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18/05/2021

Au Moyen-Orient, la Chine garantit aux dictateurs la longévité

Au Moyen-Orient, la Chine garantit aux dictateurs la longévité
 Bassma Kodmani
Auteur
Senior Fellow

Pendant plus de vingt ans, les diplomates chinois mettaient beaucoup de zèle à expliquer à leurs interlocuteurs étrangers que la Chine n’avait aucune visée politique dans le monde arabe. Elle était engagée dans des projets gigantesques d’infrastructures dans plusieurs grands pays, notamment en Égypte où elle avait construit les bâtiments les plus emblématiques de la capitale égyptienne. On ne trouvait déjà plus sur le marché égyptien que des produits Made in China qui avaient quasiment chassé les produits européens et faisaient la joie de millions de consommateurs au budget modeste. Cette pénétration commerciale massive, que d’aucuns qualifiaient d’invasion pacifique, n’inquiétait pas, mais la Chine tissait en silence sa toile et travaillait à créer les conditions qui allaient faire d’elle un acteur incontournable et un partenaire indispensable des gouvernements de la région. 

Au début des années 2000, l’Arabie saoudite, anticipant la baisse de la demande de pétrole des pays occidentaux, était à la recherche d’une clientèle gourmande en énergie, et stable. Le roi Abdallah avait effectué une visite d’État à Beijing annonçant que l’intérêt à long terme du royaume était de développer un partenariat stratégique avec la Chine. De son côté, la Chine, dépendante du pétrole du Moyen-Orient pour 40 % de ses besoins, était à la recherche d'un fournisseur fiable. C’était le début d’une idylle sino-saoudienne, la Chine devenant le plus grand client de l’Arabie et celle-ci le premier fournisseur en pétrole de la Chine. Depuis lors, les contrats des entreprises chinoises avec l’Arabie saoudite se chiffrent à plusieurs dizaines de milliards de dollars chaque année. 

Cette expansion chinoise au Moyen-Orient se fait sur fond de désengagement des États-Unis. Washington prend pour acquise la dépendance des monarchies du Golfe à son égard, notamment dans le domaine sécuritaire et, depuis son intervention désastreuse en Irak en 2003, l’Amérique regarde le Moyen-Orient comme elle a regardé l’Asie au lendemain de son retrait traumatique du Vietnam. Voilà bien dix ans que les think tanks américains parlent du Moyen-Orient comme d’une région qui n’est plus essentielle pour la sécurité nationale américaine. Des deux raisons qui en faisaient une zone d’intérêt vital, le pétrole et la sécurité d’Israël, il ne restait déjà plus qu’Israël, mais celui-ci a atteint un niveau de puissance tel qu’il est en mesure de se défendre contre la plupart des risques et même de remplir dans bien des cas la précieuse fonction de gendarme de la région pour le compte des États-Unis. Le repli américain est donc bien une tendance de long terme amorcée par l’administration Obama et confirmée depuis. L’Amérique voit le Moyen-Orient comme une source d’ennuis où il n’y a plus que des coups à prendre. Elle opère son pivot to Asia (pivot vers l’Asie) pour y affronter l’expansionnisme chinois. 

Cette expansion chinoise au Moyen-Orient se fait sur fond de désengagement des États-Unis.[...] L’Amérique voit le Moyen-Orient comme une source d’ennuis où il n’y a plus que des coups à prendre.

Fini le profil bas du marchand sans couleur ni saveur. En 2016, Beijing publie un livre blanc présentant ce qu’il appelle désormais sans complexe sa "politique arabe", un cadre ambitieux de coopération s’appuyant sur sa forte implantation économique pour offrir un partenariat incluant le politique, le sécuritaire et le militaire, le tout enrobé d’un intérêt affiché pour le développement des échanges entre les sociétés, ce dernier volet restant un terrain que Beijing pas plus que les pays arabes ne sont particulièrement soucieux de caractériser. Les think tanks chinois décrivent les pays du Moyen-Orient comme des plaques tournantes s’insérant dans la grande initiative Belt and Road (nouvelle route de la soie) présentée comme une stratégie à la cohérence exemplaire.

Ceci pour souligner l’inconstance de la politique américaine, son manque de fiabilité et ses exigences et ingérences humiliantes pour les gouvernements de la région. Ainsi, alors que le Congrès américain dénonce le prince héritier Mohammed ben Salmane pour l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi et cherche à l’ostraciser, Xi Jiping reçoit le prince en grande pompe à Beijing et signe avec lui des accords économiques qu’il accompagne d’un discours sur le respect par les partenaires du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays. Tandis que Washington suspendait la vente à Riyadh de munitions de précision et des chasseurs F-35, l’Arabie et les Émirats sont devenus les premiers clients de la Chine pour ses drones armés et le royaume saoudien s’adresse maintenant à Beijing pour commencer à réaliser son rêve de développer un programme nucléaire. Durant la crise sanitaire qui a frappé durement le royaume saoudien, la Chine a montré une solidarité exemplaire avec Riyad comme avec la plupart des pays arabes, leur fournissant directement ou fabriquant conjointement avec eux les tests et les vaccins.

L’implantation chinoise au Maghreb s’étend également. La Chine est devenue depuis 2013 le premier partenaire de l’Algérie devant la France. Les entreprises chinoises sont solidement établies dans tout le Maghreb. Des grandes infrastructures aux logements sociaux, le partenariat avec l’Algérie, dont les ressources énergétiques constituent le socle, s’étend également désormais au militaire, au sécuritaire et au politique. 

La coopération sino-arabe dans les domaines militaire et sécuritaire s’est développée à une vitesse fulgurante : contre-terrorisme, partage du renseignement - notamment pour sécuriser les voies maritimes de la dite Route de la soie contre la piraterie - et exercices militaires conjoints avec une douzaine de pays. La Chine a besoin tout naturellement d’assurer une présence permanente le long de l’itinéraire maritime correspondant à la Belt and Road. Sa marine de guerre construit, achète ou loue pour de longues durées des installations portuaires en Méditerranée, en mer Rouge et dans le Golfe d’Aden. Les entreprises chinoises y développent massivement leur présence en construisant des zones industrielles à Djibouti et dans d’autres ports de la mer Rouge, à Oman sur les bords de l’océan indien, aux Émirats dans la zone portuaire de Khalifa et en Égypte en construisant une zone économique sur le canal de Suez. 

La Chine partage par ailleurs les avantages de ses innovations, notamment dans le domaine numérique, et organise des formations à l’intention des agents de la répression et des journalistes officiels envoyés par leur gouvernement sur ses systèmes de surveillance et de censure. 

Beijing ne se mêle pas des pratiques de corruption et les entreprises chinoises ne s’encombrent pas des normes internationales de transparence dans leurs négociations avec les gouvernements. Elle fait également miroiter la possibilité d’ouvrir des lignes de crédit aux pays qui seront contraints de recourir à l’endettement dans les années qui viennent. Ce sera bientôt le cas de l’Algérie, qui continue néanmoins de déclarer que les conditions imposées par les institutions financières internationales constituent une violation inacceptable de la souveraineté nationale. Alger sera sans doute tenté de s’endetter auprès d’un "pays ami" comme la Chine, prête à le faire sans conditions, du moins apparentes. 

Beijing ne se mêle pas des pratiques de corruption et les entreprises chinoises ne s’encombrent pas des normes internationales de transparence dans leurs négociations avec les gouvernements. 

De tous les alliés de Washington au Moyen-Orient, Israël est une cible de choix pour la Chine. L’État hébreu a développé au cours de la dernière décennie une relation avec Beijing, source d’inquiétude pour Washington. Les concessions accordées par le gouvernement de Netanyahu dans différents ports du pays, dont celui hautement névralgique de Haifa (escale de la Sixième flotte), offrent une voie fort pratique à la Chine pour se procurer des renseignements sensibles touchant à la sécurité nationale américaine. 

Certains font remarquer que Beijing cible en priorité les plus proches alliés des États-Unis, mais la Chine se lie également à l’Iran. Elle a signé il y a quelques semaines avec Téhéran un accord dit de partenariat stratégique global sur 25 ans, dont le contenu exact n’est pas rendu public, mais qui couvre quasiment tous les domaines, des infrastructures portuaires, au système bancaire, en passant par la santé, les télécoms, les technologies de l’information, pour un montant de 400 milliards de dollars. La Chine profite de l’étranglement économique imposé par les États-Unis, empêchant le régime iranien de vendre son pétrole, pour obtenir une garantie à long terme de fourniture de pétrole iranien à un tarif dérisoire. Là encore, le ministre chinois des affaires étrangères met en avant "le soutien sans faille de la Chine à la souveraineté de l’état iranien et de sa dignité nationale", dénonçant les sanctions américaines et "les mesures juridiques tentaculaires qui visent à punir la Chine et d’autres pays" désireux de commercer avec l’Iran. L’accord prévoit également une coopération militaire renforcée incluant la recherche, le développement de systèmes d’armes et le partage du renseignement. 

On note à Washington comme en Europe que le rythme des négociations sino-iraniennes est étroitement lié à l’évolution des tractations de Téhéran avec l’Amérique. Dès qu’il y a tension ou détente avec Washington, le rapprochement avec la Chine est ralenti ou au contraire accéléré. Ainsi, les négociations de l’accord de 25 ans ont duré cinq ans. Elles avançaient lentement durant la période qui a suivi l’accord sur le programme nucléaire iranien, Téhéran ayant alors obtenu un relâchement des sanctions américaines et européennes. Mais lorsque Donald Trump a décidé de se retirer de l’accord nucléaire en 2017, les perspectives d’une normalisation avec les pays occidentaux se sont évaporées et l’Iran s’est à nouveau tournée vers la Chine, conduisant avec elle et la Russie des manœuvres navales conjointes et accélérant les négociations pour la conclusion du partenariat. L’alternative chinoise sapait de toute évidence la stratégie d’asphyxie des États-Unis à l’égard de l’Iran. Subversion ou simple opportunisme ?

La Chine souhaite tout autant que les Occidentaux un Moyen-Orient stable pour assurer la sécurité de ses approvisionnements énergétiques. Elle a ainsi pleinement coopéré lors des négociations 5+1 pour limiter les ambitions nucléaires de l’Iran. Il y a pourtant quelques raisons de s’inquiéter. En effet, Beijing entretient des liens étroits avec les Gardiens de la Révolution iraniens et, à travers eux, avec les milices chiites actives dans différents pays de la région. 

La Chine a tous les atouts du nouveau venu au Moyen-Orient, vierge de l’héritage des puissances "colonialistes et impérialistes" occidentales. Elle joue même la fraternité avec les pays de la région dont elle partageait jusque récemment le statut de pays subalterne du tiers-monde. Cette image de puissance bénigne lui permet de se déployer avec aise dans tous les domaines sans susciter de soupçons.

La Chine souhaite tout autant que les Occidentaux un Moyen-Orient stable pour assurer la sécurité de ses approvisionnements énergétiques.

Au cours des dix dernières années, Beijing a franchi un nouveau seuil dans ses rapports avec les pays de la région. Traumatisés par les soulèvements populaires de 2011 et inquiets des réactions de leurs alliés occidentaux traditionnels face aux demandes des peuples, les régimes arabes sont enchantés par le discours du Président Xi Jinping lorsque celui-ci met en avant le respect mutuel de la souveraineté nationale et la non-ingérence dans les affaires intérieures des pays comme pierre angulaire de la politique étrangère chinoise. La Chine a échangé son image de puissance communiste qui a longtemps suscité les soupçons des gouvernements arabes, contre celle de représentant du modèle de développement assurant la prospérité dans la stabilité conduite par un état fort.

Elle se présente comme l’allié fiable des régimes autoritaires, loin des protestations "droit de l’hommistes" des ONG et des gouvernements occidentaux. Il est très appréciable pour les gouvernements arabes de traiter avec le gouvernement chinois car il a l’immense avantage d’être stable, de ne pas être appelé à changer tous les quatre ou cinq ans, et de ne pas leur faire la leçon sur les violations des droits humains chez eux pour faire plaisir à leur opinion publique. 

Les gouvernements arabes sont surtout friands des nouvelles technologies de pénétration et de surveillance chinoises conçues de manière centralisée, intéressés par la politique de subventions de l’état aux entreprises de technologie de l’information afin que leurs innovations soient en phase avec les priorités du pouvoir et très attentifs aux lois que le gouvernement chinois met en place pour créer l’environnement juridique adéquat, permettant d’entretenir l’opacité dans la gouvernance à l’opposé de la société dite "ouverte" préconisée par les démocraties occidentales. Tout cela correspond à la surveillance qu’ils souhaitent pouvoir exercer sur leurs citoyens et répond de la façon la plus pertinente au souci de sécurité et de stabilité des régimes. Ainsi, le fonds souverain d’Abou Dhabi investit dans l’entreprise d’intelligence artificielle chinoise célèbre pour ses logiciels de reconnaissance faciale, et plus de dix pays arabes déploient chez eux la technologie de surveillance Huawei. 

Grâce à son modèle d’autoritarisme numérique, la Chine offre à ces régimes rien de moins que la pérennité de leur pouvoir contre leur peuple et ouvre aux autocrates des perspectives illimitées. Ils développent ainsi une dépendance vis-à-vis de Beijing semblable à celle qu’ils avaient envers les États-Unis durant des décennies. 

Dans ces conditions, les sujets qui devraient fâcher ne semblent plus perturber cette amitié en voie de devenir une alliance de long terme. Tandis que le traitement des Ouïghours suscite un tollé mondial et que les pays occidentaux adoptent des sanctions contre la Chine pour son oppression de sa communauté musulmane dans le Xinjiang, la plupart des gouvernements arabes appuient au Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU la politique "antiterroriste" et de dé-radicalisation de la Chine dans le Xinjiang.

La signature des gros contrats par les gouvernements arabes avec la Chine s’accompagne au contraire de déclarations louant le comportement "remarquable" de la Chine dans le domaine des droits de l’Homme, et l’Égypte du Maréchal Sissi, qui espère le financement par la Chine de ses projets mégalomaniaques, notamment de sa nouvelle capitale, est allée jusqu’à autoriser la police chinoise en 2017 à venir interroger des réfugiés ouïghours sur son territoire. Le sort des musulmans suscite l’émotion et les condamnations des gouvernements musulmans lorsqu’il s’agit de la persécution des Rohingyas au Myanmar mais défendre les Ouïghours serait bien trop coûteux comme "ingérence", comme si Beijing avait réussi à acheter le silence de tous les pays situés sur l’itinéraire de l’initiative Belt and Road

Grâce à son modèle d’autoritarisme numérique, la Chine offre à ces régimes rien de moins que la pérennité de leur pouvoir contre leur peuple et ouvre aux autocrates des perspectives illimitées.

Il est peu probable cependant que Beijing ait l’intention de consacrer beaucoup d’efforts aux conflits de la région, sinon peut-être pour endiguer un risque terroriste qui la menacerait (les Ouïghours qui ont rejoint les djihadistes en Syrie par exemple) ou pour empêcher un changement de régime induit par une intervention occidentale sur le modèle de l’Irak ou de la Libye. 

Le ministre des Affaires étrangères Wang Yi a pourtant annoncé en mars une initiative en cinq points pour assurer la sécurité et la stabilité au Moyen-Orient et proposé sa médiation dans le conflit israélo-palestinien pour parvenir à une solution à deux États. Peu de temps auparavant, l’Autorité palestinienne avait dénoncé le rôle biaisé des États-Unis en faveur d’Israël et appelé à élargir le cadre du Quartet international sur le processus de paix mis en sommeil depuis près de dix ans. Prétendre à favoriser une solution à ce conflit est une gageure, mais en se positionnant en faveur d’une solution à deux États, Beijing se crée une image de puissance "juste" aux yeux des opinions et des gouvernements arabes. Sachant pertinemment que seul Washington serait en mesure d’influencer Israël pour favoriser un règlement du conflit, la Chine se plaît à souligner les manquements des États-Unis à leurs responsabilités et se donne un beau rôle à bon prix. 

Les pays occidentaux observent avec méfiance l’expansion de la Chine au Moyen-Orient mais Beijing est en droit de répondre qu’ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. La Chine ne fait qu’occuper du terrain dans une zone que l’Amérique a déclassée en la déclarant secondaire. Elle y développe un modèle de co-développement qui rappelle ce que l’Europe a longtemps préconisé comme politique méditerranéenne, sans jamais l’entreprendre sérieusement. Puissance bienfaitrice aux yeux de tous ses partenaires, la Chine crée un bloc soudé par son rejet du modèle démocratique occidental. Ils coopèrent dans la perspective commune de faire émerger un modèle de développement économique et technologique dans le cadre de l’autoritarisme politique qui finira par bénéficier aux populations et espèrent enlever aux revendications de libertés politiques leur pertinence. Cela peut-il durer ? Les étoiles semblent s’aligner dans ce sens pour le moment. Il reste que le Moyen-Orient est une région où toutes les grandes puissances se sont brûlées les ailes. Que fera Beijing si un régime de la région venait à être sérieusement contesté par sa population ? Cela est peu probable dans le Golfe à court terme mais en Algérie, en Irak, peut-être même en Iran ? S’en mêlera-t-elle en vertu d’accords de coopération militaire ? Mesure-t-elle ce risque et a-t-elle planifié sa réaction devant ce type de scénario ? 

 

 

Copyright : FAYEZ NURELDINE / AFP

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