairement l’obligation pour la Turquie de se conformer au droit international et renoncer à ses projets d’expansion en Méditerranée, sauf à s’exposer, ainsi que ses dirigeants, à des sanctions commerciales et financières fortes.  

L’Union doit marquer très clairement l’obligation pour la Turquie de se conformer au droit international et renoncer à ses projets d’expansion en Méditerranée, sauf à s’exposer, ainsi que ses dirigeants, à des sanctions commerciales et financières fortes.  

Cette crise peut-elle se régler au sein de l’OTAN, dont font partie les principaux intéressés, ou constitue-t-elle une nouvelle preuve de l’affaiblissement de l’organisation transatlantique ?

La crise ne peut en aucun cas trouver de solution au sein de l’OTAN, qui se trouve divisée et paralysée par l’expansionnisme turc en Méditerranée. Recep Erdogan a transformé la Turquie en une démocrature islamique, qui a rompu avec les valeurs de la démocratie et les institutions de l’État de droit. La Turquie a multiplié les manquements aux principes et aux règles de l’OTAN en s’équipant de batteries antiaériennes russes S-400, en conduisant une stratégie de purification ethnique au détriment des Kurdes en Syrie du nord, en violant la souveraineté de la Grèce.

Pour autant, elle jouit d’une forme d’impunité au sein de l’OTAN, dont Recep Erdogan exploite toutes les ressources. La Turquie dispose en effet d’une position stratégique clé sur le front sud et est de l’Europe et joue un rôle décisif dans le dispositif américain de surveillance du Proche et du Moyen-Orient. Elle aligne la deuxième armée en effectifs de l’Alliance. Pour ces raisons et compte tenu de la proximité personnelle de Recep Erdogan avec Donald Trump, la Turquie bénéficie de l’appui des États-Unis, qui ont accepté de participer à des manœuvres maritimes en Méditerranée. Enfin, les Européens eux-mêmes sont divisés et seule une minorité s’est montrée solidaire de la Grèce.

L’OTAN se trouve ainsi impuissante devant la crise ouverte par la Turquie et une nouvelle fois affaiblie par l’affichage de ses divisions. Ceci sert directement les ambitions de puissance des démocratures et les projets des djihadistes au détriment de la sécurité des démocraties et de l’Europe. Deux priorités en résultent. La première consiste dans la refondation de l’Alliance atlantique autour d’une communauté de démocraties dans l’hypothèse d’une défaite de Donald Trump lors de l’élection présidentielle américaine ; la seconde porte sur la nécessité pour l’Union européenne, quels que soient les résultats de l’élection américaine, de mettre en place une politique globale de contrôle de la Méditerranée et de se doter d’une stratégie efficace de cantonnement de la démocrature turque.

 

Copyright : Louisa GOULIAMAKI / AFP

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